« Usbek & Rica » est de retour avec une nouvelle formule. Rencontre avec l’équipe d’un trimestriel qui continue d’explorer le futur avec optimisme et s’interroge, dans ce nouveau numéro, sur les technophobes.
« Le magazine qui explore le futur » : un slogan simple, non dénué d’une pointe de légèreté, mais qui exprime toute l’ambition d’Usbek & Rica. Cinq ans après son lancement, et alors que paraît son 15e numéro, le trimestriel continue de se développer en lançant une nouvelle formule. Son fondateur et directeur, Jérôme Ruskin, poursuit donc ses recherches autour des grandes questions d’avenir, toutes plus ou moins liées à la place grandissante des technologies dans nos vies.
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D’abord né sous forme d’un mook inspiré de XXI, Usbek & Rica est vite venu rejoindre les rangs de la presse magazine tout en diversifiant son activité. Aujourd’hui, le trimestriel édite une collection très pop-culture avec 10/18, est partenaire de l’émission Future Mag sur Arte, organise débats et rencontres, gère l’application Futur! et développe de nouveaux projets autour des monnaies virtuelles et des fab labs.
Formé en sociologie à l’EHESS, Jérôme Ruskin propose non seulement une ligne éditoriale consacrée à l’avenir, mais aussi une offre de presse qui se veut expérimentale. Avec Blaise Mao, son rédacteur en chef adjoint, il revient sur la philosophie et l’actualité d’Usbek & Rica.
Pourquoi cette nouvelle formule ?
Jérôme Ruskin – On entend souvent parler de l’accélération de l’innovation. C’est sans doute vrai, ce phénomène. Donc notre approche doit évoluer en même temps que la société. En cinq ans, notre regard s’est aiguisé. On a envie de raconter les choses un peu différemment, même si la ligne éditoriale n’a pas changé. En ce qui concerne concrètement le magazine, il est désormais découpé en trois parties : le futur tel qu’il vient, sur lequel on ne peut plus agir ; ensuite le futur, plus lointain, sur lequel on va débattre ; enfin le futur que nous défendons.
Le futur, par définition indéterminé, peut-il scientifiquement et journalistiquement être un sujet d’étude en soi ?
Un jour, Jean d’Ormesson – qui n’est pas du tout prospectiviste –, nous a dit ceci : “Mais en fait, vous, votre métier, c’est de vous brosser les dents et de faire des hypothèses.” C’est exactement ça ! On est dans le quotidien, on a les pieds bien ancrés dans le monde d’aujourd’hui, mais on essaye de lever le nez et de faire des hypothèses sur le monde qui vient. Je viens du monde universitaire, notre métier c’est de démocratiser les savoirs, de rendre accessibles des choses un peu complexes. Ensuite, on essaye d’injecter un peu de cool et de fun pour que ce soit digeste.
Tu parles de prospective. Vous n’hésitez pas non plus à être dans l’uchronie, voire dans la pure science-fiction.
Un magazine, c’est une affaire de rythme. On est sur un objet de divertissement autant que sur un projet d’intelligence. On fait de la BD, par exemple. En réalité, on a fait assez peu d’uchronie, même si on nous l’attribue souvent. C’est sans doute que ça a plu. Dans ce nouveau numéro, on refait la part belle à la fiction avec une nouvelle. C’est comme l’utilisation de la BD : c’est une façon d’avoir un regard critique sur la société passée et actuelle. Usbek & Rica, à la base, c’est une référence aux personnages des Lettres persanes de Montesquieu, qui arrivent d’Orient et découvrent tout : ils induisent un étonnement sur les choses, un regard neuf.
Tu es sociologue de formation, et Thierry Keller, le rédacteur en chef du magazine, vient du militantisme politique. Le journalisme sans journalistes, c’est aussi ça le futur ?
Je pense que le changement dans un domaine vient souvent de l’extérieur. Cela dit, beaucoup de nos plumes sont journalistes, même s’ils ne sont pas coachés par des journalistes – et encore, Blaise, notre rédacteur en chef adjoint, est bien journaliste de formation. Ne pas être journaliste, ça permet d’avoir un pas de côté, et de faire vivre un journal qui raconte quelque chose, j’espère, d’un peu différent.
Faire le choix de la presse papier pour parler du futur, ce n’est pas un peu anachronique ?
Le truc très marrant, c’est que le premier numéro d’Usbek & Rica est sorti le même jour que le premier iPad ! Ce qui est anachronique, c’est notre façon d’être sur le numérique : on n’est pas du tout au niveau, c’est vrai. On a une application, Futur!, qui est plutôt pas mal, mais on n’a pas de stratégie générale de contenu sur internet. Cela demanderait un argent que je n’ai pas aujourd’hui. Après, qui a dit que dans le futur il n’y aura pas de papier ? C’est complètement débile de penser ça. Je crois qu’il y a une résistance de la matière avec l’objet, et qu’il y aura longtemps des produits de presse. Quand une technologie arrive, elle ne détruit pas la précédente, elle l’oblige à se réinventer : le cinéma n’a pas tué le théâtre, il l’a fait évoluer.
Usbek & Rica se consacre principalement aux grands changements civilisationnels à venir. Dans quel but : préparer les mentalités ? faire de l’éducation ?
C’est marrant que tu utilises le mot « éducation », car mon vrai background, avant même la sociologie, ce sont les colonies de vacances. Quand tu es animateur de colo, tu fais de l’éducation informelle : tu prends le relais des profs pendant les vacances et tu leur transmets des choses. Quand je fais mon magazine, c’est un peu pareil. C’est peut-être un peu prétentieux, mais je pense qu’on joue ce rôle d’éclaireurs. Si on me donnait un JT de 20 h un soir, je peux te dire que les sujets ne seraient pas les mêmes. On n’en a rien à foutre de l’arrivée de François Hollande au Salon de l’agriculture. Ce qui compte, ce sont les sujets qui vont avoir un impact sur demain.
Certains sujets touchent à des questions éthiques et morales très profondes, comme le transhumanisme, le cybersexe ou encore la singularité technologique. Sommes-nous prêts, collectivement, à engager ce genre de débats ?
Transhumanisme, cybersexe, singularité… les gens ne connaissent pas ces mots. Je pense que ce sont des sujets encore très largement élitistes. Les gens s’en foutent de tout ça. Le sujet principal pour les individus, c’est : on est le 17 février, je n’ai plus d’argent sur mon compte, comment je fais ? Notre rôle, c’est de préparer les éléments qui vont permettre un débat serein. Je pense qu’il y a une élite plus ou moins éclairée qui est OK pour s’intéresser à ces sujets. Pour les autres, ce n’est pas encore le cas. Mais ça va venir.
Les questions autour du transhumanisme sont également absentes du débat politique. Comment l’expliquer ?
Des lobbies transhumanistes commencent à approcher les politiques. Les choses vont changer… Il y a un an ou deux, le grand débat sur la bioéthique a été totalement torpillé, du coup il n’a pas pu se faire. Ces sujets restent anecdotiques pour la classe politique, et ils ne sont pas préoccupants pour la majorité des individus. Pour nous, ils sont essentiels. C’est pour ça qu’on est un titre de niche.
Les transhumanistes américains, qui évoluent dans un système de pensée plutôt libertarien, ou du moins minarchiste (pour un Etat minimal), en sont déjà à créer des universités et des entreprises dédiées à la transformation de l’humain. Le transhumanisme français est-il freiné par l’Etat et son système politique ?
Je ne sais pas exactement d’où peut venir la différence. Ceux qui font ça aux Etats-Unis ont un pouvoir colossal car ils ont énormément d’argent à investir dans ces sujets. Je ne pense pas que ce soit une différence de culture politique.
Blaise Mao – Les transhumanistes français essayent de définir une ligne ancrée à gauche. Marc Roux lui-même, qui est le président de l’Association française transhumaniste, appelée Technoprog, se revendique d’un transhumanisme de gauche. C’est quelqu’un qui vient du militantisme syndical, qui a une certaine culture politique. Je pense que les transhumanistes français ne sont pas audibles parce que la ligne dominante est dictée par les Américains. La ligne française, c’est de dire qu’on peut avoir un transhumanisme qui favorise l’égalité. Mais ça reste des débats très techniques, très peu de gens s’y intéressent.
Vous consacrez votre nouvelle Une aux technocritiques. En quoi est-ce un sujet de société ? Doit-on craindre une fracture entre technophiles et technophobes ?
Jérôme Ruskin – Le numérique et plus largement la technologie sont entrés de façon fracassante dans notre quotidien. Mais très peu de gens ont développé une pensée critique là-dessus. Le travail d’enquête de Blaise, ça a été de savoir quels étaient leurs schémas de pensée, leurs revendications. C’est une ligne de fracture qui peut devenir très importante.
Blaise Mao – Cela fait très longtemps qu’on explore cette fracture. Quand on me demande de définir la ligne éditoriale d’Usbek & Rica, je réponds que c’est d’explorer le futur en interrogeant la notion de progrès : les progrès technologiques sont-ils toujours, parfois ou jamais synonymes de progrès humain ? Dans le magazine, on avait déjà pris l’habitude d’interroger le découpage entre technophiles et technophobes. On a voulu comprendre cette galaxie, cet écosystème de technocritiques qui va des mouvements libertaires aux chrétiens anarchistes. On est allé chercher la critique radicale de la technologie. C’est donc un discours peu audible, mais qui est très intéressant d’un point de vue politique et sociétal. Certains considèrent par exemple que la technique nous a dépassés en terme de puissance, et qu’il faut limiter cette volonté de puissance car elle est destructrice. Ces technocritiques vont ainsi être contre l’empowerment des individus et faire de ce discours une branche de la décroissance.
Drones, nanotechnologies, internet des objets, impression 3D… comment se préparer individuellement à ces bouleversements techniques ?
Je lisais un article, l’autre jour, qui explorait le scénario amish : dans l’avenir, l’humanité pourrait se séparer en plusieurs strates, et finir par perdre son unicité d’espèce. Il y aurait par exemple ceux qui ont tous les gadgets mais refusent de pratiquer la procréation médicalement assistée, ceux qui font de l’eugénisme hardcore mais qui refusent de se mettre une puce dans le bras, etc. Cela semble assez crédible. On va être obligé de se positionner individuellement.
Et politiquement ? L’Etat ne devrait-il pas craindre le développement de nouvelles contre-cultures hors de son contrôle ?
En ce qui concerne les technocritiques, je pense que les individus en question ne sont pas dangereux. On n’est pas sur une mise en danger des citoyens. Leur arme, c’est surtout la publication d’ouvrages, au pire l’interruption de débats publics. Faire ça, c’est une manière de fermer la porte avant même qu’elle soit ouverte. Certains considèrent que le simple fait d’organiser un débat sur un sujet est une façon de le légitimer. Ils ne cherchent pas le consensus. Ils ne veulent pas convaincre les masses. Ils ont conscience d’être minoritaires et considèrent avoir raison, seuls contre tous.
Les seuls sujets d’avenir qui semblent avoir une place dans le débat public, c’est le dérèglement climatique et la surpopulation. Pourquoi ?
Jérôme Ruskin – Il y a un rapport particulier à la « catastrophe imminente ». Ces débats sont par ailleurs rentrés dans le débat public depuis plus longtemps. Les premières conférences sur ces sujets se sont déroulés il y a peut-être 30 ou 40 ans. Le transhumanisme, par exemple, c’est un sujet d’étude hyper récent. Il y a encore peu de littérature sur le sujet.
Blaise Mao – Cela dit, je trouve qu’on est déjà dans un retour de bâton sur les questions climatiques. J’ai l’impression que le grand moment de la démocratisation de ces enjeux, c’était en 2009 ou 2010. La conférence Paris Climat 2015 va peut-être relancer le mouvement à la fin de l’année. Il y a un sentiment d’urgence sur ces questions… Une urgence qui finira aussi par toucher les questions autour du transhumanisme. Pour la majorité, c’est difficile de penser à ça quand, dans le même temps, il y a Marine Le Pen et Daech dans le débat public.
Usbek & Rica propose une approche calme et optimiste face à toutes ces questions.
Jérôme Ruskin – Oui, d’ailleurs je crois que tu utilises le bon mot : calme. Notre travail, c’est d’éviter les fantasmes et de rationaliser. On fait les choses avec une certaine gaieté. Mais il faut avoir conscience des effets pervers potentiels des technologies qui entrent dans nos vie. On essaye de calmer les passions.
Blaise Mao – L’édito du tout premier numéro était titré : « Avec enthousiasme et optimisme ». Mais ce n’est pas le journal des bonnes nouvelles pour autant. On veut garder un esprit critique mais en essayant de donner les clés aux gens pour réfléchir efficacement. Le futur, aujourd’hui, est plus compliqué qu’à d’autres époques. On parle souvent de « changement de paradigme », et ça me paraît assez juste. Loin de l’imaginaire collectifs sur les voitures volantes et ce genre de choses, je pense qu’on est en train de basculer dans un autre monde.
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