Célébrée par le “New York Times”, samplée par Beyoncé, la jeune écrivaine nigériane est en passe de devenir une figure majeure de la littérature afro-américaine. Rencontre.
« C’est en arrivant en Amérique que je me suis sentie noire”, commence Chimamanda Ngozi Adichie, qui partage décidément nombre de points communs avec Ifemelu, l’héroïne du très ambitieux et très réussi Americanah, son troisième roman après L’Hibiscus pourpre et L’Autre Moitié du soleil (situé durant la guerre du Biafra).
“On a beau essayer de faire comme si elles n’existaient plus, les questions de race sont toujours présentes, et partout. Le problème aux Etats-Unis, c’est qu’on vous le rappelle toujours mais en déguisant ça de façon correcte. Dans mon livre, quand l’un des personnages parle d’une ‘femme très belle’, on finit par comprendre que c’est sa façon de désigner les Noires, sauf qu’il n’ose pas dire ‘Noires’, ce qui est encore pire.”
Une grande histoire d’amour
Comme Ifemelu, cette écrivaine de 37 ans a quitté le Nigeria pour faire ses études à Philadelphie. Aujourd’hui, elle navigue entre les States et l’Afrique où elle enseigne. Dans Americanah, fresque à la construction impressionnante, tout en va-et-vient temporels et géographiques, Ifemelu finira aussi par se réinstaller à Lagos, après une dizaine d’années passées sur les campus, à tenir un blog hilarant sur le fait d’être noir aux Etats-Unis. Alors qu’elle débarque à Philadelphie, elle a rompu (on n’en dévoilera pas les raisons) avec Obinze, son grand amour de jeunesse.
Adichie alterne les passages sur ces deux personnages, leur arrivée difficile (Obinze échouera à Londres) en Occident, la peur des sans-papiers, l’arnaque de ceux qui prétendent leur trouver un passeport ou leur arranger un mariage, la pauvreté et les boulots sordides, les petits amis blancs d’Ifemelu qui, même gentils et amoureux, ne la comprennent jamais vraiment.
Mais si Americanah brasse nombre de questions, c’est aussi une grande histoire d’amour : “Oui, je voulais écrire une histoire d’amour. Les écrivains contemporains se méfient tellement de ce sujet qu’ils ne s’autorisent pas à en parler autrement qu’en étant sarcastique, avec même une certaine sécheresse. Je voulais parler de l’amour car c’est important dans nos vies, et aussi parce que je pense que l’amour est une question féministe. Dans les histoires d’amour que j’ai lues, les femmes ne sont jamais agissantes. C’est l’homme qui décide toujours tout, et même aujourd’hui, beaucoup de femmes l’acceptent. Je voulais qu’Ifemelu soit une participante à parts égales dans cette relation, pas une de ces filles qui s’écrasent pour trouver un homme.”
Samplée par Beyoncé
Elle a d’ailleurs écrit un discours sur ces questions, Nous sommes tous des féministes (édité depuis, il paraît en même temps qu’Americanah), que Beyoncé a repéré sur le net : celle-ci a alors contacté la jeune femme pour lui demander l’autorisation de le sampler sur l’un de ses titres, Flawless.
“Depuis, on ne me parle plus que de Beyoncé, pas de mes livres, soupire-t-elle quand on mentionne la pop-star. Mais je dois dire que Beyoncé a été courageuse de s’affirmer en tant que féministe. Le féminisme commence avec la façon dont vous croyez en vous. Partout dans le monde, les filles sont élevées dans l’idée d’être aimables, même si pour cela, on doit prétendre être ce qu’on n’est pas. Je ne marche pas là-dedans : je refuse d’être différente pour plaire. Les femmes pensent qu’elles n’ont pas à donner leur opinion, car elles risqueraient de faire peur, alors elles s’excusent. Elles sont encore enjointes, de façon insidieuse, de se taire. Et puis il y a encore, dans la culture, l’idée qu’une femme n’est pas complète si elle ne vit pas avec un homme. On lui inculque qu’elle doit accepter de se compromettre pour être en couple, car ce serait le plus important.”
Quant on lui demande quels sont ses auteurs de référence, elle nous cite une litanie de romancières africaines, et conclut que, bien sûr, elle admire Toni Morrison. Et l’on se dit qu’elle pourrait bien, un jour, occuper la même place, devenir l’écrivain afro-américain majeur du XXIe siècle. Véritable fruit d’une culture mondialisée, Americanah est une œuvre hybride, qui mixe parfaitement littérature contemporaine américaine avec voix africaine. Il se peut que les futurs grands romans américains soient écrits par une Nigériane, et l’on ne s’en plaindra pas.
Americanah (Gallimard), traduction de l’anglais (Nigeria) par Anne Damour, 528 p., 24,50 €
Nous sommes tous des féministes (Folio) traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal et Sylvie Schneiter, 96 p., 2 €