Comment Hollywood a traité les conflits depuis la première guerre du Golfe. Jusqu’à la représentation empathique qu’en fait Eastwood.
En 2008, Serge Kaganski avait écrit dans ces colonnes un long article sur la question de la représentation par Hollywood des guerres d’Irak et d’Afghanistan. A l’époque, Bush était encore à la Maison Blanche, l’armée américaine complètement embourbée sur ses deux terrains d’opération, et la salve tirée par une industrie hollywoodienne majoritairement acquise à la cause pacifiste – une demi-douzaine de longs métrages en un an – laissait indifférentes les masses saturées d’images du conflit, qui préféraient essuyer leurs larmes sur les épaules de super-héros high-tech, l’un au coeur de fer, l’autre à la silhouette de chauve-souris…
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La sortie d’American Sniper, tandis que débute ce que d’aucuns appellent la troisième guerre du Golfe, contre Daesh, justifie que l’on revienne sur le sujet. Le film de Clint Eastwood semble en effet ouvrir un nouveau paradigme, aussi bien dans son esthétique que dans sa réception. Plus de douze ans ont passé depuis le déclenchement des guerres d’Irak et d’Afghanistan, une vingtaine de films (à la louche) les ont abordées pour ne citer que ceux qui l’ont fait directement, et on peut affirmer que désormais elles ne font plus partie des news mais de l’histoire. La voilà, la principale nouveauté d’American Sniper : Eastwood a du recul. Mais du recul sur quoi exactement ?
Ne regardez pas la caméra
Lors de la guerre du Vietnam, contrairement à une idée reçue et à l’exception du navet propagandiste Les Bérets verts (1968), Hollywood avait mis du temps à réagir, et il avait fallu attendre l’émergence d’une nouvelle génération pour enfoncer les clous sur le cercueil de la politique guerrière américaine. Cela donna quelques chefs-d’oeuvre : Voyage au bout de l’enfer (1978), Apocalypse Now (1979), ou Full Metal Jacket (1987). Les deux guerres du Moyen-Orient, excessivement liées et surnommées par leur initiateur George W. Bush « Global War on Terror« , furent au contraire largement commentées au présent. Parfois avec une grande pertinence, parfois moins. Le rapport aux images d’actualité en fut en tout cas profondément modifié.
Lorsque Francis Ford Coppola apparaissait en reporter dans son propre film Apocalypse Now pour hurler à Martin Sheen « Ne regarde pas la caméra ! Fais comme si tu te battais normalement« , il mettait en scène, avec beaucoup d’ironie, un spectacle a priori classique mais dont l’instantanéité était un mensonge, le naturel une construction. Ce spectacle, cependant, avait toujours besoin d’un médiateur : un cinéaste (ou téléaste) présent sur place. Or on sait grâce à Jean Baudrillard (La guerre du Golfe n’a pas eu lieu) que cette façon de se battre et de le montrer changea radicalement en 1991, avec la première guerre sans ennemi, sans bataille, sans mort (du moins le crut-on), et sans autres images que celles fabriquées par le ministère de la Défense américain et envoyées à tous les JT du monde en simultané. Le beau film de Sam Mendes, Jarhead, rendra compte en 2005 de cette situation beckettienne où des soldats désaffectés dans leur caserne exultaient devant la Chevauchée des walkyries d’Apocalypse Now, dissolvant ainsi sa charge antimilitariste. La vraie guerre avait lieu sur l’écran, et c’est celle-là qu’on rêvait de faire. Mais tout cela avait encore lieu à l’époque du cinéma et de la télévision – Mathusalem.
Tu as tout vu à Fallujah
Avec les guerres de Bush Jr. s’est en effet institué un nouvel outil, assorti de son médium propre : YouTube et ses petites caméras numériques. Désormais, le soldat, comme tout un chacun, peut se filmer et publier ses propres images, instantanément, sur internet. La guerre non seulement en direct, mais désormais sans médiation. Aussi, dans Redacted (2007), il n’est plus question pour Brian De Palma de demander à ses marines de « ne pas regarder la caméra« . Au contraire, ils ne font que ça, de la première à la dernière scène ; ils passent même plus de temps à regarder la caméra qu’à se battre. Le théâtre des opérations n’a jamais aussi bien mérité son nom : on y joue, on s’y met en scène, pour les millions d’anonymes devant leur ordinateur, pour la postérité.
Aussi âpre que passionnant, dévoilant une réalité sordide que personne ne voulait vraiment voir (et que personne ne vit d’ailleurs), Redacted demeure la référence absolue, sans doute indépassable, sur cette nouvelle guerre des images. Paul Haggis, de façon beaucoup plus classique avec Dans la vallée d’Elah (2007), rendra lui aussi compte de cette sidération, en racontant l’histoire d’un père découvrant les horreurs pixélisées envoyées d’outre-tombe par son fils. En Irak et en Afghanistan, tout est là, à portée, mais personne ne veut regarder. L’hypervisibilité finit par produire de l’invisibilité.
Pour voir la souffrance, il faut en passer par la métaphore, par le genre : c’est ainsi le cinéma d’horreur qui réfléchira le plus (à défaut du mieux) à ce que signifie pour un soldat de se prendre en selfie, sourire aux lèvres, en train de torturer quelqu’un comme s’il promenait son chien. Hostel, Saw et autres torture porn movies qui se sont multipliés comme des clones (pour reprendre la terminologie de W. J. T. Mitchell, Cloning Terror ou la guerre des images, du 11 Septembre au présent) dans les années 2000 sont ainsi hantés par les clichés crus d’Abou Ghraib ; tout comme dans les années 70 les films de George A. Romero ou Wes Craven étaient hantés par la photo de la petite fille brûlée au napalm au Sud-Vietnam. Les images de guerre sont partout, mais nous refusons de les voir : alors elles nous pénètrent par les pores, elles s’immiscent dans nos rêves. Et finissent par nous contrôler.
La guerre à la maison
Comme le montre admirablement Christophe Beney dans La démocratie est un art martial, la « guerre contre la terreur » a été sournoisement importée à la maison, elle fait désormais partie du quotidien, elle s’est fondue dans le paysage. Il suffit par exemple de voir l’excellent End of Watch de David Ayer, filmé lui aussi selon le principe de found footage, pour saisir ce que veut dire « militarisation de la police », et comprendre les récentes échauffourées dans le Missouri ou ailleurs. Ou se souvenir comment Jack Bauer torturait ses ennemis dans 24 heures chrono, dans un Los Angeles qui ressemblait par moments à Bagdad. Ou observer aujourd’hui comment Carrie Mathison entretient la paranoïa dans Homeland…
On peut aussi citer les nombreux films qui ont mis en scène le difficile retour à la maison des soldats atteints de stress post-traumatiques (Brothers, Stop-Loss, Démineurs, American Sniper), voire leur non-retour (The Messenger, Grace Is Gone, Cher John, Friday Night Lights). Le constat est toujours le même : la guerre n’est plus sur le champ de bataille, elle est partout, absolument partout, de Kandahar à Ferguson, des champs de mines aux terrains de football. C’était déjà le cas après le Vietnam, la différence est que désormais cela affecte tout le monde, plus seulement les militaires.
Une guerre sans bataille et sans ennemi
Guerre diffuse, sans véritable bataille, la guerre au Moyen-Orient n’en a pas moins été émaillée de violents combats. Et si l’on regarde la façon dont ceux-ci ont été filmés par les cinéastes à Hollywood, il en ressort une grande homogénéité. La première évidence, c’est l’imposition du style télévisuel embedded, caméra à l’épaule et montage heurté. Là encore, ce style n’est pas nouveau, mais son absolue domination esthétique frappe. De l’efficace Paul Greengrass (Green Zone) à l’impériale Kathryn Bigelow (Démineurs en 2008, Zero Dark Thirty en 2012), de l’habile Peter Berg (Le Royaume en 2007, Du sang et des larmes en 2013) au roublard Nick Broomfield (Battle for Haditha en 2007), presque tout le monde a, ces dernières années, passé son temps à secouer sa caméra (plus ou moins habilement), accrochée aux basques de soldats hyper individualisés, comme dans un bon vieux first person shooter (Counter Strike exemplairement).
On a beaucoup critiqué cette tendance à la confusion, sans voir qu’elle était en fait parfaitement raccord avec la réalité représentée. Si, devant son écran, on a du mal à comprendre la topographie, qui tire sur qui, etc., c’est que sur le terrain on ne comprenait pas beaucoup mieux. Essentiellement urbaine (ou prenant place sur un terrain encombré, comme les montagnes afghanes de Du sang et des larmes), la « guerre contre la terreur » a rendu particulièrement difficile l’identification de l’ennemi et, partant, son éradication. Le point de vue de l’autre, d’ailleurs, n’a presque jamais été embrassé, si ce n’est par De Palma et, naïvement, par Broomfield – tous deux à la marge d’Hollywood quoi qu’il en soit. Sur la période, seul un film, européen, prendra le point de vue d’un jihadiste (ou supposé tel), traqué dans la neige : le brillant Essential Killing de Jerzy Skolimowski en 2010. Les GI’s partirent chercher des armes de destruction massive (Green Zone en 2010), ils trouvèrent à la place des mines artisanales, des snipers dissimulés, des civils prêts à se faire sauter devant eux, et pire que tout, des « tirs amis ». Contrairement à la Seconde Guerre mondiale, ou même à la guerre du Vietnam, ce conflit fut essentiellement immobile, poussiéreux, poisseux, lâche et honteux – au fond davantage un western-spaghetti qu’un film de guerre.
Le retour du héros
Et c’est aujourd’hui sur ce champ de ruines que débarquent Clint Eastwood et son sniper américain. Que ce soit celui qui jadis incarnait le western-spaghetti et son dévoiement des valeurs qui restaure l’héroïsme, la clarté et le classicisme n’est pas le moindre des paradoxes. Tous ces qualificatifs – héroïsme, clarté, classicisme – n’excluent pas la subtilité, bien au contraire. Mais pour la première fois depuis longtemps, on sait qui tire sur qui, on sait pourquoi (même si les raisons profondes sont plus confuses qu’il n’y paraît), et on sait comment. Le Chris Kyle d’Eastwood peut parfois paraître antipathique à force d’entêtement, mais il n’est mû que par la générosité, quoi qu’il lui en coûte par ailleurs : sa famille, sa lucidité, sa propre vie. Rien à voir avec les personnages de Kathryn Bigelow, sergent James dans Démineurs ou Maya dans Zero Dark Thirty, dont l’obstination confinait à la folie, à la déshumanisation.
Quatorze ans après les attentats du 11 Septembre, il faut croire que l’Amérique a besoin de héros véritables, en chair et en os, et si possible pas nécessairement dotés de superpouvoirs. Qu’elle en profite car bientôt, à n’en pas douter, elle ouvrira les yeux sur la nouvelle guerre que mène depuis six ans son leader, dans une relative tranquillité, à l’aide de drones dirigés depuis des silos bien ventilés du Nouveau-Mexique. Et alors la clarté prétendument retrouvée depuis les cieux finira par apparaître pour ce qu’elle est vraiment. « The horror ! The horror!« , chuchotait le colonel Kurtz dans son ultime souffle en 1979. C’est bien la seule chose qui n’a pas changé.
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