A qui appartient Charlie ? A la nation, à la gauche, à Philippe Val ? Entre vieux dossiers, règlements de comptes, rumeurs et doutes sur l’avenir, histoire de la survie d’une rédaction décimée et traumatisée, miroir des évolutions de la gauche.
Charlie Hebdo devait vivre. “There is no alternative”, aurait pu dire avec malice l’économiste Bernard Maris s’il n’était tombé sous les balles ce terrible 7 janvier 2015. Il était désiré ce fichu numéro du 14 janvier. A commencer par les survivants, malgré la douleur et le deuil, pour tromper la mort et faire la nique aux assassins. Désiré aussi par les politiques, François Hollande et Manuel Valls en tête, et surtout par ce peuple protéiforme du “Je suis Charlie”, ces 4 millions de marcheurs pacifiques. Charlie Hebdo ne s’appartenait plus. Avec la tragédie, le journal satirique était devenu un symbole à projections multiples. “Comment dessiner dans ce Charlie fantasmé qui nous submerge ?”, confiait Luz au lendemain de la tuerie avant de jeter ses dernières forces dans ce prophète endeuillé qui fera le tour du monde. Huit millions d’exemplaires de ce numéro malheureux et bravache se sont arrachés. Mais la bataille la plus difficile commence peut-être maintenant. Car il faudra aussi faire le numéro d’après, et tous les autres.
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Des voix discordantes refont surface
Finie l’urgence dont on fait un moteur. Place aux doutes, aux questions et à une longue convalescence faite d’embûches et de chausse-trapes. “Il y avait tous les éléments pour que le journal explose, il est encore là”, constate Patrick Pelloux. Même Barack Obama et Madonna se seraient intéressés à ce symbole de la liberté. Fin de non-recevoir de la rédaction. Richard Malka, l’avocat historique du journal, a mis dans la boucle son amie Anne Hommel (ex-Euro RSCG), experte en com de crise, pour s’occuper du tourbillon des jours d’après et de la direction du journal. Le dessinateur Riss, touché à l’épaule, a remplacé Charb au poste de directeur de la publication. Il coupe court aux atermoiements d’une partie de la rédaction, quitte à heurter : le prochain numéro sortira le 25 février.
>> Lire aussi notre interview de Riss : « Nous ne sommes que des dessinateurs » <<
Alors que les survivants s’organisent pour faire reparaître le journal en dépit de la mort de huit membres de leur équipe, des voix discordantes refont surface. L’un des fondateurs de Charlie première mouture, dans les années 1970, et chroniqueur de L’Obs Delfeil de Ton ouvre le bal. Dans un papier paru la semaine du 14 janvier, il accuse Charb d’avoir entraîné la rédaction à la mort en étant allé trop loin dans la critique de l’islamisme. “C’était dur de publier ce papier alors que Charb n’était pas encore enterré, critique Richard Malka. Par ailleurs, je n’ai ressenti aucun désaccord de la rédaction sur le traitement de la religion, car c’est l’ADN du journal.” Parallèlement, un article d’Olivier Cyran, collaborateur de Charlie Hebdo de 1992 à 2001, publié dans Article 11 en décembre 2013, où il accusait la rédaction de “névrose islamophobe”, réapparaît sur internet et cartonne. Haines recuites d’anciens du journal partis dans des circonstances douloureuses ? Ou critiques répandues dans une gauche radicale dont le journal s’est peu à peu éloigné ? Article 11 traite aujourd’hui de “charognards” ceux qui estiment que son texte serait une “validation a priori de l’attaque”.
« La gauche nous a abandonnés, comme elle a abandonné la laïcité”
Avant même la publication des caricatures du journal danois Jyllands-Posten en 2006 et la fameuse une de Cabu “C’est dur d’être aimé par des cons”, le traitement de l’islam dans Charlie Hebdo faisait débat. En 2004, Fiammetta Venner et Caroline Fourest, embauchées par Philippe Val, reprochent aux altermondialistes réunis au Forum social de Londres d’être les “idiots utiles de l’islamisme” en raison de la présence à deux débats de Tariq Ramadan. “La tendance Venner-Fourest tend à amalgamer islamisme politique et islam”, estime Philippe Corcuff, arrivé à la rédaction en 2001. Il avait publié un compte rendu positif du même événement. En 2006, Charlie publie les caricatures de Mahomet du journal danois après le limogeage du patron de France-Soir qui avait fait de même. “A partir de là, ils ont atteint un point de non-retour, estime un ancien collaborateur. C’est pourquoi, quand Val est parti, ils ont continué : ils étaient lancés, et ils se sont retrouvés sous cloche.”
En 2011, en réaction à la victoire du parti Ennahda en Tunisie, Charlie Hebdo prévoit la sortie d’un numéro spécial “Charia Hebdo”, avec Mahomet en rédacteur en chef. Un cocktail Molotov met le feu à leurs locaux. “On a senti qu’une partie de la gauche nous reprochait de l’avoir bien cherché en dessinant le prophète, se souvient Patrick Pelloux. Elle nous a abandonnés, comme elle a abandonné la laïcité.” Les attentats des 7 et 9 janvier ont tout changé : Hollande et Valls ont fait de la réaffirmation de la laïcité le rempart contre les dérives de l’islam radical. Le critique ciné de Charlie Jean-Baptiste Thoret constate :
“En quinze jours, il y a eu une évolution remarquable du discours moyen de la gauche socialiste, une sorte d’alignement tous azimuts sur une position vaguement finkielkrautienne, des retournements de veste ahurissants, comme si cette gauche-là rendait enfin les armes face à un réel qu’elle aurait sciemment ignoré, voire falsifié pendant trente ans, pour des raisons idéologiques et électoralistes.”
“Ce sera toujours Charlie mais plus le même journal sans eux”
“Il était temps de réaffirmer ces valeurs, réagit le rédacteur en chef de Charlie Gérard Biard. Il est dommage qu’il ait fallu en arriver là…” Malgré le traumatisme, le collectif né du 7 janvier n’accuse aucune défection. “Mais des gens sont très fragiles, certains ne voudront peut-être plus venir, on est dans du provisoire”, rapporte le journaliste d’investigation Laurent Léger, présent le jour de l’attaque. Il faudra recruter, former des jeunes dessinateurs, comme Cabu l’avait fait pour Luz, Charb, Tignous. Comment remplacer Bernard Maris, le chroniqueur éco-gauchiste à la légitimité reconnue ? “Ce sera toujours Charlie mais plus le même journal sans eux”, admet Laurent Léger. “Embaucher ? Cela n’a de sens que si on sait où on va, oppose Jean-Baptiste Thoret. Pendant plusieurs mois, ce sera une formule transitoire, des gens donneront des coups de main, avant d’aboutir à une nouvelle formule à la rentrée.” Aujourd’hui, Charlie est un journal qui fait peur. Certaines aides demandent l’anonymat. Cela dissuadera-t-il de talentueux dessinateurs de rejoindre l’équipe ? Les soutiens d’aujourd’hui répondront-ils toujours présents ? Le journal danois dont Charlie avait publié les caricatures par solidarité n’a pas publié la une du 14 janvier.
L’absence et la mort des figures tutélaires de Charlie obsèdent les survivants. Mais c’est une autre figure tutélaire qui obnubile le monde parisiano-médiatique : en tête des rumeurs tenaces alimentées par l’avenir incertain du journal, le potentiel retour de Philippe Val, son directeur de la rédaction de 1992 à 2009, qui vient de quitter la tête de France Inter. Le dessinateur Siné – ex-Charlie viré par Val en 2008 – concluait d’ailleurs son édito du 14 janvier dans Siné Mensuel par un post-scriptum rouge sang au ton de prédicateur : “A tous ceux qui restent, là-bas, gaffe à Philippe Val qui doit rôder dans vos parages.” L’intervention de Val sur France Inter le 8 janvier n’est pas passée inaperçue.
A chaque échéance, Val fait bifurquer inopinément la rédaction
“L’histoire de Charlie s’apparente à un palimpseste, confie Jean-Baptiste Thoret. Elle a été écrite par des gens qui y sont entrés et en sont sortis avec plus ou moins de pertes et fracas, et elle est intimement liée à celle de la gauche française ces trente dernières années.” Au départ, Charlie est déjà le fruit d’une scission : en 1992, Philippe Val décide de quitter La Grosse Bertha, journal satirique créé en opposition à la guerre du Golfe, en raison de désaccords avec le directeur de la publication Jean-Cyrille Godefroy. Il emmène avec lui Cabu, Gébé, Siné, Willem et de jeunes dessinateurs et journalistes attirés par l’aura de ces rock-stars du dessin de presse : Tignous, Faujour, Bernar, Lefred Thouron, Berth et Charb. Ensemble, ils relancent Charlie Hebdo, qui avait cessé de paraître en 1981. Tout se passe bien pendant les premières années : Philippe Val a l’onction des anciens et son passé de chansonnier anar pour viatique. La diversité du journal lui permet de fédérer toute la gauche, des anarchistes aux écolos.
Mais rapidement la figure du taulier commence à interpeller. Une série d’événements en témoignent : lors de la guerre du Kosovo, Philippe Val soutient l’intervention militaire de l’Otan ; lors de la seconde Intifada, il se garde de proclamer une quelconque solidarité avec la Palestine ; lors de l’affaire Clearstream, il attaque l’enquête du journaliste Denis Robert (l’avocat de Charlie Hebdo, Richard Malka, est à l’époque aussi celui de Clearstream) ; et lors du référendum de 2005 sur le traité constitutionnel européen, il plaide pour le oui… A chacune de ces échéances, Val fait bifurquer inopinément la rédaction. Pour Charb, biberonné à l’album pacifiste A bas toutes les armées ! de Cabu, la pilule atlantiste du Kosovo est difficile à avaler. Il n’est pas le seul : “Quand on va au bistrot avec des dessinateurs après les conférences de rédaction – où Val parlait 99 % du temps –, la plupart en disent beaucoup de mal, se souvient Philippe Corcuff. Son opposant principal était Charb, d’ailleurs Val était tenté de lui enlever des chroniques comme ‘Charb n’aime pas les gens.”
Si Val fait entrer la culture dans Charlie et continue à faire coexister des visions différentes au sein du journal, c’est surtout le style Val, ses circonvolutions et ses amitiés dans les hautes sphères du pouvoir qui agacent. “Il y avait une différence entre ceux qui travaillaient à leur table à dessin et ceux qui montaient sur un tabouret”, raconte Luz. L’opposition est telle que Charb déclare dans une vidéo volée datant de 2007 : “Val est tellement atypique dans Charlie Hebdo que c’est lui le directeur mais c’est lui qui ressemble le moins au journal quasiment.”
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« Siné lui était rentré dans la gueule »
Les départs liés à des conflits personnels ou politiques avec le chef s’enchaînent – Mona Chollet en 2000, Olivier Cyran en 2001, Michel Boujut en 2003, Philippe Corcuff en 2004, presque tous apparentés à la gauche radicale. Son contenu rédactionnel s’homogénéise : “A ce moment-là, Val commence à construire une vision du monde qui ressemble un peu au néoconservatisme américain de Samuel Huntington”, estime Philippe Corcuff. Ses partisans soutiennent eux sa ligne républicaine-laïque-badinterienneuniversaliste et post-SOS Racisme.
Les contradictions internes culminent lorsqu’en 2008 Philippe Val contraint Siné à quitter le journal suite à un texte jugé antisémite sur Jean Sarkozy – visé par une plainte de la Licra, Siné sera relaxé en 2009. “L’affaire Siné a commencé, non pas à cause de cette fameuse chronique, nuance Catherine Sinet, rédactrice en chef de Siné Mensuel, mais parce que Val avait publié sa chronique sur Denis Robert où il tirait sur une ambulance. Siné lui était rentré dans la gueule.” Willem et Tignous s’opposent à son éviction, en vain. Charb, qui appelait Siné “tonton” et avec lequel, aux dires de ses proches, il avait un rapport filial, fait profil bas. Pourquoi ? Sans doute l’intérêt supérieur du journal – “l’ISJ” –, un concept valien beaucoup entendu par les membres de la rédaction jusqu’en 2009, a-t-il primé. “Pour lui, Charlie Hebdo, c’était tout, c’était le collectif, la boîte avant tout”, estime simplement Patrick Pelloux. “Avec l’histoire Siné et la fuite de Val dans les petits pieds de Sarkozy – des choses indépendantes de nous –, on s’est fait haïr par une frange plus importante de la gauche”, raconte Luz. “Philippe Val a cristallisé quelque chose qui a provoqué la haine absolue d’une ‘certaine’ gauche. Quand il a été nommé à Inter par Nicolas Sarkozy, ce fut le comble, pour eux”, confirme un membre de la rédaction.
« Seul Voltaire est susceptible de reprendre le journal »
Invoquer la rumeur d’un retour de Val provoque des réactions fermes au sein de la rédaction de Charlie. “Fantasmes, oppose Gérard Biard. Je vais vous donner un scoop : si une seule personne est susceptible de reprendre le journal, c’est Voltaire.” Jean-Baptiste Thoret confirme : “Je connais bien Philippe Val, je ne crois pas à l’hypothèse à l’heure qu’il est de son retour en embuscade à 6, 8, 10 mois. Après ce laps de temps, on ne sait jamais…” L’intéressé lui-même dément dans Le Point du 5 février, tout en laissant le pied dans la porte : “S’ils [la rédaction] en exprimaient le besoin, nous pourrions discuter d’un point ou l’autre.” “Qu’il soit prêt si on faisait appel à lui, c’est probable, mais il peut toujours attendre ! Cette rumeur qui nous pollue agite surtout les anti-Val”, estime Laurent Léger.
Quels sont les rapports de Riss avec Philippe Val ? Dur à dire. On raconte qu’une fois, Riss, dans un coup de colère, a attrapé l’intéressé par le col et failli le passer par la fenêtre. En 2011, Val lui cèdera une partie de ses parts, l’autre ira à Charb.
« On va pas faire des unes sur les francs-maçons ou l’immobilier à Paris »
Charlie Hebdo fait face à de nouveaux enjeux. L’hebdo est passé de 10 000 à 220 000 abonnements. Faudra-t-il s’adoucir pour les garder ? “On ne force personne à s’abonner, minimise Laurent Léger. On est évidemment très très heureux mais on va pas faire des unes sur les francs-maçons ou l’immobilier à Paris. On va continuer à faire le journal qu’on aime.” Avant le 7 janvier, Charlie vendait 30 000 exemplaires. Le tirage du 25 février n’est pas encore déterminé. “Il ne faudrait pas redescendre à 30 000 mais avoisiner les 80 000 à 100 000 exemplaires vendus”, estime un collaborateur. “La réflexion sur l’attentat s’impose à nous, ajoute Pelloux. L’équipe s’est soudée autour d’un objet de mort et non par le succès du journal. On a eu les millions parce que les potes sont morts, pas parce qu’on faisait de beaux dessins.”
“Cet argent peut être un cadeau empoisonné”, admet Riss. Avant les attentats, Charlie Hebdo était au bord de la faillite. “C’est à la fois incroyable et complètement cauchemardesque ces millions, lâche Pelloux. On n’avait plus un sou, il y a eu un plan de redressement, il a fallu licencier, certains n’étaient plus payés.” En cumulant abonnements, ventes du numéro du 14 janvier, dons et aides publiques, Charlie Hebdo devrait recueillir jusqu’à 30 millions d’euros. “Les dons, les subventions, les fruits de ces ventes doivent être bloqués pour assurer la pérennité du journal. Cette réflexion est collective. Cela veut dire pas de dividendes”, rapporte Laurent Léger.
Transparence
Aujourd’hui, le capital de l’entreprise appartient à 20 % à Eric Portheault, le directeur financier, à 40 % à Riss et à 40 % aux ayants droit de Charb, ses parents. “On vivra avec l’argent des ventes du journal et des abonnement, de manière classique. Tout le monde y tient. Riss et Portheault l’ont admis”, continue Léger. Jean-Baptiste Thoret : “Nous devons aller vers une transparence totale, respecter aussi les individualités, tant d’un point de vue financier qu’éditorial. Riss et le cogérant Eric Portheault iront dans ce sens. J’en suis convaincu.”
Transparence. Si ce mot revient si souvent, ce n’est pas un hasard. Retour en 2006. Le numéro “C’est dur d’être aimé par des cons” se vend à 500 000 exemplaires. Cette année-là, les Editions Rotative enregistrent un résultat bénéficiaire de 968 501 euros. Fin juillet 2008, la rédaction de l’hebdo apprend dans Le Monde que 85 % de ces bénéfices ont été redistribués en dividendes entre les différents actionnaires (300 000 pour Val et Cabu, 110 000 pour Maris et 55 000 pour Eric Portheault). “La rédaction a failli imploser”, se souvient Patrick Pelloux. “Val part avec des dividendes faramineux sans verser un centime à des gens sous-payés dans un journal moribond après s’être enrichi en tapant sur Messier et le business : j’ai trouvé complètement indigne cette schizophrénie”, tacle un collaborateur.
Une raison supplémentaire pour se méfier de la possibilité d’un retour de Philippe Val dans le giron de Charlie Hebdo. Mais il existe des irréductibles sceptiques : “Avec Siné on dit juste ‘gaffe, on les a vus à l’oeuvre, ils sont forts’, mais peut-être qu’on est complètement paranos”, glisse Catherine Sinet.
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