Quelle langue parle Marine Le Pen ? Avec quels thèmes et quelles images parvient-elle à séduire un électorat de plus en plus important ? Dans son livre, Marine Le Pen prise aux mots, la professeure de littérature à Stanford Cécile Alduy passe au crible les mots employés par la présidente du Front national. Il apparaît que sous le nouveau « ripolinage » sémantique et rhétorique du FN, le discours n’a pas tellement évolué.
Quelles sont les principales différences entre le discours de Marine Le Pen et celui tenu par son père ?
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Les différences sont essentiellement de forme, et non de fond, mais la forme, en politique, fait beaucoup. Du point de vue du contenu, le logiciel politique est le même, mais Marine Le Pen ajoute des thématiques peu développées par son père (l’État protecteur, l’économie) et surtout fait profil bas sur les sujets polémiques ou rédhibitoires tels que le mariage pour tous et tout ce qui peut prêter le flanc à des accusations de racisme. La différence de contenu la plus notable porte sur l’antisémitisme, que Marine Le Pen à la différence de son père condamne officiellement très fermement… tout en absolvant constamment les jeux de mots douteux de son père, et en refusant de juger Dieudonné.
Mais si elle dit la même chose que son père sur le fond, la forme a changé et cette nouvelle stratégie de communication est efficace : femme de son temps, Marine Le Pen a modernisé, sécularisé et rationalisé le lexique du Front National, adoptant un langage quasi-technocratique et managérial sur les questions monétaires et d’immigration par exemple. Surtout, elle a entrepris une vaste entreprise de récupération lexicale de concepts qui appartenaient au camp républicain ou égalitariste, voire à la gauche (« justice sociale », les « patrons » et la « finance » honnis, la laïcité). Elle adopte ainsi le vocabulaire et les espoirs des déçus de la gauche et des démocrates, sans pour autant changer le programme du Front National.
Quels sont les mots et les thèmes qui reviennent le plus souvent dans les discours de Marine Le Pen ?
Le Marine Le Pen parle d’abord et surtout, comme son père et tous les hommes politiques, de la « France » (1er substantif), des « Français » (2e), du « pays » (3e) et du « peuple » (4e). Mais son discours marque un double virage, économique et dans une moindre mesure républicain, du moins du point de vue des mots employés. Le tropisme économique et même étatique est remarquable : sur les deux cents expressions nominales les plus utilisées par Marine Le Pen, 40% ressortissent du domaine économique, contre 23% pour son père, qui préfère parler de la vie politique au sens large (26.5% contre 17% chez Marine) ou de l’immigration (14.5% contre 7.5%).
Du côté de l’affichage républicain, Marine Le Pen surinvestit les mots « liberté » (19eme substantif), « droit », et parle trois fois plus de la « République » que son père, mais s’intéresse assez peu à l’égalité et encore moins à la fraternité. La progression du mot « laïcité » est elle exponentielle : entre 1990 et 2005, Jean-Marie Le Pen parle de la laïcité une dizaine de fois ; entre 2011 et 2013, sa fille en parle plus de trente fois, soit dans un quart de ses interventions. Autre fait notable, elle parle beaucoup moins du Front National que son père (c’était chez lui le 5eme substantif le plus fréquent), car dans sa stratégie d’union nationale, elle essaie de se situer dans une démarche trans-partisane qui l’élève au-dessus de son propre camp pour convaincre de nouveaux électorats de la rejoindre.
Comment expliquez-vous la surreprésentation du vocabulaire économique dans ses discours ?
Le Front National a toujours eu un déficit de crédibilité sur son programme économique, peu développé et peu cohérent jusqu’à présent, avec des mesures ultra-libérales anti-étatiques (abolition de l’impôt sur le revenu et de l’ISF) et une proposition de sortie de l’euro qui va à contre-courant de l’opinion publique. À l’heure où le chômage et le marasme économique dominent les préoccupations des Français, Marine Le Pen a fait un gros travail pour convaincre que ses solutions économiques sont crédibles, avançant des chiffres, citant des experts. Elle s’engage volontiers dans des discussions assez techniques avec des expressions comme « quota d’importation », « agence de notation », « contrat de stabilisation », comme pour montrer ses compétences gestionnaires.
Mais attention, il faut bien voir que même là les ressemblances avec Jean-Marie Le Pen l’emportent sur les différences : la pierre de touche du programme économique du Front National reste la « préférence nationale », rebaptisée « priorité nationale » par Marine Le Pen pour cadrer avec le profil volontariste et managérial qu’elle veut endosser comme future gouvernante. L’équilibre budgétaire et le financement de ses mesures reposent entièrement sur l’éviction des immigrés et des étrangers de la sphère économique.
http://youtu.be/vzC7XvFF7So
En quoi Marine Le Pen pratique t-elle un double discours?
Jean-Marie Le Pen est l’homme d’un langage simple, direct, brutal même dans ses assertions : il dit ce qu’il pense sans s’embarrasser des tabous ni ménager son auditoire. Marine Le Pen, elle, est passée maître dans l’art du double discours à plus d’un titre. Elle manie tout d’abord le double langage en adaptant ses argumentaires selon les auditoires. Sur l’immigration par exemple, elle parlera dans les grands médias nationaux de « politique dissuasive » et mettra en avant une rationalité comptable. C’est aux militants des meetings qu’elle réserve la logique xénophobe héritée de son père, avec l’allusion au « grand remplacement » de Renaud Camus et l’insistance sur le risque de « submersion démographique » et de conflits multi-ethniques. Certes, tout homme politique doit savoir d’adapter à son public, mais le grand écart est ici impressionnant et met à mal l’idée d’une réelle ‘dédiabolisation ». Les fondamentaux du Front National sont toujours au cœur de sa vision du monde, mais Marine Le Pen sait les passer sous silence ou rester dans le flou quand ils risquent d’effaroucher les spectateurs.
Ce dédoublement du discours en deux argumentaires parallèles, l’un explicite, économique et rationnel, l’autre, réservé à la base, s’accompagne d’un doublage de mots apparemment neutres par un arrière-plan idéologique tacite. Ainsi des mots en apparence innocents comme « les morts », « la terre », « la famille », « les ancêtres », voire la rhétorique anticapitaliste, qui sont en fait des allusions au corpus idéologique de l’extrême droite maurassienne, voire reproduisent des clichés antisémites contre la « finance apatride ». C’est aussi, et c’est une nouveauté propre à Marine Le Pen, le doublage des mots de la République qu’elle accapare d’un sens second, contestable, qui infléchit subrepticement leur signification originelle vers une interprétation politique biaisée. Exemplaire est l’instrumentalisation du concept de « laïcité » pour en faire une arme exclusivement contre l’islam et l’immigration, tout en revendiquant l’identité chrétienne de la France.
Lors de son discours après le choc du 21 avril 2002, Jean-Marie Le Pen avait invité les Français à « rentrer dans l’espérance » en reprenant la célèbre incantation de Jean-Paul II. Est-ce que le discours frontiste emprunte toujours au religieux ?
Il est indéniable que Marine Le Pen a sécularisé le discours frontiste—ne serait-ce que pour être crédible lorsqu’elle se présente en championne de la laïcité—, mais elle continue de faire appel à une imagerie religieuse et un imaginaire de la rédemption et de la chute. Certes elle n’invoque plus Dieu dans ses discours, mais elle emploie le même vocabulaire mystique (« espérance » est même proportionnellement deux fois plus fréquent chez elle que son père avec un taux de 0.9‰ contre 0.4‰ chez lui). Elle a sciemment construit son personnage médiatique sur le modèle de Jeanne d’Arc, sainte et soldate, fille du peuple et salvatrice des rois et de l’État : dans ses discours du 1er mai, on est dans l’amour mystique de la patrie. Elle se campe comme un personnage christique qui se sacrifie pour sauver de son peuple. Elle parle de « mission » et convoque l’imaginaire des croisades, soit contre les étrangers, soit contre les « idolâtres » du « culte de l’euro ».
Dans votre livre, vous écrivez que « Marine Le Pen parle à l’imaginaire autant qu’à la raison ». Pourquoi le discours du FN a-t-il autant besoin de se nourrir de mythes ?
Le Front National n’est pas le seul à recourir aux mythes: qu’on pense à la « main invisible » des partisans du libéralisme économique ou au mythe du « peuple » issu de la Révolution française puis de gauche. Mais la mythologie est au fondement de la vision de l’histoire et de la France du Front National : c’est l’armature même de son système explicatif. Le Front National est ainsi le seul parti qui exploite toutes les ressources narratives, psychologiques et mobilisatrices du mythe, alors que les autres partis ont largement abandonné l’élaboration d’une vision idéologique de l’histoire pour se pencher sur la gestion économique du présent. Le Front National propose en effet de faire revivre l’épopée d’une « France éternelle » idéale et idéelle dans une vision cyclique de l’histoire où alterneraient âge d’or, décadence et renaissance. On n’est pas dans le recensement des complexités frustrantes du réel, mais dans l’invocation d’un imaginaire commun et dans la construction d’un récit qui fait sens.
Cette nostalgie d’une identité française imaginée comme pure, « naturelle » et triomphante infuse toutes les positions économique, sociales, et philosophiques du Front National. C’est la grande force des mythes politiques: ils ne sont pas moins puissants de n’être pas vrais, bien au contraire. À l’heure où le monde semble complexe et inintelligible, le mythe offre un schéma explicatif clair et intègre les individus dans une communauté de croyance. Car on ne débat pas sur les mythes: on y croit ou on n’y croit pas. Alors que nos sociétés souffrent d’un déficit de sens et de lien social, le Front National offre aux électeurs un roman national et un imaginaire qui donnent du sens à l’engagement politique et créent un destin collectif mobilisateur.
En 2013, Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la Nouvelle droite et ancien député européen FN, a réédité un Dictionnaire de la novlangue pour dénoncer « la langue médiatique ». Pour l’extrême droite, le combat politique passe t-il prioritairement par le langage ?
Les leaders du Front National ont très tôt fait leurs les théories du penseur communiste italien Gramsci, selon lesquelles les victoires idéologiques précèdent les victoires politiques. Pour eux, la bataille des mots et des idées doit d’abord être gagnée pour pouvoir l’emporter ensuite dans les urnes. Bruno Mégret et Jean-Yves Le Gallou, transfuges du RPR passés au Front National, lancent une offensive sémantique dans les années 90 pour substituer au vocabulaire marxiste qui domine selon eux le débat politique de l’époque un idiome réformé : on ne dira plus « les masses » mais « les peuples », pas « les classes » mais « les catégories socioprofessionnelles », pas « les patrons » mais « les employeurs », pas « l’universalisme » mais le « mondialisme », pas « l’égalitarisme » mais le « nivellement ».
Marine Le Pen s’inscrit dans cette tradition d’attention pointue aux connotations des mots mais elle arrive au moment où le Front National a déjà engrangé un certain nombre de victoires sémantiques et idéologiques. Au soir du premier tour des présidentielles 2007, Jean-Marie Le Pen affirmait avec raison : « Ce soir, nous avons gagné la bataille des idées. La nation et le patriotisme, l’immigration et l’insécurité ont été mis au cœur de cette campagne par mes adversaires qui, hier encore, écartaient ces notions avec une moue dégoûtée ». Après avoir réussi à déplacer le curseur du débat publique vers la droite, le Front National de Marine Le Pen fait une embardée à gauche en s’emparant d’un vocabulaire républicain, laïc, et de justice sociale dont elle fait le fer de lance de sa lutte contre l’immigration et l’Europe. Le but ? Récupérer de nouvelles marges de progression électorale en « parlant » la langue des électeurs ciblés.
Propos recueillis par David Doucet
Cécile Alduy, Stéphanie Wahnich, Marine Le Pen prise aux mots, Seuil, février 2015
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