A l’occasion de la sortie de son seizième album, From Darkness, rencontre avec le jazzman le plus acclamé de notre époque.
A 44 ans, Avishai Cohen peut se réjouir d’appartenir à l’infime élite qui trône sur le jazz international et en détermine les mouvances contemporaines. L’exploit est de taille, car rares sont les élus dans ce milieu musical que d’aucuns pensent hermétique, miné par un intellectualisme passéiste et une virtuosité absconse, alors que s’y expérimentent sans cesse de nouvelles directions et de nouveaux échanges. Avant de devenir le chef de file d’une jeune génération de jazzmen israéliens pleine de fougue et d’inventivité, Avishai Cohen a su développer un langage clair, très sensible et dynamique, ouvert au classique comme aux asymétries rythmiques d’Orient, au blues américain comme aux transes d’Afrique. Sa musique, excitante, complexe, mais accessible aux néophytes, il l’a constamment réinventée d’albums en albums et toujours restituée sur scène avec beaucoup de passion et de générosité.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« Je ne joue que la musique que j’entends et que j’aime »
S’il maîtrise l’art de la syncope inattendue, le contrebassiste a adopté pour ses enregistrements une régularité quasi métronomique : depuis Adama, sorti en 1998, il a rarement laissé passer plus d’une année entre deux albums. Après Almah, sorti à l’automne 2013 dans une pochette à dominante blanche, paraît aujourd’hui From Darkness, seizième opus drapé d’obscurité. Le contraste est tel qu’il serait tentant de penser les deux disques comme des opposés, mais le musicien, qui goûte ce matin-là l’atmosphère douillette d’une veille de Hanouka, balaie immédiatement cette idée : « Il n’existe aucune corrélation entre les deux albums. C’est le titre, From Darkness, qui a commandé cette pochette ».
De fait, les ténèbres en question sont davantage le reflet du tohu-bohu d’où la création émerge que celui d’une âme angoissée: sans se départir de son lyrisme très pur, Cohen se plaît à enchevêtrer dans ce nouveau disque ses cellules mélodico-rythmiques dans un canevas serré dont l’aperçu général demeure limpide. Après s’être enroulé dans les textures soyeuses d’un orchestre de chambre, il a souhaité revenir à la force brute du trio, qui depuis ses débuts, constitue le poumon de sa musique. « J’essaye toujours d’expérimenter de nouvelles voies, nous confie-t-il. Mais le trio reste mon groupe de travail. De tous mes albums, seul Gently Disturbed avait été enregistré dans cette configuration. Il était temps d’en faire un autre, en particulier avec ce trio-là, qui a un son à lui ».
« Je souhaitais que cet album soit très rythmique »
Entouré de Nitai Hershkovits, jeune pianiste de 27 ans, avec lequel il dit avoir « très vite trouvé un langage commun, comme par magie » et Daniel Dor, batteur éblouissant dans les polyrythmies, le groove devient le moteur déterminant, essentiel. Ainsi s’explique la vitalité du disque, étonnante même de la part d’un rythmicien aussi confirmé que Cohen: « Je souhaitais que cet album soit très rythmique confirme-t-il, que sa musique, très dynamique, paraisse en mouvement ».
Cette prédominance du rythme ramène également Cohen à l’Afrique, continent auquel il s’est toujours senti attaché:
« Lost Tribe, renvoie au groove des premiers temps. Ce morceau m’a fait penser à un style de musique africaine, d’où l’idée d’une tribu oubliée. La musique afro-latine est une de mes préférées, j’en ai beaucoup joué à New-York et j’en ai étudié l’essence pour qu’elle devienne une part de ma génétique musicale ».
Dans la mosaïque d’influences qui fait l’arrière-fond de From Darkness, on verra même surgir à la fin la moins attendue, celle de Charlie Chaplin, à qui Cohen rend hommage en interprétant Smile, titre composé par l’acteur-réalisateur pour Les Temps Modernes. « Ordinairement, je ne joue que mes propres compositions. Mais cette reprise, j’ai pu la développer, la tourner en 5/4 et l’amener dans mon monde. Je n’écrirai jamais un titre comme Smile, c’est donc un privilège pour moi de le voir figurer sur un de mes disques. Et puis, je trouvais intéressante l’idée d’achever un album intitulé From Darkness par ce morceau, Smile ».
« Je n’ai pas d’agenda, c’est la composition qui détermine où je dois aller »
Tout au long de l’entretien, le contrebassiste nous donnera ainsi l’impression d’avoir voulu maîtriser pleinement le sens de son album, et plus généralement de sa musique, sans pour autant renoncer à la spontanéité ni rien sacrifier à sa propre authenticité. A l’image du jazz, musique savante et populaire, pensée et improvisée, intellectuelle et irrémédiablement sensuelle, il semble ne vouloir jamais défaire cette fascinante alliance entre raison et instinct. « Je ne joue que la musique que j’entends et que j’aime, glisse-t-il avant de nous quitter. Je n’ai pas d’agenda, c’est la composition qui détermine où je dois aller. J’essaye d’expérimenter de nouvelles formes et il se trouve que ma musique plaît aux gens, mais je ne calcule jamais ma façon de jouer en fonction de ce but. Ma personnalité est complexe et ma musique le reflète. Si l’art l’emporte, c’est que je suis toujours moi-même ».
Avishai Cohen se produira en concert le 1er avril, à l’Olympia.
{"type":"Banniere-Basse"}