Après Mohamed Merah, les meurtres de l’Hyper Cacher et la profanation du cimetière en Alsace, de plus en plus de juifs français sont tentés de quitter l’Hexagone pour rejoindre Israël. Explications sur un phénomène qui a aussi son revers.
« C’était une idée, rien d’urgent.” Marie, 60 ans, envisageait de partir en Israël pour sa retraite. Il y a un mois, elle décide pourtant avec son mari de faire ses valises du jour au lendemain. Ils traversent la Méditerranée pour rejoindre Netanya, sur la côte israélienne. Sans parler hébreu, sans logement et sans savoir s’ils réussiront à relancer leur commerce en Israël. “Je pleure depuis trois jours, du matin au soir. Pour le moment, on campe à droite à gauche. C’est dur, mais on y arrivera.” Quelques semaines auparavant, les époux avaient découvert des tags antisémites sur les murs de leur synagogue, un choc que la tragédie de l’Hyper Cacher a transformé en déclic.
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« En France, je commençais à sombrer dans la paranoïa »
Malgré les difficultés de l’arrivée, les nouveaux expatriés sont persuadés d’avoir fait le bon choix. “En France, je commençais à sombrer dans la paranoïa. Je demandais à mon mari de troquer sa kippa pour une casquette. Un climat antisémite est en train de se mettre en place. Je le ressens, c’est palpable.” En dépit des violences israélo-palestiniennes, Marie assure avoir trouvé un refuge :
“Quitte à prendre des risques, autant être dans un pays où il y a des structures de défense. Il y a une armée organisée pour nous protéger. Le territoire est sécurisé. En Israël, la vie est plus forte que tout. On se sent costauds, tous ensemble. Mais vous n’imaginez pas à quel point je suis triste de voir ce que la France devient.«
Les Français juifs partant en Israël se comptent désormais par milliers. Selon les chiffres de l’Agence juive, ils sont passés de 1 900 en 2012 à plus de 7 200 en 2014. Un record historique qui place la France en tête des pays d’émigration vers Israël, devant la Russie et les États-Unis. Si Marie est partie précipitamment, la plupart des Français qui font leur alyah – “l’ascension” en hébreu – bénéficient d’un programme préparatoire (réunions d’information, entretiens préalables…) et d’une aide renforcée des institutions franco-israéliennes, via le Sal Klita, le “panier d’intégration” (un soutien financier pendant un an), auquel s’ajoutent des cours d’hébreu gratuits, un défraiement du billet d’avion, une réduction des impôts…
10 000 départs prévus en 2015
Sur le site de l’Agence juive, il est demandé “aux futurs olims (les immigrants) de faire preuve de patience et de ne pas oublier que l’émigration en Israël demande un certain temps”. Depuis les attentats parisiens, l’ONG croule sous les demandes, et organise deux à trois réunions d’information par jour, rassemblant chacune plus de quatre-vingts personnes. Pour l’année 2015, elle table sur 10 000 départs. Si le climat d’inquiétude peut être décisif, Daniel Benhaïm, le directeur de l’Agence, décèle plutôt un faisceau d’éléments déclencheurs : “Une crise identitaire qui entraîne un questionnement sur le devenir de la France et de l’Europe. Une crise économique qui pousse les jeunes à aller voir ailleurs. Et enfin une crise sécuritaire, liée à la recrudescence des actes et des crimes antisémites. »
851 actes antisémites en 2014
Outre l’affaire Ilan Halimi en 2006, les crimes de Mohamed Merah en 2012 et le drame de l’Hyper Cacher, 851 actes antisémites, dont 241 avec violences physiques, ont été recensés en France en 2014 selon le dernier rapport du SPCJ (Service de protection de la communauté juive), publié il y a quelques jours. Soulignant que “l’antisémitisme est devenu toujours plus violent et hyper-violent”, le rapport révèle que le nombre d’actes antisémites a doublé, en une seule année. “En France », dit Anne, 29 ans, comédienne, « on ressent aujourd’hui que les gens n’apprécient pas les juifs et ont peur des Arabes. C’est difficile de vivre dans un pays où tu as l’impression qu’on ne t’aime pas. Ça fait des années qu’on vit des trucs atroces. Je n’arrive plus à me sentir Française. Autour de moi, tout le monde fuit, j’ai l’impression d’être abandonnée. Il faut que je parte.”
Jean-Marc Dreyfus, historien spécialiste de la Shoah, enseignant à l’université de Manchester, souligne la banalisation de l’alyah :
“Pendant longtemps, ceux qui partaient étaient majoritairement des orthodoxes ou des sionistes religieux, et c’était davantage le fait d’une petite classe sociale moyenne. Ce n’est plus le cas. Aujourd’hui, la discussion sur le départ est partout. Le propre du judaïsme français, c’est qu’il faut négocier son identité tout le temps. Il semblerait que certains Français juifs n’aient plus envie de négocier. Il y a quelque chose de nouveau, lié au choc des attentats. Mais aussi au marasme français, à une crise identitaire et républicaine continue. »
« Pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur »
Miléna, 24 ans, chanteuse yiddish et doctorante en anthropologie, est partie à Jérusalem il y a trois mois. Elle avait deux motivations, communes à de nombreux juifs : la réalisation de soi et la quête de son identité. Mais une angoisse montante a participé à sa décision : “L’été dernier, pendant les manifs de soutien à Gaza, on a entendu ‘mort aux juifs, retourne dans ton pays’. Et après l’assaut de la synagogue de la rue de la Roquette, aucun intellectuel n’a réagi, il n’y a eu que du silence. Les récits de mon grand-père sur l’Holocauste me sont revenus. Pour la première fois de ma vie, j’ai eu peur, mon sang s’est glacé. Où sont les voix de ceux qui descendaient dans la rue il y a encore dix ou quinze ans pour nous soutenir ?”
« Sauve qui peut »
Yves*, la cinquantaine, comprend l’afflux des départs. “Sauve qui peut”, dit-il entre de longs silences et de lourdes larmes. Il assure n’avoir “plus aucune certitude sur son avenir” et reconnaît “se sentir plus en sécurité en Israël”, mais il préfère rester en France, “pour résister”. En réponse au malaise français, le Premier ministre Benyamin Nétanyahou a rappelé, dès le lendemain de la tuerie de Vincennes, qu’il ouvrait largement les portes du pays : “À tous les juifs de France, tous les juifs d’Europe, je dis : Israël n’est pas seulement le lieu vers lequel vous vous tournez pour prier. Israël est votre foyer. »
« C’est un endroit schizophrénique, un pays vraiment violent »
Rappelant l’intérêt que Benyamin Nétanyahou pourrait trouver à capter les voix de citoyens francophones lors des élections anticipées du 17 mars prochain, Suzanne*, jeune réalisatrice belge installée à Paris, dénonce avec colère une « sacrée propagande”. “Je crois aussi qu’il ne faut pas négliger la question démographique et la nécessité pour Nétanyahou de grossir les effectifs des colonies. N’oublions pas que les Israéliens font moins d’enfants que les Palestiniens.” Ahurie par les illusions des Français en partance, Suzanne conclut :
“Évidemment, c’est attirant. Le pays est très beau, à Tel-Aviv tu fais la fête, tu vas à la plage, les gens se parlent comme si on était tous frères… J’ai pensé à partir moi aussi. Mais c’est un endroit schizophrénique, un pays vraiment violent, qui bouffe l’énergie vitale des gens. Même ma famille, plutôt riche, plutôt de gauche, partie là-bas il y a des années en pensant que ça allait être la paix, commence à légitimer des discours violents et artificiels. C’est un pays qui n’a plus beaucoup d’espoir. Et puis tout le monde fait comme si on était en Europe ou aux États-Unis, alors qu’on est au Moyen-Orient. Moi, je trouve ça pathétique. »
« C’est un pays rude où la plupart des gens sont dans la survie”
Une violence également ressentie par Miléna : “En tant que juive, c’est douloureux de voir les limites de ce pays : l’absence de politique sociale, le racisme très fort, le gouvernement de droite dure, les disparités de classe, le système scolaire inégal… Dans ce petit pays, les jeunes cumulent trois boulots pour payer leurs études, c’est un pays rude où la plupart des gens sont dans la survie.” Il n’existe aucun chiffre officiel concernant les retours en France, mais Miléna connaît nombre de yerida – la “descente”.
« Je n’ai pas envie de me sentir frustrée et enterrée à 26 ans »
“En général, les gens ne le disent pas trop quand ils rentrent, mais autour de moi il y a une quantité impressionnante de retours. » Pour sa part, elle poursuit sa quête. Elle ne se voit pas rester en Israël. Elle n’imagine pas non plus revenir en France, “un pays trop vieux, élitiste et hiérarchisé. Un pays rongé par une morosité terrible. Je n’ai pas envie de me sentir frustrée et enterrée à 26 ans. Après Jérusalem, je ne sais pas où j’irai… Le juif est peut-être réellement condamné à trimballer ses valises !”
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