Ancien groupe lunaire, où il était ambassadeur des musiques ambiantes de Brian Eno, Labradford s’est rapproché de la Terre avec son troisième et récent album, le magnifiquement calme Labradford. Où l’on apprend que les vents interstellaires peuvent être chauds comme le sirocco et que dans l’espace, le rock n’est plus soumis à l’apesanteur. 97 appartiendra […]
Ancien groupe lunaire, où il était ambassadeur des musiques ambiantes de Brian Eno, Labradford s’est rapproché de la Terre avec son troisième et récent album, le magnifiquement calme Labradford. Où l’on apprend que les vents interstellaires peuvent être chauds comme le sirocco et que dans l’espace, le rock n’est plus soumis à l’apesanteur. 97 appartiendra aux pilotes d’essai.
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uiconque lit les meilleures pages de Libération rubrique Eurêka le sait : la Nasa va mal, et ce n’est pas bien du tout. L’Amérique lui reproche l’inutilité et le coût de ses programmes lunaires. Mais l’Amérique a tort. Sans la Nasa, le rock ne se serait jamais aventuré là où Tortoise, Labradford, Ui et une impressionnante génération spontanée l’embarquent chaque jour pour une balade lunaire. « Je suis né l’année où l’homme a marché sur la Lune. A partir de 6 ans, dès que j’avais une seconde devant moi, je me plongeais dans mes encyclopédies. La technologie et les sciences me fascinaient, elles étaient alors porteuses de tant d’espoirs… La Lune, l’espace, ça rendait les gens optimistes. Il y avait des rêves d’aventure. Moi, j’y crois toujours. »
On l’appelle le space-rock, le no-rock, l’anti-rock, le post-rock. On n’est sûr que d’une chose : il s’est échappé du rock et n’a aucune envie d’y revenir, depuis qu’il a vu Eno ou les Allemands de Can ou Faust jouer au hoola-hoop avec les anneaux de Saturne. C’est un jardin secret dont on n’ouvre le portillon qu’avec hésitation : on n’a vraiment pas envie de voir les mornes plaines de Tortoise piétinées, d’entendre le silence rassurant de Labradford troublé par des cris imbéciles. On ne le montre à personne car on ne saurait expliquer pourquoi on s’y réfugie si fréquemment, pourquoi on trouve accueillants ces déserts, chaudes ces banquises, colorés ces cirques lunaires.
Pour expliquer cette vague de froid, cette lame de calme, on a évoqué un front du refus au grunge. La revanche des binoclards sur les voleurs de mobylette. On avait raison, mais en se trompant pas mal : les premiers de la classe, les fayots de l’ordre établi ne sont pas forcément ceux qu’on croit. Car quand la rébellion étale ses cheveux savamment négligés au premier rang, quand les punks fraternisent avec le surgé, ce sont les nerds avec leurs lorgnons, leurs cours de solfège, leurs pantalons trop courts et leurs chemises en retard de six modes qui alimentent la subversion.
Mais comment faire comprendre à un supporter de Pearl Jam que le meilleur moyen de claquer la porte aux hommes, c’est encore de le faire sans le moindre bruit, sans le moindre cri ? Que l’on préférera toujours une démission digne aux illusions collectives, aux soulèvements virtuels ? Que l’on choisira toujours le silence étourdissant de Labradford plutôt que le vacarme impuissant de Rage Against The Machine. « Quand nous avons commencé à répéter, nous pensions vraiment être seuls au monde. Puis nous avons découvert qu’à des centaines de kilomètres de là, des gens comme Tortoise, Ui ou Füxa partageaient notre musicalité. Le grunge avait la mainmise sur la musique, personne ne pouvait y échapper. Des horreurs comme Pearl Jam ou Soundgarden monopolisaient les ondes : il était bon de se sentir moins seul. »
Ainsi Labradford et quelques autres astronautes en culottes courtes ont-ils offert une alternative à ce que l’Amérique, toujours comique, continuera pourtant d’appeler le rock alternatif en fait, le rock le plus conservateur, majoritaire et démagogue jamais osé depuis que le punk avait remis les compteurs à zéro. Mais réfractaire au bruit gratuit, Labradford n’en est pas pour autant devenu l’un de ces confortables groupes papier peint, baume sirupeux pour oreilles lâches, ectoplasme raplapla pour vendeur Darty. Avantage formidable : la musique authentiquement contemplative de Labradford ne servira jamais de bande-son aux X-files, ces dossiers Jean-Claude Bourret reliftés moderne-plouc. Pas ici d’écran de fumée, de nappes de synthés aussi répugnantes au toucher qu’une vilaine toile cirée : la texture de Labradford est autrement plus complexe et exigeante, incapable de s’abaisser à la facilité nauséeuse des disciples de Badalamenti. « Il suffit d’écouter notre musique pour se rendre compte que mentalement, il s’y passe beaucoup de choses. C’est une musique cérébrale. Le rêve, désormais, c’est de composer pour le cinéma. Kieslowski aurait été parfait. On serait pas mal non plus sur un film de Lynch. »
Avec ce troisième et nouvel album, la musique de Labradford perd de l’altitude et gagne en température. Ce n’est pas encore Labradford chez les hommes, mais au moins, on n’a plus besoin de télescope pour observer le groupe, visible à l’œil nu, pas très loin au-dessus de nos têtes de moineaux. « C’est un disque plus organique qu’à l’habitude, peut-être même terre à terre », suggère Carter Brown. « Lune à lune serait peut-être plus judicieux », lui suggère-t-on. Lui que l’on entend faire pleurer un orgue Hammond moment scandaleusement beau de Midrange part alors d’un fou rire qui lève toute hypothèque : Labradford n’est pas une machine. Depuis qu’on sait ça, on écoute Labradford à la recherche des défaillances humaines et on en entend plein, rassurantes boulettes qui les rapprocheront toujours plus du professeur Tournesol le seul astronaute capable d’utiliser une clé à molette pour remettre sur pied sa fusée que de la précision frimeuse de cap Canaveral. « Nous ne sommes pas du tout scientifiques, juste des ploucs de Virginie qui ne font que des erreurs. Nous enregistrons tout en direct, en deux prises maximum. Le premier album Prazision a été enregistré en un week-end. Nous ne recherchons pas la perfection. »
Avec Tricky, DJ Shadow ou Labradford, la musique expérimentale a claqué une bonne fois pour toutes la porte des laboratoires en céramique blanche, très fâchée avec le clinique et les mathématiques, avide de sensualité. Ceux qui ont visité leurs bunkers en sont à peine revenus : on attendait du high-tech, de la manie de vieux garçon, du pointillisme malade, on trouvera finalement des antres à peine mieux rangés que chez les bricoleurs de la lo-fi, des instruments Prisunic, des mégots cartonnés dans la table de mixage. On avait sottement imaginé des perfectionnistes, des forts en calcul ; Labradford n’écoute pourtant que son instinct, répète, fait des bœufs et sue comme un nigaud groupe de rock. « Nous sommes un groupe très traditionnel. La seule différence, c’est que même si nous adorons la pop-music surtout la pop anglaise , ça ne nous a jamais intéressé d’écrire un pont, un refrain. Pourtant, dans notre esprit, nos chansons sont pop. Mais nous sommes les seuls à nous en rendre compte. Quand nous nous sommes rencontrés, notre unique sujet de conversation était Brian Eno et plus particulièrement les enregistrements réalisés avec Cluster. Moi, je ne connaissais que le rock progressif Tangerine Dream, Yes, Genesis , j’étais obsédé par ces montagnes de claviers. Mais quand Mark Nelson m’a fait écouter Cluster, ça m’a secoué : ainsi, on pouvait faire de la musique sans batteur, sans technique. Ça tombait bien car dans notre ville de Richmond, en Virginie, impossible de trouver un batteur à peu près intelligent. » Ainsi Labradford part à la conquête de friches musicales un rien effrayantes, loin des balises du rock, sans boussole aucun batteur invité , sans véritables cartes celles d’Eno sont illisibles. Mais la solitude et l’incompréhension ne font pas peur à Labradford, qui n’a connu que ça, depuis toujours. « Nous nous sommes jetés dans Labradford à corps perdu. La plupart de nos copains jouaient dans des groupes et nous, à 22 ans, nous n’avions encore rien fait. Jouer cette musique nous a immédiatement procuré une immense satisfaction personnelle. On improvisait, à l’intuition, sans se dire un mot, sans se regarder. Pour la première fois de ma vie, je sentais que je faisais quelque chose de bien. Je me prenais pour Rick Wakeman, le clavier de Yes (rires)… Le clavier, c’est ma grande obsession depuis l’université, où j’ai commencé à étudier les grandes orgues. Il faut dire que j’avais été élevé dans un milieu très religieux, où je suis allé à la messe chaque dimanche jusqu’à 18 ans. L’orgue, c’était ancré très profond, c’est ce qui me faisait aller à l’église. La dernière fois que je suis allé à Paris, j’ai fait un pèlerinage à Notre-Dame, pour voir l’orgue où jouait Messiaen. » Dans une Amérique où tout manquement au jeunisme est une maladie pire que la jaunisse, les références de Labradford ont dû valoir à ces mavericks malgré eux quelques redoutables cirages de bite et brûlures indiennes dans les vestiaires. Honte au jeune qui refuse désormais de se prosterner devant les Stooges ou Hüsker Dü anciens chiens infréquentables aujourd’hui refroidis, empaillés et sanctifiés, joli exercice dégueulasse de réécriture de l’histoire. « Le punk, ça ne m’a jamais intéressé, je préférais des choses comme Joy Division. J’ai toujours été ce qu’on appelle un nerd, le souffre-douleur binoclard et mal coiffé avec qui personne ne veut jouer. Dans mon quartier, j’étais le seul dont les parents n’avaient pas divorcé, ça faisait tache, pas très cool. C’est sans doute ce qui nous a attirés l’un vers l’autre avec Mark : tous deux avions vécu une jeunesse sans histoires. Alors nous nous sommes réfugiés dans la musique et les livres. Je lisais tout ce qui sortait en science-fiction, je passais ma vie à rêvasser dans mon coin. »
Rêvasser [r vase]. « Doux moment d’abandon généralement provoqué par un disque, qui prouve ainsi sa merveilleuse nécessité intime » (Source : dictionnaire personnel). Depuis quelques années, on a beaucoup rêvassé avec le rock américain. Ce rock ne se chantait plus, il se plaignait, se murmurait, s’ânnonait. Et là, il a fini par se taire, totalement. Démission des textes, chômage des chanteurs : le post-rock a enfin compris qu’il valait mieux se taire que ne rien dire. Particularité de Labradford : être le seul groupe instrumental au monde à posséder un chanteur. Un chanteur pas du tout ramenard, dont la voix humble ne gagne pas plus que les autres instruments : elle est en fait un instrument, comme l’orgue ou la guitare, à égalité. Une voix-instrument, comme chez Can. Une voix sans ego : très rare. « Dommage que personne ne puisse entendre les textes de Mark car je les trouve époustouflants. Mais il préfère les enfouir sous les sons. Sur nos deux premiers albums, la voix était étouffée, Mark refusait de s’accepter comme chanteur. Sur le nouveau, elle prend enfin de l’ampleur, elle sort du lot. Avec l’âge, nous sortons des tourments, nous sommes plus relaxés, plus à l’aise. A l’image de notre musique : détendue, amène, facile d’accès. »
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