Du nouveau à l’ouest : le rock américain sort maintenant en chaussures de ville. Labradford en France cette semaine fait entrer le rock dans les églises et Tortoise met le free – jazz à la portée des dance -floors. Ou comment une génération, épuisée par la routine rock, joue aux savants fous, mélange […]
Du nouveau à l’ouest : le rock américain sort maintenant en chaussures de ville. Labradford en France cette semaine fait entrer le rock dans les églises et Tortoise met le free – jazz à la portée des dance -floors. Ou comment une génération, épuisée par la routine rock, joue aux savants fous, mélange Can, Eno et Joy Division dans ses tubes à essai et s’embarque pour l’espace.
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« Nous n’avons pas fondé Labradford gratuitement, c’est pour nous le moyen ultime de quitter notre travail. Notre musique doit nous payer la voiture rapide et les réveils tardifs. » Lorsqu’on demandait à Igor et Grishka Labradford s’ils croyaient en leur chance, le ton était plus rigolard qu’amer. Pourtant aujourd’hui, des milliers de gens regardent la ligne bleue des Vosges ou tout autre équivalent local au son des orgues de Labradford. Et Tortoise fait entrer le free-jazz et la musique contemporaine dans les clubs : la jeunesse danse au rythme des xylophones de Djed, le morceau fleuve de leur dernier album. Flashback. Milieu 94, en pleine épidémie grunge. L’industrie racle les fonds de tiroirs, inspecte les ruelles de Seattle. Le front bas court les rues, envahit les télés et les pages de magazines. On fouine alors à la recherche de lieux moins communs. On découvre Labradford et Tortoise, qui viennent de sortir leur premier album. On gratte un peu plus et on découvre un vrai bouillon de culture : UI, Roy Montgomery, Bardo Pond, Jessamine, Gastr Del Sol, Bowery Electric, Füxa… De très agréables reposoirs pour oreilles fatiguées. Tortoise et Labradford sont devenus aujourd’hui les têtes de série d’une nouvelle façon plus calme et colorée de faire du rock américain. Ils regardent en haut, pas derrière eux. Ils habitent au centre ville mais le pathos social n’a aucune prise sur eux. Ils n’hésitent pas à faire leur marché d’influences en Europe et préfèrent Eno, Can, Neu aux Hüsker Dü et MC5 de leurs cousins. Enfin, ils n’ont que faire du terroir ou d’une quelconque tradition. L’histoire commence avec l’épopée lunaire de Neil Armstrong pour Labradford, avec l’étude des bouquins et l’impro entre copains pour Tortoise.
Pas beaucoup de sons à entendre mais beaucoup à écouter chez Labradford. Carter Brown et Mark Nelson se rencontrent pendant l’été 91, lorsque des amis suggèrent que la guitare de l’un sonnerait bien si on la catapultait contre les murailles statiques et synthétiques de l’autre.
Ils trouvent ce nom, Labradford, en référence à un célèbre joueur de base-ball du passé, et construisent leur propre idée du futur en faisant germer quelques idées piquées au Brian Eno de la série « ambient » pré-U2. Mais leur musique a d’autres origines. « Je faisais partie de ces gamins qui croyaient qu’on pourrait un jour aller en taxi sur la lune », soupire Mark Nelson. Une obsession pour le kitsch des voyages lunaires que l’on retrouve dans leurs titres. Ainsi, El Lago est nommé d’après le district de Houston dans lequel vivait Neil Armstrong. Vêtements argentés au vent et casque en plexiglas sur la tête, ils affrontent les studios, et Prasizion sort deux ans plus tard. Fin 1993, le label Kranky qui allait devenir le saint Paul de ce rock américain nouvelle vague fait parvenir dans les bacs cinq cents doubles vinyles vert bouteille pleins d’une musique minimale traversée d’échos et de courants d’air. Seule perce la voix de Mark Nelson qui à elle seule réchauffe l’atmosphère. Car contrairement aux canons vocaux jusqu’alors en vigueur dans tout le space-rock, Mark Nelson tient à ses mots : « Les paroles sont importantes dans Labradford, elles m’arrivent toutes à des moments différents, par bribes, elles reflètent mon état d’esprit de l’instant. » Peur, sensualité, inquiétude, cette voix sait se faire le miroir des atmosphères intimistes qui l’entourent ; elle contrebalance et magnifie la vastitude glaciale qui lui sert de toile de fond. Dès sa sortie, Prasizion est acclamé par une certaine critique, mais le succès se fait attendre. L’arrivée du bassiste Bobby Done correspond à l’ouverture d’une troisième dimension dans la musique de Labradford. Et surtout à un saut de quelques années-lumière en direction d’un futur intérieur, intimiste et intimidant. A Stable reference, deuxième album du groupe, invente le dub organique et lent, un dub qui ne serait jamais passé par la case Jamaïque. Les déflagrations de basse et les déluges d’orgue noient presque totalement la petite flamme vocale d’un Mark Nelson paralysé au milieu de son vide élémentaire. Ici on n’est pas chez les copains de Stereolab , nul besoin de trouvailles expérimentales à la mords-moi-le-Neu pour marquer des points : une ligne d’orgue suffit. A la suite de Labradford, le rock de l’espace estampillé made in USA se porte bien, et la concurrence peut prendre en Amérique des formes inattendues. Ainsi imaginerait-on aisément leurs collègues de label Magnog dans le rôle de Klingons ces affreux de Star Trek agités, ou le toujours très efficace Roy Montgomery en space-bonze itinérant. Cul de Sac le groupe préféré de Lou Reed en réparateurs de chaudières et Jessamine en krautrockers à la sensualité sale façon Tardi ; ou encore Füxa, Stars Of The Lid et Doldrums en amibes terminales. Mais Labradford réussit quelque chose que tous ses collègues sauf peut-être Roy Montgomery ne font qu’effleurer : prouver que l’on peut réaliser une forme de musique sacrée avec des instruments de rock, à cent lieues de toute tentation new-age ou autre type de papiers peints ambiants. En ce sens, A Stable reference est proche des Messes d’Arvo Pärt, influence que le sorcier-synthé Carter Brown n’a pas de mal à reconnaître. Entre divers projets officieux notamment l’inclusion d’un batteur et une hypothétique collaboration avec Flying Saucer Attack , Labradford fait aujourd’hui figure de pape d’une nouvelle tendance plus cérébrale d’un rock de l’espace davantage tourné vers Cap Kennedy que vers Katmandou.
Aucune nostalgie pour la conquête de l’espace, nul regret extirpé de l’enfance dans la famille Tortoise (fondée en 1989). On les imaginerait plutôt en samplers humains, la carapace remplie à ras bord des douze hypothétiques tomes d’une Encyclopædia musica universalis. Pas de belles gueules ou de cours de musicologie en guise de déclarations fracassantes à la presse. Surprenant de la part d’un groupe ayant squatté les premières places des charts alternatifs américains, devant Blur ou Oasis. Chez Tortoise, on ne calcule pas comme les autres. « Le succès ne se compte pas pour nous en termes de coupures de presse ou de disques vendus mais plutôt en termes d’apport personnel : ce que nous apprenons et ce que nous créons. » Il est plus facile d’imaginer Tortoise comme un collectif de musiciens que comme un groupe de rock. Impossible de donner un aperçu des carrières des uns et des autres sans venir s’échouer le long des racines d’arbres généalogiques plus longues que le bras. « La musique jouée dans Tortoise est le fruit d’une évolution musicale propre à chacun de ses membres ; nous avons tous fait partie un jour ou l’autre de groupes rock », raconte John Herndon.
Déjà, John McEntire inventait une nouvelle mathématique avec le rock à l’époque où il faisait partie de Bastro et Gastr Del Sol ; David Pajo faisait de même comme bassiste de Slin ; Dan Bitney faisait partie des Tar Babies, groupe qui a commencé sa carrière en faisant du hardcore pur et dur et qui a évolué vers une sorte de conglomérat jazz-funk. Quant à moi, j’ai fait partie de groupes de folk. » Tortoise n’est une occupation à plein temps pour personne. « Tous les jours, des gens différents viennent répéter avec nous. » Mais le succès de Tortoise vient d’ailleurs : de cette capacité à rendre une musique de quadragénaires accessible aux pistes de danse indés en la nivelant avec soin. On retrouve ainsi, épars, des éléments de musique contemporaine et de jazz, mais aussi de dub et d’industriel avec lesquels McEntire joue aux Lego, coupe, recoupe et condense le tout. « Nous aimerions réaliser des bandes originales pour les frères Cohen, pour Wim Wenders ainsi que pour le type qui a dirigé La Cité des enfants perdus et Delicatessen. Ça, c’est du cinéma ! » Tortoise n’a cependant pas attendu les propositions pour réaliser quelques hommages finauds à Ennio Morricone. « Bien sûr qu’il y a de l’humour dans ce que nous faisons, d’ailleurs nous aimons beaucoup Le Bon, la brute et le truand. »
Avant ce stupéfiant triomphe, Tortoise avait sorti en 92 un premier album éponyme et étouffant, un disque construit comme un film noir. Les harmonicas des premiers New Order y renvoyaient la balle à des essais free-jazz-dub sans trompettes sur bruit de fond de ville et de vague malaise ambiant. Un chef-d’œuvre qui ne réveillera pourtant pas les foules. Il faudra attendre le maxi Gamera de 1995 pour que l’on s’intéresse enfin à Tortoise. Surtout que cette année-là sort un ravalement complet du premier album du groupe à la sauce ambient, sur lequel se bouscule une fine brochette de producteurs, dont Steve Albini. Un nettoyage par le vide. Les titres réduits à leur plus simple expression laissent apparaître un néant certain, vaguement troublé par le ronronnement de lointaines lignes à haute tension. Et puis soudain, tout s’éclaire au hasard de l’application de diverses rythmiques dub et autres symphonies free-jazz. Dans la discographie du groupe, cette apologie du vide et du calme avant l’orage ne sert que de faire-valoir et d’introduction au nouvel album, Millions now living will never die, couronné d’un succès foudroyant. Si la consécration est là, Tortoise se cherche maintenant un nouveau public. « Quelques-uns d’entre nous adorent Mo’Wax, ces choses que UNKLE a composées en trafiquant du Sun Râ. Par contre, il n’y a aucune chance pour que nous fassions un jour de la techno ou de la jungle. » Quand on demande à Tortoise s’il est déçu et évadé du rock, John Hendon s’en sort par une pirouette : « C’est moins le fait que nous croyions que le rock est un genre limité que le fait que nous refusions l’artificialité des catégories musicales, car c’est leur existence même qui limite la création. »
Cet état d’esprit commun fait de Labradford, Tortoise et quelques autres des groupes de fusion au vrai sens du terme. Ces gens fouillent, développent et altèrent les lieux communs de la musique à guitares, prouvant que l’expérimentation dans le rock ne rime pas toujours avec la difficulté et l’intellectualisme mal dirigé. Que les laboratoires peuvent être des salles de jeux. Que les savants fous peuvent, à l’occasion, inventer des monstres terriblement sensuels dans leurs chambres froides.
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