Depuis quinze ans, Wolf Eyes s’emploie à livrer une musique extrême, bruitiste, follement expérimentale et aux confins de l’abstraction. Un groupe essentiel dans son approche de la radicalité.
La scène se passe aux Instants Chavirés, le jeudi 4 février à Montreuil. Les trois musiciens de Wolf Eyes, John Olson, Nate Young et Jim Baljo, prennent place sur la petite scène. Faisant mentir l’adage qui voudrait que le saxophone n’ait rien à faire dans le rock (encore faudrait-il que Wolf Eyes en fasse, du rock), John Olson fait grincer son instrument dans un long sifflement lancinant, perçant, qui semble reprendre les choses là ou L.A Blues les avaient laissées en friche.
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Une logique de pure abstraction
Mais si Wolf Eyes peut à certains égards être considéré comme une forme actualisée des Stooges (même provenance géographique, même profusion à faire rentrer la violence et le primitivisme le plus sauvage dans l’idée même de rock’n’roll), l’évolution est un mot à bannir dans le vocabulaire du groupe de Nate Young : ne voyant dans la musique qu’un formidable outil pour explorer la forme la plus pure d’abstraction possible, le groupe s’est toujours employé à n’avancer qu’à travers une sorte de régression élevée en cheval de bataille. « Less is More », d’après l’adage punk ? Wolf Eyes semble s’être fait sienne cette formule programmatique. Ce soir, le long bourdonnement qui émane de l’instrumentation et qui ne semble jamais vouloir s’éteindre fait pencher l’argument hypnotique dans la balance. C’est d’ailleurs l’effet Wolf Eyes : tout commence dans le bruit le plus total, et la violence inouïe que dégage le groupe prend à la gorge en même temps qu’elle cloue – le bec comme au sol.
Les repères que l’on peut se faire d’ordinaire en musique sont d’office inidentifiables : où sommes-nous ? D’où provient cet amas de violence, de brutalité pure ? De cette même note sourde répétée à l’envi ? Des boîtes à rythme, du saxophone ? Du micro de Nate Young, trituré à l’extrême via des pédales d’effet ? Sans que l’on s’en soit rendu compte, cet amas informe de bruit et de fureur a pris corps, pénétré nos esprits, et l’on s’interroge sur l’étrange effet d’attraction que peut produire en nous une musique pourtant si mal-aimable. Des recoupements se mettent en place : Captain Beefheart, Throbbing Gristle, Einstürzende Neubauten, Swans, Merzbow, Smegma ou même le Olé de Coltrane (pour un exotisme que le groupe passe à la moulinette post-industrielle -John Olsen utilise d’ailleurs lui aussi le saxophone soprano). C’est d’ailleurs le paradoxe de ces extrémistes traditionnalistes que sont Wolf Eyes : s’ils poussent le curseur expérimentateur toujours plus loin dans ses retranchements bruitistes, certaines filiations avec tout ce que la seconde moitié du XXe siècle a pu compter comme géants du bizarre sont tout de même possibles. Mais ils inversent les tendances, vont tellement loin dans la violence et la brutalité que les valeurs s’en trouvent inversées : on n’est même plus dans l’avant-garde, on est carrément dans la farce.
Postulat DIY et soif d’exploration formelle
Pour mieux comprendre d’où viennent ceux qui sont aujourd’hui communément considérés comme les « rois du noise US », il faut remonter près de quinze ans en arrière. Né sur les cendres des projets Universal Indians et Nautical Almanac, Wolf Eyes est avant tout un projet solo de Nate Young. Le numéro 351 du mensuel britannique The Wire éclaire sur la gestation du groupe :
Nate Young est à créditer comme le créateur du concept Wolf Eyes. Il a été élevé près de l’université du Michigan à Ann Arbor, mais il a laissé tomber l’école à l’âge de 16 ans et a effectué son éducation supérieure en fouillant dans les ordures de l’université. Il se rappelle ainsi : « J’étais à fond dans le skate, j’ai donc passé pas mal de temps à traîner dans la rue et à faire les poubelles. C’est fou comme les étudiants peuvent laisser un tas de saloperies utiles derrière eux. » En 1997, alors qu’il était justement occupé à faire les poubelles sur le campus, il trouva une copie d’une cassette du saxophoniste de jazz fusion Paul Winter qui s’intitulait Wolf Eyes. Il adopta immédiatement le nom pour un nouveau projet qu’il avait en tête : « J’avais déjà décidé que ma première cassette inclurait des sons de bébés loups, des boucles d’eau qui coule et une batterie. »
Cela dit beaucoup sur la manière dont Wolf Eyes a toujours appréhendé sa musique. Rejoint par Aaron Dilloway en 1998 puis John Olson en 2000, le groupe s’est depuis attelé à produire la musique la plus excavatrice possible. Sens du fait-main, politique DIY jusqu’au-boutiste et stakhanovisme acharné : de 2000 à aujourd’hui, on ne compte plus les enregistrements produits par le groupe, qui s’élèvent au-delà des 150 publications. Wolf Eyes s’est aussi rendu célèbre dans son utilisation peu commune de ses instruments. Prenant à disposition tout ou presque ce qu’il avait sous la main (des barres de fer aux cassettes en passant par des synthétiseurs pour enfants, tout y passe), le groupe a en effet pris la devise DIY au pied de la lettre. Faisant sien des outils qu’il ne maîtrisait pas, le groupe les a réinvestis, déblayant ainsi un terrain propice aux expérimentations sonores les plus diverses.
De nombreuses collaborations et un esprit communautaire
Aux alentours de 2004, Wolf Eyes se fait signer à sa grande surprise par le label Sub Pop, et acquiert une visibilité à laquelle il n’avait alors pas accès. Déjà auteur de pléthore d’albums sortis sur le circuit underground, le trio ne met pas pour autant de l’eau dans son vin, et se permet de sortir un disque tout aussi radical dans ses intentions que ses précédentes publications. L’album en question, Burned Mind, est un condensé de ce qui fait le sel de Wolf Eyes : déchaînement inouï de furie irrespirable, pluie de gravats sonores charpentée par une production minutieuse, le disque fait de la crasse non pas un ornement mais le cœur même de la musique.
http://www.youtube.com/watch?v=Xp3HaRxTK4E
Ce qui change avant tout pour ce disque, donc, ce n’est pas tant le son que l’exposition nouvelle que la signature chez un gros label entraîne pour le groupe. Wolf Eyes se trouve à tourner avec des gros noms tels que Sonic Youth, et à jouer dans des festivals importants comme Lollapalooza. Fort logiquement, l’audience n’est pas préparée à un tel déversement de terreur, ce qui fait de fait une force pour le groupe. Nate Young, dans le numéro 349 datant de 2004 de The Wire, s’exprime ainsi :
C’est génial, ça rebondit sur des gens qui sont totalement flippés par nous, des gens qui haïssent vraiment le truc. Pendant longtemps nous n’avons pas du tout été exposés à ça, on a juste construit un large réseau d’amis qui aiment les mêmes genres de trucs que nous. Rien que des roses, pendant des années (rires) et maintenant ça va commencer à se déchainer. On commence à apprécier le fait que des gens nous jugent en parfaite ignorance, ils pensent carrément qu’on utilise des ordinateurs.
Ce sens de la contradiction est au cœur même de l’œuvre de Wolf Eyes, jusqu’ici habitué aux collaborations fructueuses (notamment avec Black Dice, ou leurs héros et « pères-fondateurs » Smegma) mais qui ne leur permettait peut-être pas de se mesurer pleinement à l’essence de leur démarche : la confrontation. Signalons aussi la collaboration effectuée avec le philosophe, théoricien et musicien de free-jazz Anthony Braxton, fan du groupe, où ils avaient ensemble interprété une version hallucinée de Black Vomit :
http://www.youtube.com/watch?v=ZUzctEOvsh4
Une nouvelle ère
Depuis 2013, les choses semblent avoir changé pour Wolf Eyes. Amputé de deux de ses membres, Aaron Dilloway et Mike Connolly, le groupe s’est alors adjoint les services du guitariste « Crazy » Jim Baljo. Pour l’enregistrement de « No Answer : Lower Floors », le groupe s’est néanmoins retrouvé au complet, pour ce qui apparaît aujourd’hui comme l’album le plus dépouillé de la formation. Ce qui n’est pas une surprise, au vu des déclarations du groupe dès 2004, toujours dans le mensuel The Wire :
Maintenant on fait marche arrière et on essaie d’atteindre quelque chose de fondamentalement plus simple, remarque Olson. On fait beaucoup plus avec beaucoup moins. Notre manière de nous organiser se réduit au minimum. C’est comme les peintres minimalistes, ils traversent des périodes où leur art est alambiqué et leur message flou, et cela devient même encore plus infructueux parce qu’ils essaient de tenir un discours obscur avec peu d’éléments. Mais ils disent quelque chose, et après un certain moment, la racine de ce vers quoi ils tendent et leurs intentions, comme chez Rothko par exemple, deviennent plus apparentes.
Si l’on peut difficilement parler de manifeste esthétique, un fil rouge peut ainsi être tiré lorsqu’on observe l’œuvre de Wolf Eyes. Le besoin de retirer plutôt qu’ajouter, de tendre vers toujours plus de dénuement pour une musique extrêmement viscérale devient assez évident. Le fait que Nate Young ait étudié la théorie de la musique avant l’enregistrement du dernier album n’est pas non plus étranger à ce changement de cap. Mais l’on peut aussi y voir une forme d’accomplissement, ou tout du moins une volonté explorer un sens de la verticalité que certains de leurs contemporains noise avaient un peu abandonné. John Olson, toujours dans The Wire :
Quand cette scène s’est tarie, beaucoup de gens ont emprunté la voie de la musique synthétique, ce qui induit un processus « internalisant », méditatif. Cela va à l’encontre de l’acte social. Ce qu’il y a eu de si fantastique à propos du punk, c’est qu’une bande d’outsiders pratiquaient dans un contexte social ce que j’appelle de la musique « externalisante ». Avec des artistes comme Emeralds ou Oneohtrix Point Never et tout cette scène post-noise, on est uniquement dans un processus « internalisant », qui au final ne mène nulle part. Je trouve ça assez claustrophobe, et je considère toujours Wolf Eyes comme produisant de la musique qui va vers l’extérieur, avec une visée sociale.
Collectif artistique plus que groupe au sens classique, formation radicale et fondamentale, Wolf Eyes continue aujourd’hui de creuser un sillon toujours plus catégorique, dans ses intentions comme dans son exécution.
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