Le successeur de Charb à la tête de Charlie Hebdo, Riss, évoque la laïcité, l’islam et explique dans quel état d’esprit il prépare le numéro du 25 février.
Quel regard portez-vous sur le slogan “Je suis Charlie” ?
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Riss – Les gens mettent dans le mot “Charlie” des choses qui n’ont sans doute rien à voir avec le journal, qu’ils n’ont d’ailleurs pour certains jamais lu. Il faudrait leur demander ce qu’ils ont projeté. Les lecteurs habituels, en revanche, savaient. Lors de la marche, sur 4 millions, ils devaient être 30 000 à bien connaître Charlie Hebdo. Pour la plupart, c’était peut-être un symbole, à cause de la mort de personnalités aussi populaires que Cabu et Wolinski.
Vous parlez des gens qui revendiquaient “être Charlie” mais qui n’étaient pas des lecteurs du journal. Aujourd’hui, vous avez 200 000 abonnés…
200 000 abonnés qui n’ont pas encore lu Charlie, parce qu’ils n’ont encore rien reçu dans leur boîte aux lettres ! (rires)
Pensez-vous à ces nouveaux abonnés en préparant le prochain numéro?
Une chose est sûre : on ne va pas changer en quinze jours. Peut-être qu’ils seront déçus, peut-être qu’ils vont découvrir que Charlie n’est pas ce à quoi ils s’attendaient. Mais, dans tous les cas, on va essayer de faire un bon journal. Soit ils nous suivront, soit ils nous abandonneront. Mais ce n’est pas grave, c’est le geste qui compte.
Pour ce numéro du 25 février, avez- vous en tête que vous allez être scrutés, regardés par le monde entier ?
Non, on travaille toujours de la même façon. On a toujours fait le journal en ayant présent à l’esprit que nous étions lus, même si ce n’était pas par des millions de gens…
Un ancien ministre pakistanais – qui n’en est pas à sa première fois – a mis votre tête à prix pour 200 000 euros…
Il n’a jamais lu Charlie et n’a pas besoin de le lire, donc quoi qu’on écrive, cela ne changera rien. On va faire notre numéro comme on sait le faire, dans l’esprit Charlie et en essayant de ne pas prendre le lecteur pour un con, ce qu’on essayait déjà de faire avant, chaque semaine. Il n’y a pas de raisons que cela change.
Vous avez annoncé qu’il n’y aurait pas de nouvelles caricatures. Pourquoi ?
Quand il nous est arrivé d’en faire, ce n’était pas prémédité, ce n’était pas calculé. Je ne sais pas à l’avance ce qui va être dessiné. Je ne peux pas décréter ce que l’équipe va dessiner, c’est en lien avec l’actu. En revanche, par esprit de contradiction, je n’aime pas faire ce qu’on attend de nous. On n’est pas des bêtes de foire, on n’est pas là pour faire le numéro que les gens attendent. Quand on fait ces caricatures, on revendique le droit à pouvoir le faire pour tous. Or personne ne fait usage de ce droit à part nous ! Parfois, on se demande pourquoi on s’emmerde à le faire si on est les seuls. Résultat : les attaques sont toujours concentrées sur nous, parce que personne d’autre n’en fait usage. Aujourd’hui, beaucoup se revendiquent de Charlie, mais peu osent. A quoi bon se battre pour ce droit quand personne ne profite de cette liberté ? C’est bizarre. Un jour, on ne dessinera plus de caricatures dans Charlie parce que personne ne se sera battu, personne n’aura fait usage de ses droits. C’est une liberté qui deviendra caduque. Dans les journaux américains, ils n’osent même pas publier ce qu’on a fait.
Comment expliquez-vous cela ? Par la trouille ?
Oui, c’est la trouille. En 2006, ça semblait évident de publier les caricatures du journal danois. Cabu était arrivé en conf de rédac en disant : “Vous avez vu ce qui se passe à France-Soir, le patron risque d’être viré parce qu’il a publié les caricatures.” On s’est dit qu’on allait les publier par principe, par solidarité, on ne les avait même pas vues. Seul L’Express nous avait suivis. Quelques années après, les gens se disent qu’ils ont eu tort.
Les gens ont peur de blasphémer ?
Les gens ont une trouille bleue, parce que lorsqu’on le fait, que se passe-t-il ? On se fait tuer ou on est menacé de mort. Ces menaces portent leurs fruits, créent un climat de peur. Pourtant, ça devrait être banalisé. Peut-être les gens ont-ils manifesté le 11 janvier contre leur propre peur.
Certains ont peut-être aussi manifesté pour noyer par le nombre la tentative de récupération par l’extrême droite…
Oui. Mais le FN a été un peu à la ramasse.
Dans la législative du Doubs, le FN était en tête avec 32 % des suffrages au premier tour, tout de même…
Même si le mouvement “Je suis Charlie” est sympathique, ça ne va pas calmer les esprits sur toutes les questions qui concernent l’islam. Certains vont encore en faire des tonnes. On se demandait ce matin (l’entretien a été réalisé le 4 février – ndlr) en conférence de rédaction s’il n’y aurait pas des émeutes ou des violences à l’avenir. Dans un premier temps, ce ne sera peut-être pas la guerre civile, mais les choses seront peut-être difficilement contrôlables, les gens auront des réactions irrationnelles, on ne sait pas trop où on va. Nous, avec nos petits dessins, on est dépassés. C’est une situation absurde : nous ne sommes que des dessinateurs, rien d’autre, et d’un coup on fait de nos dessins un enjeu colossal. Ce n’est pas normal, ce n’est pas sain qu’autant de fantasmes, de désirs, de peurs pèsent sur des dessins. Le mouvement “Je suis Charlie” est sympathique, mais cela m’inquiète que nous, petit journal, soyons scrutés de la sorte.
Que pensez-vous de ceux qui disent que ces attentats n’ont rien à voir avec l’islam ?
De quel islam ? Qui dit ça ? Pourquoi y a-t-il eu des attentats dans ce cas-là ? Quand les mecs sont entrés, ils ont crié “Allahou Akbar”, ils ont fait référence au Yémen, ils ont demandé à une collaboratrice de lire le Coran avec un flingue sur la tête… Ce sont des faits, après les gens les interprètent comme ils veulent.
Caroline Fourest a brandi la une de Charlie sur Sky News contre l’accord de la chaîne anglaise. Qu’en pensez-vous ?
C’est un peu surréaliste, tout le monde parle de Charlie, mais on ne le montre pas. C’est un peu comme le tableau de Magritte (La Trahison des images – ndlr) : “Ceci n’est pas une pipe.” On dit : “Ceci n’est pas Charlie Hebdo.” Pourtant il faut le faire, dire “Ceci est Charlie Hebdo.”, il faut le montrer, sinon je préfére qu’on n’en parle pas du tout. Les tueurs sont entrés dans la rédaction parce qu’on faisait des dessins qui ne leur plaisaient pas, donc il faut montrer ces dessins. A l’inverse, cela revient à parler d’un crime dont on ne montre pas le mobile. Ce que Caroline Fourest cherchait à montrer, c’était le mobile. A Charlie, on met les pieds dans le plat, on montre les choses, peut-être qu’on manque de tact, qu’il faudrait trouver des astuces graphiques pour dire sans faire vraiment. Honoré avait fait un truc marrant : un portrait de Mahomet avec un crâne, une tête de mort. C’était Mahomet, mais ce n’était pas vraiment son visage (rires). Mais même ça, je suis sûr que c’est trop pour certains.
Peut-on encore faire Charlie Hebdo après ce qu’il s’est passé ?
Ça laissera des traces. Au journal, on a eu beaucoup de mal à convaincre certains de dessiner parce qu’ils n’avaient pas la tête à ça, ou faisaient des dessins un peu tristouilles. Ça reviendra avec le temps. On est toujours confrontés au même problème : si on arrête, ils ont gagné, et si on continue, cela donne l’impression qu’on continue comme si rien ne s’était passé. Comment faire pour acter qu’il s’est passé quelque chose tout en continuant à ne pas donner raison à ceux qui nous ont cassé la gueule ? Depuis un mois, on gamberge là-dessus. Il fallait aussi qu’on se fixe une date pour se jeter dans le grand bain, sinon on allait rester au bord indéfiniment. Certains sont suivis par des psys, le travail qu’ils font sur eux-mêmes prendra du temps. Mais on fera pas le journal dans deux ans. C’est dur à dire, car il faut aussi prendre soin de soi. Ma position peut être ressentie comme une violence, quelque chose de dur. Finalement, après deux ou trois réunions, on a convenu qu’on ne pouvait pas attendre que tout le monde soit prêt. C’est quoi être prêt ? Retrouver un état serein comme avant ? On ne le retrouvera jamais, on ne sera jamais prêt, on est obligé de vivre avec. Chacun revient au journal à son rythme.
Aujourd’hui, le journal est riche. Votre capital serait de 15 à 20 millions d’euros. Allez-vous garder la structure actuelle, partager cet argent ?
Cet argent peut être un cadeau empoisonné. A la limite, on serait plus tranquilles si on ne l’avait pas. Il servira à la sauvegarde du journal en cas de danger, de crise exceptionnelle. On ne va pas tout claquer en cinq ans. Mais pour la trésorerie, ce seront les ventes qui indiqueront la bonne ou mauvaise santé du journal. J’ai essayé de leur dire que cet argent allait être gelé, un peu comme fait Le Canard enchaîné. Le principal est de faire un bon journal qui se vende.
Avez-vous envie de répondre à l’article de Delfeil de Ton dans L’Obs du 14 janvier qui reproche à Charb d’avoir entraîné la rédaction à la mort ?
Je pense qu’il se trompe. Si c’était le cas, après tous ces morts, la rédaction devrait aujourd’hui prendre la direction opposée. Les langues devraient se délier, mais la rédaction est toujours sur la même ligne. Delfeil de Ton surestime la prétendue mainmise de Charb sur la rédaction. Je crois au contraire que ces histoires de dessins n’ont jamais posé aucun problème éditorial. Il a une vision erronée, il exagère le rôle de Charb et la supposée servilité de la rédaction qui serait censée suivre jusqu’à la mort.
La laïcité est-elle en danger ?
Elle est tout le temps dénigrée. Pour parler des laïcs, on dit “laïcards”. Quand quelqu’un veut faire respecter la laïcité, on parle de taliban de la laïcité. Vouloir faire respecter la laïcité avec rigueur devient un intégrisme. Tout est inversé. La laïcité a besoin d’être respectée comme toutes les règles, comme le code civil, comme le code des impôts. Certains arrivent à faire passer l’application de la laïcité pour une agression, pour un mépris des gens.
Aujourd’hui, d’aucuns estiment que la laïcité est devenue un outil anti-islam alors qu’elle vise à faire cohabiter les religions dans et avec la République.
C’est aussi pour que les religions mettent de l’eau dans leur vin. Toutes les religions ont tendance à vouloir faire en sorte qu’on vive dans une société théocratique. Elles se font toujours un peu violence pour accepter les règles de la démocratie. Certaines grandes religions traditionnelles, après mille difficultés, se sont accommodées de la démocratie. Il n’est pas impossible de pratiquer une religion et d’être démocrate et laïc en même temps. Aujourd’hui, même si on peut être musulman et laïc, certains dans l’islam ont du mal à comprendre ce qu’est la démocratie. Ils veulent vivre dans une société théocratique. Ce n’est pas marginal. Il y a un vrai phénomène. C’est un défi politique à notre démocratie.
Depuis la séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est un combat perpétuel des dessinateurs…
Un dessinateur de presse est critique de la religion en général. On a été confrontés aux cathos intégristes, on a eu plein de procès pour des dessins sur le petit Jésus. Ils nous accusaient de racisme antichrétien. Plus tard, on a été poursuivis pour racisme antimusulman. C’était la même logique : ils voulaient fabriquer une notion juridique de racisme, qu’il soit acté par le droit français que faire un dessin sur une religion constituait un acte de racisme. Lors du procès des caricatures, je ne voyais pas comment le droit français allait se dédire de ce qu’il avait affirmé de manière forte, avec plein d’auditions de la Cour de cassation, pour les catholiques.
Comment expliquez-vous qu’un discours disant que Charlie est raciste et islamophobe ait tant pénétré une frange de la gauche radicale ?
Ils ont fait de la lutte antiraciste un fonds de commerce. L’extrême gauche, c’est divisions, dissensions et subdivisions. Charlie Hebdo l’a un peu subi. Il suffit qu’on ait un point de vue un peu ferme sur la laïcité. Au sein du NPA, certains nous soutiennent, d’autres nous traitent de racistes. On est juste le révélateur d’une fracture qu’il y a au sein de cette extrême gauche. Lutte ouvrière nous a soutenus car ils sont très laïcs. Ils n’analysent pas ce qu’on fait en terme de racisme. C’est dégueulasse de dire ça. C’est prendre les gens pour des imbéciles : les musulmans, qu’ils soient pratiquants ou non, sont capables de comprendre ce qu’est la laïcité. Ce n’est pas une agression, c’est un mode de vie en communauté. Et c’est pour tout le monde pareil.
Chez des anciens comme chez des actuels de Charlie Hebdo revient parfois la crainte du retour de Philippe Val. La trouvez-vous justifiée ?
A l’hôpital, je craignais surtout le retour des tueurs ! Il faut aller de l’avant. Il n’a jamais été question de faire le journal avec les anciens. Val a quitté le journal. Charlie Hebdo excite les esprits. Il y a de la jalousie, de l’aigreur. On charge un peu trop la mule. C’est de la médisance. Val ne va pas revenir. C’est complètement idiot. Au contraire, il faut régénérer le journal, le faire avec des jeunes. Ce qu’on a toujours fait. Se tourner vers le passé, c’est mourir. Un journal qui fait revenir d’anciens dirigeants sent le sapin.
Aujourd’hui, vous êtes sous protection policière. Comment le vivez-vous ?
On avait déjà été sous protection policière après l’incendie. On ne savait pas très bien de quoi on devait être protégés. Maintenant, on le sait. Des gens ont été tués. Faire un journal dans ces conditions, c’est vraiment lourd. Vous ne connaissez pas votre bonheur. Depuis début janvier, on ne pense qu’aux morts. C’est insupportable. Il va falloir refaire Charlie avec tout ça en tête, avec les mesures de police. Pour faire un journal comme Charlie en France aujourd’hui, il faut tout ce dispositif. C’est dingue d’en arriver là. C’est à se demander s’il faut continuer de le faire dans ces conditions. On a envie de faire Charlie, mais combien de temps tout cela va-t-il durer ?
Comment travailler dans ces conditions ?
Pour recruter, ce n’est pas évident. On commence à chercher des gens pour travailler avec nous, certains disent non car ils ont peur. Ils demandent : “Est-ce que je serai obligé d’aller au journal ? Est-ce que je serai obligé de signer de mon vrai nom ?” Ils ont la trouille. En interne, Charlie est un journal qui fout la trouille. Il y a un vrai enjeu de vie et de mort. Des gens sont morts dans des conditions démentielles. En plus de supporter la disparition des morts, il faut refaire un journal marrant et léger dans des conditions très difficiles. Il faudrait presque le faire dans un blockhaus, à un mètre de profondeur. Certains ne veulent pas travailler dans un lieu super sécurisé, d’autres au contraire l’exigent. On a visité des locaux avec des spécialistes de la protection, des trucs comme dans les films. Après, on se dit que c’est possible, que ça peut recommencer.
Avec le cas de la convocation du petit Ahmed et de son père à Nice, on voit que la précipitation et la crispation créent des situations pour le moins particulières…
Après, c’est au cas par cas. Je ne connais pas ce monsieur, ni ce gamin. Il y aura forcément des maladresses dans la précipitation. Espérons que le climat en France ne se tende pas trop et que les gens se calment. Dans tous les sens du terme. On voudrait vivre un peu normalement.
Propos recueillis par Anne Laffeter et Mathieu Dejean
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