Le sociologue Bernard Lahire interroge notre rapport à l’art à partir des controverses autour de l’authentification de « La Fuite en Egypte », tableau de Nicolas Poussin dont il existe plusieurs copies. Qu’est-ce qu’une œuvre ? Quels sont les mécanismes sociaux implicites qui en décident ?
En 2008, le musée des Beaux-Arts de Lyon exposait pour la première fois un tableau de Nicolas Poussin : Fuite en Egypte au voyageur couché, daté de 1657. Disparue pendant des siècles, la toile venait finalement d’être authentifiée parmi plusieurs copies, au terme d’une longue controverse opposant de nombreux experts. Le sociologue Bernard Lahire, auteur entre autres de La culture des individus, s’est penché sur l’histoire mouvementée de cette toile, pour éclairer en quoi l’art est traversé par le sacré et la magie. Son nouveau livre, Ceci n’est pas qu’un tableau, tire la sociologie de l’art vers la sociologie politique, pour interroger les mécanismes de domination sociale qui se cachent sous l’admiration des œuvres. Ceci n’est pas qu’un livre historique, mais un grand livre interrogeant les conditions sociales de notre propre regard sur le monde.
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Votre livre Ceci n’est pas qu’un tableau est le fruit d’une enquête de six ans. Comment s’est construite votre réflexion ? N’avez-vous pas détourné la commande de départ ?
Bernard Lahire – Au départ, la directrice du musée des Beaux Arts de Lyon m’a en effet contacté pour me demander si j’étais intéressé à travailler sur une œuvre de Poussin, La Fuite en Egypte, que le musée venait d’acquérir pour 17 millions d’euros. Je travaille rarement sur commande et j’ai décliné l’offre dans un premier temps. Mais en lisant l’épaisse revue de presse sur la « redécouverte » du tableau de Poussin, j’ai été frappé par les controverses autour des différentes versions, les luttes pour l’identification du tableau authentique et tous les effets magiques des actes d’attribution. Les enjeux de pouvoir autour de cette toile étaient considérables. Ce tableau, peint à l’origine en 1658, avait disparu pendant trois siècles, et une version, puis trois, puis quatre, ont réapparu à partir des années 1980. Il a fallu quinze ans de polémique pour que l’une d’elle soit déclarée autographe, et acquise à grand prix. Mais il faut savoir que ce même tableau a été longtemps traité avec indifférence par la famille qui le possédait et qui pensait que c’était une vieille croute, une peinture religieuse sans valeur…
La presse est friande de ces récits de miracle, où, comme dans les contes de fée, des vilains crapauds sont transformés en princes charmants. Je me suis posé alors la question : qui a la baguette magique ? Qui a la capacité de transformer l’objet banal en chef d’œuvre ? Qui a le pouvoir d’attribuer un tableau et d’en changer la destinée ? Et quels effets économiques, esthétiques, émotionnels, politiques, cela entraine-t-il dans le rapport qu’on entretient avec cet objet ? Pour répondre, il m’a fallu suivre l’histoire des toiles, savoir comment elles étaient réapparues et comment on les avait qualifiées à différents moments de l’histoire, analyser les rapports écrits des laboratoires d’analyse britannique et français, suivre le procès par lequel les propriétaires initiaux ont cherché et réussi à annuler la vente de 1986 pour « erreur sur la substance »… En fin de compte, les plus grands experts internationaux – deux Britanniques, Sir Antony Blunt et Sir Denis Mahon, et deux Français, Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg – ne se sont jamais mis d’accord sur la version qui méritait d’être élevée au rang d’œuvre originale. C’est tout cela, et bien d’autres choses encore, qui a retenu mon attention, et comme les archives s’ouvraient royalement à moi, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai pataugé pendant plusieurs années avant de voir comment j’allais pouvoir articuler toutes les dimensions du problème qui prenait forme sous mes yeux.
Comment avez-vous greffé sur votre enquête, quasi policière, une réflexion plus théorique ?
Je suis parti de questions tout à fait candides. Par exemple, à propos de la scène d’accrochage du tableau au musée. Des gens applaudissent à l’arrivée de l’objet, puis au moment de son accrochage sur un mur blanc, les ouvriers mettent des gants blancs pour le manipuler, les caméras filment l’événement et les flashs des photographes crépitent. Pourquoi une telle effusion collective autour d’un bout de toile peinte et encadrée de bois ? Si on veut bien décentrer son regard cultivé trop habitué à de telles scènes, ça ressemble vraiment à des rituels de sociétés sans État. C’est de la magie sociale qui se déploie. Comment un objet insignifiant devient un objet sacré ? Quelque chose qui est séparé du profane et retiré du monde des objets ordinaires ? J’ai procédé par régressions historiques pour répondre à cette question. Il faut s’interroger sur la constitution historique de notre rapport à l’art.
Pourquoi ce vocabulaire de l’ »admiration » des œuvres, du « respect » qu’on « doit » aux œuvres ? Un tel lexique désigne un rapport similaire à celui qu’on a envers les puissants. Il est même encore plus fort : on n’a sans doute plus ce rapport de dévotion envers un président de la République, par exemple. Il faut également se demander comment s’est faite la réputation de Nicolas Poussin, puisque le tableau n’a de la valeur que parce qu’on l’a rattaché à un « grand nom » de l’histoire de la peinture. Tout le travail de magie sociale consiste à réussir à rattacher un objet à un nom. Mais il faut aussi se demander pourquoi il a été possible dans l’histoire de se faire une réputation (un « nom ») en peignant des toiles. Et là, on est obligé de s’interroger sur la nature de ce qu’est l’ »art » comme domaine spécifique d’activité, et sur ce que sont les « artistes » en tant que personnes séparées du monde profane des artisans. La magie n’est opérante que parce que l’art est un domaine sacré, situé dans l’espace dominant de la société.
Comment cette catégorie artistique s’est-elle constituée ?
La Renaissance italienne a été le grand moment de constitution du domaine artistique comme un domaine relativement autonome, très protégé, mais c’est seulement au XVIIIème siècle que les artistes sont parvenus collectivement à stabiliser leur statut. Si on remonte encore plus haut, on voit dans la période qui va du début de l’ère chrétienne jusqu’au Moyen-Âge que l’on a commencé à comparer les poètes puis les peintres au Créateur. A l’époque, dire que le poète est un créateur est un véritable coup de force. L’enquête que j’ai menée explore ces socles de croyance historiques, ces états de faits sur lesquels nous sommes toujours installés. On est tellement insérés dans ses socles que nous ne les voyons même plus, et nous ne nous intéressons plus qu’aux différences secondaires. Que ce soit un tableau de Poussin ou de Picasso qui est acheté à une telle somme et manipulé avec tant d’égards, tout repose sur le même socle de croyances, qui conduit à faire d’un tableau de maître une chose admirable, sacrée. On nous dicte ainsi ce que nous devons admirer : ce tableau-là, et non tel autre qui est une copie, un faux ou une toile d’un peintre moins connu. Nos émotions devant un tableau sont donc fortement conditionnées par des forces sociales et des croyances inconscientes.
Vous dites que derrière l’admiration des œuvres, se cache la domination. Est-il possible d’admirer une œuvre détaché de ces rapports de domination ?
Historiquement, l’art est associé à la domination ; cette catégorie d’ »art », comme celle d’ »artiste », s’est constituée en se séparant de l’artisanat. Quelque chose considéré comme très noble s’est séparé du monde des choses profanes ou ordinaires. Le domaine artistique n’existe comme tel que relié au pôle dominant. Structuralement, l’art est une catégorie rattachée au pouvoir. Dans l’histoire des sociétés occidentales, on observe une progressive différenciation du sacré. Si on remonte aux sociétés qui inventent les premières formes d’Etat, on assiste a un véritable basculement hiérarchique du sacré : une partie de la société s’approprie les valeurs sociales qui fondent la communauté et se coupe du reste de la population en incarnant le sacré. Puis les domaines de compétences se différencient. Des petits microcosmes se constituent à l’intérieur du pôle dominant, formant ce que Bourdieu appelait les champs du pouvoir. Dans tous ces univers dominants, il y a des hiérarchies, des processus de consécration et des luttes pour l’appropriation du sacré spécifique à chaque univers.
Par ailleurs, les rapports de domination se révèlent aussi dans la manière dont on parle du rapport que nous entretenons avec les œuvres. Comment dois-je me comporter avec une œuvre ? Je consacre plusieurs pages à l’analyse d’un texte du philosophe Jean-Luc Marion, où il dit en substance que l’art nous « viole » (le mot est utilisé) : c’est un rapport de possession ; nous ne possédons pas l’art, c’est l’art qui doit nous posséder. Ce thème du viol se retrouve dans bien d’autres textes, et pour Oscar Wilde, c’est l’art qui doit nous dominer et pas nous qui devons le dominer. Admiration, adoration, fascination, vénération, éblouissement, respect, emprise, élévation, etc. : dès qu’on parle d’art, on emploie un vocabulaire renvoyant aux rapports de maître à esclave, de puissant à faible, et notamment d’un Dieu surpuissant à ses faibles créatures. On voit le déplacement, de la théologie à l’art. On parle des artistes comme on a parlé de Dieu, des Seigneurs, du Pape, des Législateurs, etc. Il y a un article fameux d’Ernst Kantorowicz qui montre comment, autour du XIIIème siècle, les artistes sont comparés à des puissants (transcendants ou immanents). Comme Dieu, comme les hommes d’État ou d’Église, l’artiste a la possibilité de créer quelque chose qui n’existait pas. Du coup, ceux qui « consomment » l’art doivent le vénérer, être admiratifs. Cette longue histoire continue à structurer nos pratiques et notre rapport à l’art.
C’est pour cela que vous voyez ce tableau comme un « fait social total » ? Comment comprendre cette expression ?
L’expression vient de Marcel Mauss. Il voulait désigner par là des faits qui mettent en jeu dans certains cas la totalité de la société et de ses institutions. On tire un fil et tout vient. Tout le contraire de ce qu’on fait aujourd’hui à l’Université où l’on hyperspécialise les domaines et où les chercheurs finissent parfois par ne plus se poser que de petites questions sur de petits objets. Quand Bourdieu travaille sur la griffe du couturier, il prend comme exemple les serviettes de plage Pierre Cardin pour s’interroger sur la magie sociale de la grande marque. Il faut « faire rendre » aux objets les plus mineurs tous les enjeux qui les traversent. Un fait social total, c’est cela, c’est bien penser un objet en reconstruisant la totalité sociale dans laquelle il se situe. C’est tisser tous les liens qui font que le moindre petit événement peut permettre de faire comprendre les structures les plus générales du monde social.
A propos de notre rapport à l’art, vous parlez d’adoration. L’art a-t-il une spécificité en la matière ?
On observe les mêmes processus magiques ailleurs que dans l’art. Par exemple, quand des organisateurs d’un colloque invitent une grande star intellectuelle, ils captent sa part de sacré ; s’ils invitent aussi des personnes moins reconnues, ce sont elles qui vont augmenter leur degré de légitimité du fait d’être associées, même temporairement, à une star. Récemment, le 11 janvier, l’histoire de Nicolas Sarkozy cherchant à tout prix à être sur une photo qu’il sait importante, c’est exactement la même chose. Il veut redevenir président de la République et cherche par conséquent à se montrer aux yeux de tous comme l’égal des chefs d’État présents dans le cortège. Le processus est à chaque fois le même : on essaie de s’associer au pôle de légitimité le plus élevé. Il existe une multitude de stratégies pour y parvenir. Mais, pour comprendre pourquoi il y a des « grands noms », il faut s’interroger sur ce qu’est exactement le pouvoir symbolique. Il faut départiculariser ce qui s’observe dans l’art. Quand je passe à la radio et qu’on me présente comme professeur à l’ENS de Lyon, on opère immédiatement un rattachement de ma personne à une légitimité institutionnelle. On manipule en permanence la légitimité du sacré. Il est impossible de comprendre ces processus de rattachement dans le domaine de l’art si on ne les pense pas comme un cas particulier de mécanismes sociaux beaucoup plus généraux. J’ai voulu ainsi faire de mon enquête l’occasion d’une réflexion sociologique et anthropologique globale.
Vous parlez de « manière de résister » pour justifier l’écriture de ce livre. Pourquoi ?
Parce que ce qu’on fait faire aux universitaires et aux chercheurs aujourd’hui est assez affligeant. On les pressure en termes de temps : ils n’ont plus le temps de penser, au sens de penser largement, généreusement, amplement. On pilote aussi toute la recherche par des modes d’évaluation et des modes de mise au travail. On évalue tout par l’article et on force les jeunes chercheurs à se plier à cette fragmentation du savoir et de leurs intérêts : il faut publier des articles et aller se montrer dans des colloques, mais pour dire quoi au final ? Cela fait plusieurs années que je ne publie aucun article pour pouvoir écrire tranquillement ce livre. Et même écrire un « gros livre » est objectivement une manière en acte de résister à certaines tendances.
Vous analysez comment ce tableau se transforme en objet magique et comment son aura se construit. Mais une aura est-elle toujours construite ? Une aura n’est-elle pas au contraire une donnée naturelle, qui échappe au social ?
Ce n’est pas un hasard que vous puissiez penser que l’aura est naturelle, car c’est du social naturalisé : les dominants et tout ce qui s’y rattache (les objets qui leur sont associés) ont du charme. Le pouvoir attire. Les formes de pouvoir varient selon les univers. On est séduit par des gens qui représentent quelque chose d’important pour nous : joueur de foot, milliardaire, cinéaste reconnu(e), chanteur, homme politique (même au physique ingrat…). La séduction, le charme, l’aura ne sont jamais indépendants des positions de pouvoir. Les rapports de désirs amoureux sont tramés par des rapports de domination. Quand on cumule les handicaps sociaux, économiques et culturels, qu’on est un peu paumé dans sa banlieue ou son village, c’est plus difficile avec les filles. L’analyse par Bourdieu du bal des célibataires, dans la société paysanne du Béarn, est éclairante : on voit comment les filles du village se tournent vers les garçons qui viennent de la ville et qui représentent la modernité, les vacances, un style de vie plus attirant… Le charme du pouvoir opère en permanence dans nos sociétés. J’ai voulu faire une esquisse d’une théorie générale de la magie du pouvoir pour penser au-delà du champ de l’art.
Qui sont les opérateurs de cette magie dans le domaine de l’art ?
Certaines personnes – très peu nombreuses – ont une baguette magique très efficace. Mais avant d’en arriver à elles, il est important de dire tout d’abord que tous ceux qui participent au monde de l’art croient en l’art, en sa valeur, en l’importance de rattacher un nom à un tableau, etc. ; il y a beaucoup d’implicites partagés derrière leurs actions ordinaires. Si j’en reviens à l’action des attributeurs, elle consiste à publier un texte dans lequel ils écrivent que « ce tableau, possédé par tel collectionneur ou tel musée, est un Nicolas Poussin ». Il faut que cela soit écrit, la baguette magique ne fonctionnant pas à l’oral. Il faut que cela soit publié dans une revue d’art prestigieuse et il faut que cela soit un minimum argumenté ; on ne peut se contenter d’affirmer « ceci est un Poussin ». Tout cela n’aurait cependant aucune efficacité performative si ces acteurs ne s’étaient pas construits progressivement une légitimité : ils sont quasiment tous nés au sein des élites, ont fréquenté des écoles prestigieuses, ont travaillé dans des institutions tout aussi prestigieuses et ils se sont peu à peu hissés à un niveau de reconnaissance mondiale. On voit donc les conditions dans lesquelles ils peuvent accomplir, avec quelque chance de réussite, leur acte performatif : « ceci est un tableau de Nicolas Poussin ».
J’ai suivi les prises de position des uns et des autres, et les controverses. Ainsi, les Britanniques ont dominé la scène pendant un temps. Antony Blunt publie une version du tableau en 1982, mais il meurt en 1983 et sa position s’affaiblit car un mort est toujours moins efficace qu’un vivant… Denis Mahon, son grand rival en Angleterre, reprend le flambeau en défendant la même toile. Puis, ce sont Jacques Thuillier et Pierre Rosenberg, les experts français, qui s’expriment et imposent leur vue sur une autre version. Mais rien ne dit que dans trente ans, de nouvelles générations d’historiens d’art reconnus ne voudront pas rouvrir le dossier, réexaminer d’autres toiles, considérées aujourd’hui comme des copies. Et puis d’ici là, peut-être que de nouvelles toiles auront réapparu en contribuant à changer encore un peu plus la donne.
N’est-il pas possible d’apprécier de la musique par exemple de manière presque pure, sans être soumis aux états de fait, aux évidences, aux socles de croyance ?
Il est rare que les gens écoutent une musique ou lisent un livre sans avoir des éléments d’accompagnement, produits par des institutions plus ou moins légitimes, qui qualifient cette musique ou ce livre. Il est rare que les gens aient des expériences esthétiques pures. Ils ont des expériences qui sont en grande majorité cadrées par des labellisations, des discours, des institutions. Par exemple, si je n’écoutais pas ce que Godard dit de ce qu’il fait et ce que certains commentateurs savants en disent, je ne regarderai certainement pas ses films de la même façon, et peut-être même que je n’arriverai pas à les regarder.
Est-ce que l’artiste est condamné au sacré ?
Dans Asphyxiante culture, que je cite dans ma conclusion, Jean Dubuffet écrit qu’il rêve à quelque chose qui ne s’appellerait même plus « art », quelque chose comme une fête permanente des sens et de l’esprit. Nombreux sont les artistes qui essayent de sortir de la cage dorée dans laquelle ils sont pris. Le ready-made Fontaine de Marcel Duchamp, par exemple, interroge clairement la fonction magique du musée mais ne le remet pas fondamentalement en question : l’œuvre reste dans un musée et celui qui tente de la vandaliser se fait arrêter. De même pour Banksy qui, l’année dernière à New York, faisait vendre des pochoirs originaux et non signés sur un stand de rue pour quelques dizaines de dollars – et qui sur la journée n’a attiré que trois personnes… C’est une expérience intéressante, mais ça reste une parenthèse. Si Banksy allait vraiment jusqu’au bout de sa démarche, alors il retournerait au statut d’artisan, vivant chichement de ses créations, tandis qu’aujourd’hui, dans l’état actuel des choses, certaines de ses œuvres se vendent des centaines de milliers d’euros sur le marché de l’art. Donc on voit que certains artistes s’agitent pour s’émanciper des cadres ou les interroger, mais par rapport à ce dont rêvait Dubuffet à la fin des années 60, tout ce qui est proposé est assez marginal.
Comment vous comprenez la logique sociale à l’œuvre non pas derrière l’admiration de l’art mais sa détestation ? Par exemple toutes les controverses autour l’art contemporain rejeté justement parce que symbole des dominants ?
Il faudrait enquêter de près, car il y a rejet et rejet de l’art contemporain. Si on plaçait des personnes de milieux populaires devant des œuvres de Buren, de Jeff Koons ou de Lucian Freud, ils auraient toutes les chances de rire, d’exprimer leur colère ou leur profond inintérêt. Les acquis de ma recherche permettent de reposer la question du rapport des milieux populaires à l’art. Car s’ils ne vont pas dans les musées, ce n’est pas simplement parce qu’ils n’ont pas les bons codes culturels, c’est aussi parce qu’il y a quelque chose d’impressionnant qui se présente à eux et qu’ils sentent le rapport de domination intimidant dans lequel on les place. Et puis y a des gens qui, pour des raisons idéologiques, jugent que ces tentatives sont des fumisteries. Jacques Thuillier, par exemple, était très conservateur et jugeait qu’un Poussin valait un million de fois tout ce qu’on nous propose aujourd’hui. Mais il y a aussi une critique de gauche et même d’extrême gauche par rapport à l’art contemporain. Il y a donc des attitudes extrêmement différentes par rapport à ça et il est extrêmement compliqué d’en saisir les logiques.
Une fois posée cette théorie de la domination qui éclaire les conditions de notre propre regard, qu’en faire ?
Lorsque les physiciens énoncent la loi de la gravité, on ne leur demande pas : « OK, mais alors maintenant qu’est-ce qu’on en fait ? » Je pense que ce n’est pas forcément ceux qui ont étudié des mécanismes ou des phénomènes qui sont les mieux placés pour savoir que faire de ce savoir. Dans le cas des physiciens, ce sont ensuite les ingénieurs qui se saisissent de leurs découvertes. Ici c’est aux politiques et aux militants de s’emparer de ça… Pendant la Révolution, on pensait mettre des copies dans les musées… voilà une idée. Bref, c’est à la société, aux associations et aux partis politiques de « traduire » cela. C’est en tout cas ce que j’espère, même si dans ma conclusion, en retournant l’analyse sur les conditions de production et de circulation des travaux scientifiques, je dis avec un peu de pessimisme que cela risque d’être difficile. Nous aussi nous sommes séparés. Les savoirs universitaires sont comme des bombes qui seraient immédiatement désamorcées. Comment arriver à diffuser ce savoir ? Comment parvenir à faire qu’à un moment donné des gens puissent se dire : « D’accord, c’est comme ça, c’est comme la loi de la gravité, c’est une donnée et il faut partir de cela pour agir. »
Mais pour en revenir au manque de solution, vous interrogez forcément en creux les politiques publiques… Les politiques d’accès à l’art vous semblent un outil complètement inefficace?
J’avoue que j’ai progressivement changé de position avec ce travail. Tant que j’étais dans une logique d’analyse des inégalités d’accès à la culture, je pensais que, justement, pour résoudre ce problème-là il fallait absolument socialiser les enfants en bas âge, donc mettre en place une éducation artistique dès l’école maternelle. J’y ai cru, j’ai même été mobilisé parfois par le ministère de la Culture à qui j’ai dit en résumé : pour lutter contre les inégalités il faut de l’éducation précoce, il faut que l’école amène les enfants d’origine populaire au théâtre, au musée, au concert. Je pensais qu’il fallait presque un dossier culturel comme on a un dossier scolaire : que l’école ou la commune s’engage à ce que les enfants aient x expériences et que, arrivés au collège, les enfants de toute origine sociale aient eu de nombreuses expériences culturelles. Maintenant, je me demande s’il ne faudrait pas réinterroger la nature même de ce à quoi on veut donner accès. Ce travail touche à ça. Soit on reste dans la croyance qu’on ne peut pas changer cet état de fait, soit on se pose la question de ce qu’on a constitué comme art. Est-ce que ça vaut le coup de démocratiser l’art tel qu’il se présente à nous aujourd’hui ? Je n’ai pas de réponse ni de solution toute faite.
Ce qui m’intéresse, c’est d’interroger le sens de l’art, son statut et ses fonctions. S’interroger un peu radicalement pour savoir en définitive s’il faut faire de l’éducation artistique dès l’école primaire, ou s’il ne faut pas remettre en question la séparation constitutive de l’art, cette séparation qui fait qu’on a fait des œuvres d’effrayants petits morceaux de sacré. Mon rôle consiste à poser des questions, et à montrer l’état des choses dans lequel nous vivons…
Si, votre solution c’est de remplacer l’éducation artistique par de la sociologie, pour éduquer le regard…
Remplacer non !, mais c’est effectivement une de mes propositions depuis quelques années. Je crois beaucoup à l’enseignement des sciences sociales, beaucoup plus qu’à ces prêchi-prêcha de l’éducation morale qui m’exaspèrent sérieusement, surtout quand c’est la « gauche » qui les propose… Il vaudrait mieux éclairer les enfants, leur faire prendre conscience que le monde social est, comme le monde naturel, structuré, qu’il a ses logiques, ses mécanismes…
Comment vous inscrivez ce livre dans votre œuvre ? Est-ce qu’il vient consacrer d’autres travaux antérieurs ? Les développer ?
Je m’autorise des choses que je ne m’autorisais pas jusque-là. Quand j’ai soutenu ma thèse, je n’avais que 26 ans. J’ai fait un travail sur l’échec scolaire, j’avais 1000 pages de thèse et parmi ces 1000 pages, il y en avait 300 sur l’histoire de l’écriture et de la culture de l’écrit en Occident, les rapports entre institutions de pouvoir et culture écrite, etc., que j’ai dû supprimer dans la version publiée. En fait, aujourd’hui je reviens à mes premières amours. Parce que j’ai un éditeur qui me suit, parce que je n’ai pas grand-chose à perdre académiquement, je m’autorise des choses, j’ose. D’une certaine manière, c’est une folie, les gens n’attendent pas ce genre de bouquin. Alors que l’univers universitaire est hyper-spécialisé, je mène une étude complètement décloisonnée, je m’appuie sur les travaux d’assyriologues, d’anthropologues, de spécialistes de théologie sacramentaire… Mais je pense que c’est vers ça qu’il faudrait qu’on aille collectivement. Cet ouvrage est aussi une façon de dire, en acte, que j’aimerais que l’Université change assez radicalement…
Vous mettez en pratique ce que vous appelez « l’unité des sciences sociales »…
Dans le temps même de l’enquête, j’ai écrit un livre d’épistémologie – Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales (Seuil, 2012) – où je pointais le problème de l’hyperspécialisation. Ça peut être très prétentieux de dire que j’ai essayé avec ce livre de « faire mon Durkheim », mais je dis que tout le monde devrait essayer de le faire. Il suffit de lutter contre les logiques qui nous en empêchent, il faut prendre le temps et le risque de penser large.
Avec quels chercheurs vous vous sentez en communion aujourd’hui ?
Au fond, mes grands modèles sont des chercheurs comme Elias ou Bourdieu : ils ont brassé large, et ont voulu poser de grandes questions même sur de petits objets. C’était la force aussi des Barthes, des Foucault. Il y a des gens aujourd’hui qui disent : « Mais ça, c’était avant ! c’est du passé. » Je ne suis pas d’accord. Donc je résiste à ça en montrant que c’est possible de faire autrement. Il faut prendre le temps de lire des travaux très éloignés de sa discipline et même de ses objets, de comprendre l’histoire de longue durée des choses présentes que l’on étudie. Il faudrait que les étudiants soient habitués à ne pas se contenter d’étudier des petits objets, même si tout pousse à ça aujourd’hui avec l’injonction à faire sa thèse en trois ans. Il faudrait leur donner le sens des grands problèmes qui se posent dans tous les petits sujets que l’on peut étudier.
Vous écrivez que « toutes les tentatives de rapprochement d’avec le sacré sont des stratégies de mise à distance de l’insignifiance et de l’absurdité de toute existence mortelle. »
C’est Max Weber qui écrit que les dominants veulent dominer mais qu’ils veulent aussi se sentir justifiés d’exister comme ils existent. Ça nous ramène à une question existentielle : nous sommes mortels et nous voulons nous convaincre que nous menons une vie digpne d’être vécue. Si les gens s’associent avec le sacré, c’est parce que ça donne du sens et de l’importance à une existence au fond parfaitement insignifiante.
Pendant longtemps, j’ai trouvé que c’étaient des questions qui étaient plus métaphysiques que sociologiques. Mais aujourd’hui, je pense qu’on ne peut faire de la bonne sociologie sans tenir compte de cela : les êtres humains sont mortels et ils ont besoin de se sentir justifiés d’exister. Et je pense que le sacré ça sert aussi à ça, ça sert à dire : « Je ne suis pas insignifiant, je suis important. » Sauf qu’il n’y a pas de sacré sans profane, et de signifiant sans insignifiant, et que la lutte laisse plus de monde dans l’insignifiance ou la demi-signifiance que dans la certitude d’être ce qu’il faut être.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand et Diane Lisarelli
Ceci n’est pas qu’un tableau, de Bernard Lahire, éd. La Découverte, 598p., 25€
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