En moins de six mois, avec un deuxième album magnifique, Emoticons, les Anglais de Ben & Jason ont violemment réhabilité un songwriting à l’ancienne, fin tissage de mélancolie et de lumière, de culture et de naïveté. Un conseil d’ami : toujours perdre sa virginité en écoutant Nick Drake. On part à la rencontre de Ben […]
En moins de six mois, avec un deuxième album magnifique, Emoticons, les Anglais de Ben & Jason ont violemment réhabilité un songwriting à l’ancienne, fin tissage de mélancolie et de lumière, de culture et de naïveté. Un conseil d’ami : toujours perdre sa virginité en écoutant Nick Drake.
On part à la rencontre de Ben & Jason avec l’assurance de trouver de vieux amis. Des amis qu’on voit pourtant pour la première fois et qu’on connaît déjà par coeur. Parce qu’on croit à ces rapprochements éclairs, à ces soudures express entre ceux qui ont tant de disques en commun qu’il suffit d’un rien pour aimanter les conversations, de quelques noms vites lâchés pour se confirmer qu’on parle effectivement la même langue. Des noms qu’on n’ira pas chercher loin : Brian Wilson, Ray Davies, Andy Partridge, le trio arbitral de pas mal de rencontres, mais aussi Carole King, Simon & Garfunkel, Van Dyke Parks, Burt Bacharach… Avec Ben & Jason, on aura une fois encore l’occasion de vérifier notre proverbe favori : les amis de mes disques sont mes amis. « Quand nous nous sommes rencontrés, précise Ben, je travaillais chez l’éditeur de musique Warner Chappell et Jason était arrangeur free-lance. Chaque fois qu’il passait au bureau, il apportait des piles de disques dont j’ignorais tout et qu’il fallait à tout prix que je découvre. » Variante du proverbe : les disques de mes amis sont mes amis.
Ben Parker, 23 ans, et Jason Hazeley, de quatre ans son aîné, forment en matière de songwriting à l’ancienne le duo le plus en vue de cette année durant laquelle ils ont déjà frappé deux fois. Des garçons polis leur premier mini-album paru au printemps s’intitulait Hello et émotifs leur véritable premier album s’appelle Emoticons. Des garçons sans doute un peu vieux jeu et déplacés dans une époque digitalisée, où il n’est pas pensable d’envisager une carrière avec de tels arguments : des guitares acoustiques, deux voix harmonisées, des trompettes pimpantes et une contrebasse ventrue, des cordes tendues ou enroulées et un piano tempéré. Presque rien autour sinon quelques accidents bruitistes un coup de tournevis sur les cordes du piano à l’entrée de Widows walk et de l’air, de l’espace, de généreuses brumisations d’oxygène entre les mots, dans le tissu des orchestrations, à la sortie de chaque note. De véritables boulevards de vent qui glissent entre les pores dilatés de ces chansons, des courants d’air pur qui traversent leur membrane translucide, évitant la formation des odeurs de renfermé et autres parfums trop tenaces et paralysants de la nostalgie.
Ainsi, sur les vingt-trois merveilles dévoilées en tout juste six mois par ce duo tombé du ciel (les dix douceurs de Hello, les treize variations capiteuses et déchirantes d’Emoticons), pas une seule qui n’ait les traits tirés par l’effort, les chairs rembrunies d’avoir été extraites au forceps. Au contraire, même si le ton général des textes de Jason Hazeley n’a rien d’un recueil de blagues pétomanes et flirterait plutôt avec le recueillement mortuaire, la clarté du teint de ces mélodies frise l’insolence. Quant à l’histoire du duo, elle aurait largement de quoi alimenter le plus rose des contes de fées : « Un jour, raconte Ben, Jason m’a apporté, en plus de la traditionnelle pile de disques, un texte qu’il avait écrit. Il m’a demandé ce que j’en pensais, sans doute avec quelques idées derrière la tête. Le soir, en rentrant chez moi, j’ai pris ma guitare et j’ai travaillé à partir du texte. Le lendemain, quand nous nous sommes revus, nous tenions notre première chanson. Pour rompre l’ennui du bureau, on se retrouvait ainsi chaque jour à l’heure du déjeuner dans la cuisine pour composer et travailler nos morceaux. »
Autour de cette frêle embarcation à deux places, les éléments vont ensuite se déchaîner à vive allure. Un ami les introduit auprès d’un ingénieur du son de la BBC qui leur offre l’aubaine de quelques séances d’enregistrement dans les studios de la grande maison. Trois titres sont mis en boîte avec un quatuor à cordes, lesquels atterrissent par l’intermédiaire d’un autre ami entre les mains du patron du label Go Beat!, qui consulte son entourage pour authentifier son trésor : « Il a passé notre cassette à Beth Gibbons de Portishead qui lui a aussitôt conseillé de nous signer. Elle lui a dit que c’était la meilleure chose qu’il lui ait jamais fait écouter et c’est comme ça qu’on s’est retrouvés en quelques jours à peine avec un contrat pour six albums. Au départ pourtant, notre démarche était très égoïste, nous n’avions aucune intention d’aller nous vendre, on pensait simplement que personne ne serait jamais intéressé par ce genre de musique aujourd’hui. »
Comme The Divine Comedy ou Belle And Sebastian avant eux, Ben & Jason passeront ainsi sans dommage sous les fourches caudines d’un bizness anglais qui n’aime pas trop les coeurs tendres et les caractères fragiles. Il faut dire qu’ils ont dès le départ en leur possession une carte maîtresse qui vaut pas mal de sésames : l’arrangeur Robert Kirby, dont le nom brille en secret sous la statue imposante de Nick Drake, bénit leur première sortie dans le monde en emballant de cordes éblouissantes l’un des titres de Hello, Joe’s ark. « Je l’ai contacté bien avant le groupe, claironne Jason, parce que je me demandais ce qu’avait bien pu devenir l’arrangeur génial de Bryter layter. J’ai tout simplement trouvé son nom dans l’annuaire et je lui ai téléphoné. Quand on lui a demandé de travailler avec nous, il a accepté même s’il a vite estimé qu’on pouvait se débrouiller seuls. Sa contribution fut donc symbolique, même si elle nous a pas mal aidés à avoir confiance en nous. »
Quant à Saint Nick Drake, il constitue le trait d’union le plus fort qui relie Ben à Jason, plus solide encore que McCartney ou Paul Simon, autres tuteurs évidents de ces chansons où spleen et extase forment un seul ménage harmonieux et idéal. Une anecdote lâchée par Ben et inconnue de Jason fera pendant l’interview office de révélation tardive et confirmera que ces deux-là ne se sont pas trouvés par hasard : « Mes parents avaient une discothèque assez riche, avec pas mal de musique classique et la crème de la pop, des Beatles à Simon & Garfunkel. Mais mon premier grand choc musical, je l’ai connu à l’adolescence grâce à une fille un peu bizarre avec qui je sortais. Elle a apporté Bryter layter et m’a forcé à l’écouter en boucle. J’ai été immédiatement secoué de l’intérieur par la beauté cruelle de ces chansons. C’était la première fois que je couchais avec une fille et c’est Nick Drake qui passait en fond : ça marque forcément la vie d’un homme ! » Jason se tord d’un rire admiratif au récit du dépucelage de son camarade, n’en revient pas que telle confidence n’ait jamais remonté plus tôt en surface. « Moi, rétorque Jason, c’est un pote qui m’a fait découvrir Pet sounds alors que je n’écoutais essentiellement que du classique. J’ai été également sidéré par ce que j’ai entendu, mais je peux jurer que je n’ai pas couché avec mon pote ! »
Plus tard, sur un ton nettement moins badin, Jason confie qu’il venait de traverser une dépression carabinée avant de rencontrer Ben et que l’écriture en binôme fut la plus efficace des thérapies, les vibrations positives émanant naturellement de l’affable Ben de sa personne comme de ses compositions ayant considérablement cautérisé des plaies qu’on devine encore fraîches à la lecture des textes d’Emoticons. « Avant de rencontrer Jason, je n’avais de la musique en général qu’une idée un peu légère et insouciante. Grâce à ses textes, à sa personnalité très dense, je me suis un peu assombri intérieurement, j’ai découvert en moi une part d’ombre. En échange, je pense lui avoir apporté une certaine fraîcheur, une naïveté qui est la base de notre écriture musicale. Je trouve ça beau, la naïveté, mais ça me désolerait que les gens s’arrêtent à ça et nous prennent pour un de ces groupes un peu niais qui font de la pop chatoyante alors que le noyau de nos chansons est beaucoup plus sombre que les apparences le laissent croire. » Ne pas réduire Emoticons à émotif et con-con donc.
Parmi les disques que Jason fit découvrir à son complice, histoire de présager d’un avenir commun, il y eut un jour ce labyrinthe coupe-gorge qu’est le Maxinquaye de Tricky, secousse tellurique qui provoqua un tel bourdon chez le gentil Ben qu’il rentra illico chez lui pour composer l’ombrageux Say come. Comme quoi, les disques amis de nos amis peuvent à l’occasion devenir des ennemis intimes.
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