Le lendemain des Grammy Awards, où il fut récompensé, Kendrick Lamar publiait « The Blacker The Berry », brûlot politique et antithèse (en apparence) de ses récentes sorties. Explication de texte.
Lundi, Kendrick Lamar dévoilait un nouveau titre, The Blacker The Berry, après avoir remporté la veille le Grammy de Best Rap Song & Performance pour sa chanson « i ». Si The Blacker The Berry est en tous points opposé au single en question, il n’est pas surprenant que Lamar le sorte le lendemain de sa victoire médiatisée. Tandis que « i » est un appel à la célébration de soi et à l’insouciance avec des punchlines difficilement plus explicites que « I Love Myself » , The Blacker The Berry le voit s’aventurer vers des territoires beaucoup plus sombres, politisés et introspectifs (tout autant qu’expiatoires).
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Le titre traite des questions raciales aux Etats-Unis, particulièrement les évènements intervenus à Ferguson et à Salt Lake City l’année dernière et ayant coûté la vie à de jeunes Afro-Américains. Le fait de sortir ce morceau au lendemain des récompenses d’une institution aussi implantée que les Grammys est donc une manière de marquer le coup. Et fort logiquement, l’effet ne s’est pas fait attendre, les réseaux sociaux ainsi que l’ensemble du web s’étant emparés du phénomène pour le disséquer en profondeur.
http://www.youtube.com/watch?v=6AhXSoKa8xw
Le morceau, en plus d’être en top tweet dans le monde entier, a été écouté plus de 2 millions de fois en 24 heures, chacun y allant de son petit commentaire ou de sa petite analyse. En premier lieu, Michael Chabon, lauréat du Prix Pulitzer pour le livre Les Extraordinaires Aventures de Kavalier et Clay en 2001, analyse tout particulièrement la fin de la chanson :
So why did I weep when Trayvon Martin was in the street?/ When gang banging make me kill a nigga blacker than me?/ Hypocrite!
en dressant le parallèle avec le titre iconique de Common, I Used To Love H.E.R :
« Dans ce couplet final, Kendrick Lamar emploie une rhétorique similaire à celle de Common- et d’une certaine manière encore plus dévastatrice- dans les derniers vers de I Used To Love H.E.R : en remettant en cause l’intégralité du texte en usant d’une révélation surprise. Dans H.E.R, Common révèle l’identité du « her » du titre -le hip-hop lui-même, ce qui force l’auditeur à reconsidérer entièrement le sens et l’intention de la chanson. Ici, Kendrick Lamar révèle la nature de l’hypocrisie dont parlait le narrateur depuis le début, mais sans l’avoir articulée ni élaborée jusqu’ici : à savoir qu’il pleurait la mort de Trayvon Martin (en référence à l’adolescent noir abattu par le policier George Zimmerman en 2012 en Floride, N.D.L.R) alors qu’il était lui-même responsable de la mort d’un jeune homme noir. Le « her » de Common n’est pas une femme mais le hip-hop lui-même ; tandis que le « I » de Lamar n’est pas (ou pas seulement) Kendrick Lamar mais la communauté noire dans son ensemble. Cette révélation force l’auditeur à une plus profonde et plus large analyse du « you » de la chanson, et à considérer la possibilité que « l’hypocrisie » en question est une question beaucoup plus complexe moralement que ce qu’on veut bien nous faire croire. Et surtout une problématique à laquelle on ne peut se soustraire. »
La question est éminemment épineuse, et le fait que Kendrick Lamar saute à pieds joints sur un terrain aussi miné démontre l’assurance et la détermination dont il a toujours fait preuve dans ce domaine. Dans l’interview qu’il avait donnée pour Billboard au début du mois de janvier, il déclarait :
« J’aimerais que quelqu’un voit nos quartiers, où la situation est, mentalement, intrinsèquement niquée. Ce qui s’est passé avec Michael Brown n’aurait jamais dû se produire. Jamais. Mais si nous n’avons pas de respect envers nous-mêmes, comment pouvons-nous espérer obtenir leur respect ? Tout ça part de l’intérieur. Tout ça ne part pas des émeutes ou des pillages – ça part de l’intérieur. »
Des propos qui avaient provoqué un tollé sur Twitter, et l’ire de certains artistes, notamment (forcément ?) Azealia Banks, qui avait twitté :
« HOW DARE YOU open ur face to a white publication and tell them that we don’t respect ourselves…. Speak for your fucking self. »
The Blacker The Berry intervient donc comme une sorte de réponse à la colère que ses propos ont provoqués. Et si cette réponse est cinglante, elle est surtout à analyser sous l’angle de la notion d’identité (raciale, personnelle, politique), et dans le prolongement du single « i ». Si ce dernier serait à ranger du côté des feel-good songs, avec son sample emprunté à That Lady des Isley Brothers et son optimisme en bandoulière, The Blacker The Berry, s’il est bien plus irascible et tempêtueux dans ses intentions, n’en constitue pas forcément pour autant l’antithèse.
Kendrick Lamar a toujours versé à la fois dans l’egotrip (se souvenir pour cela de son couplet sur le Control de Big Sean) et dans l’auto-flagellation, et ce parfois dans le même élan. Et « i » et The Blacker The Berry illustrent de fait, dans leur « dichotomie complémentaire », les mêmes problématiques et un thème récurrent dans l’œuvre du rappeur de Compton : l’estime de soi.
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