La surprise des Chefs. Après trente-trois ans de bons et loyaux services rendus à la musique traditionnelle irlandaise, les Chieftains connaissent la consécration grâce à The Long black veil, album conçu comme une surprise-partie médiévale. Paddy Moloney, leur affable leader, mène la danse. En ce jour d’élégie printanière, soleil primeur sur Dublin, pommiers et genêts […]
La surprise des Chefs. Après trente-trois ans de bons et loyaux services rendus à la musique traditionnelle irlandaise, les Chieftains connaissent la consécration grâce à The Long black veil, album conçu comme une surprise-partie médiévale. Paddy Moloney, leur affable leader, mène la danse.
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En ce jour d’élégie printanière, soleil primeur sur Dublin, pommiers et genêts de St Stephen’s Green en floraison avancée, Paddy Moloney manifeste à lui seul plus de zèle qu’une ruche d’abeilles soumise aux trois-huit. Le porte-parole des Chieftains reste cloîtré depuis l’aube dans une suite du troisième étage du Conrad Hotel. Il débite sans le moindre signe d’impatience l’histoire de cet orchestre folklorique fondé voici trente-trois ans dans son village de Milltown dont il a orchestré, jusqu’à ce jour, l’opiniâtre sarabande. Petit homme rieur de 56 ans, au visage de faux niais à la Bourvil, auquel il a emprunté involontairement la frange moyenâgeuse. Moloney jouit pleinement, sans bouleversements, de cette soudaine avalanche de sollicitations, consécutives à la sortie de The Long black veil. Ce trente et unième album des Chieftains présente en effet la particularité d’avoir reçu la visite de quelques beaux messieurs et belles dames de l’aristocratie du rock qui firent offrande de leur voix sur chacune de ses treize pièces. Casting imprenable : Mick Jagger et les Rolling Stones, Marianne Faithfull, Sting, Sinead O’Connor, Van Morrison, Tom Jones. C’est l’histoire du prince qui va, un beau matin, mener en promenade son palefrenier dans un carrosse. Depuis leurs débuts, les Chieftains, valeureuse formation attachée à cultiver la tradition des gigues et ballades de la verte Erin, se voyaient régulièrement octroyer des invitations au château en échange du gîte, du couvert et de quelques deniers. « Le premier à nous avoir conviés à jouer sur son disque fut Paul McCartney. Il s’agissait en fait de l’album des Scaffold, le groupe de son frère Mike McGear que Paul produisait. Il nous rappela pour l’accompagner sur Raincloud, la face B de Ebony & ivory. Puis ce fut au tour de Mike Oldfield, Art Garfunkel, Elvis Costello, Don Henley, Van Morrison avec qui nous avons enregistré l’album Irish heartbeat. Nous avions fortuitement accédé au statut de troubadours préférés des rock-stars. A mesure que mon carnet d’adresses fleurissait de noms prestigieux germa l’idée de mettre à contribution certaines de mes relations. A ma grande surprise, ceux que j’appelais, acceptaient sans hésiter. Organiser les séances d’enregistrement constituait le problème principal. Avec Marianne Faithfull, les choses allèrent vite. Elle habite l’Irlande. Nous sommes allés chez Sting, dans sa maison du Wiltshire, au sud de l’Angleterre. Musiciens et matériel étaient rassemblés dans une pièce unique, à la fin nous marchions sur les verres de bière. Il fit lui-même le choix de chanter en gaélique, langue qu’il n’a jamais pratiquée. Certaines séances tournèrent bamboche. Avec Van Morrison, les bouteilles de champagne voltigeaient. Celle des Rolling Stones s’est achevée par la dégustation d’une réserve de whiskies vieux de 50 ans dont Keith Richards et Ronnie Wood s’efforçaient de reconnaître les noms au cours d’un duel mémorable. Mon voeu le plus cher était que, sur cet album, l’intervention de la technologie soit la plus légère possible, que le studio ne pèse pas sur ces instants particuliers où des artistes d’une telle envergure s’efforçaient de servir le mieux possible, avec une touchante humilité, ces chansons que j’avais choisies pour eux. »
L’interprétation que délivre Mick Jagger du classique The Long black veil, où l’on retrouve les intonations canailles et cette conviction faisant du lippu un interprète exceptionnel, justifie à elle seule l’entreprise. Toutes aussi enchanteresses sont les approches sensibles et libérées de Mo guile mear et Love is teasin, deux traditionnels au long cours, visités respectivement par Sting et Marianne Faithfull. Paddy Moloney ne s’aventure pas à dresser autour de ces rendez-vous avec les étoiles une de ces sottes théories dont raffole la gent journalistique qui explique par les racines l’unanime consentement qu’a recueilli son projet. Si ses lèvres s’en tiennent à une réserve polie, Paddy admet cependant avoir offert à ses invités de marque l’opportunité de se retrouver sur ce rare périmètre commun à chacun. « La musique traditionnelle irlandaise leur appartient, ou plutôt ils appartiennent à cette musique », plaide-t-il. A ses débuts, Paddy Moloney menait trois carrières de front. Au sein des Chieftains, il jouait du tin whistle, petite flûte de cuivre dont s’échappent en volubiles nuées des notes mutines et gaies ; il exerçait les fonctions de directeur de Clawdagh Records, label appartenant à un monsieur Gareth Brown, grosse fortune issue des brasseries Guinness qui cultivait en jardin secret son amour pour la musique traditionnelle ; il animait enfin une émission hebdomadaire sur une radio locale dont la vocation l’amenait à sonder les liens unissant l’irish folk music avec la country américaine. Pour étayer ses démonstrations à l’antenne, Paddy puisait dans les écrits du plus illustre musicologue américain, Alan Lomax, membre de la Library of Congress des Etats-Unis, dont le nom reste à jamais asssocié aux premiers enregistrements de Muddy Waters. Ce parcours didactique l’incita bien plus tard à réaliser un album à Nashville, Another country, accompagné par quelques vieux fusils parmi les plus nobles, Willie Nelson, Rikki Skaggs et Chet Atkins, auxquels vint s’adjoindre le fin calibre d’Emmylou Harris. Paddy a toujours eu, outre le bristol d’invitation facile, un esprit d’ouverture qui, sans l’inciter à fuir les responsabilités du patrimoine, le poussa à arracher la gigue des tréteaux érigés à l’occasion des fêtes de mariage et des comices agricoles pour la transplanter sur la scène internationale.
« Quand les Chieftains débutèrent, la musique traditionnelle vivait sous l’influence d’un homme, Sean O’Riada (compositeur du Women of Ireland que Stanley Kubrick choisit pour la bande originale de Barry Lyndon et à laquelle les Christians firent subir les derniers outrages). Sean incarnait la tradition. J’ai grandi dans une société où la musique ponctuait chacun des actes cruciaux et des faits simples de l’existence. Ma mère était accordéoniste. Elle m’acheta mon premier « whistle » à l’âge de 6 ans, mon premier « uilleann pipes » (cornemuse irlandaise) deux ans plus tard. Je suis rentré à l’Irish School of Music à 9 ans, j’en suis sorti à 14. Autour de moi évoluaient des ensembles qui forgèrent ma mémoire et me léguèrent en héritage un grand nombre de chansons. Pourtant, à ma façon, j’étais un rebelle. Mon ambition dépassait la simple perpétuation d’une tradition. Lorsque j’ai quitté l’école, ce fut pour monter un groupe de skiffle (premier genre musical autodidacte anglais dont Lonnie Donnegan fut, à la fin des années 50, la seule gloire). Il s’appelait The Squares. Je jouais du washboard et du ukulele. Je dirigeais en parallèle un Ceily Band, formations louées lors des mariages et célébrations diverses. Je mélangeais les sons, osait des croisements entre instruments, me lançais dans des arrangements inédits. Si bien que, lorsque nous avons enregistré notre premier album en 1963, nous avons intéressé les groupes à la mode. En 1966, nous étions l’attraction d’une party londonienne organisée en l’honneur des Rolling Stones. J’y ai fait la connaissance de Mick Jagger et de Marianne Faithfull. Mais c’est Brian Jones qui montrait le plus de curiosité, se passionnait pour toutes les sonorités médiévales. Les gens l’ignorent mais nous étions très courtisés. Parmi nos fans figurait l’acteur Peter Sellers (imitation réussie de l’inspecteur Clouzeau). Chaque fois qu’il donnait une réception, nous en étions. Une nuit chez moi à Milltown, il était 1 h du matin, je me suis réveillé en sueur, le coeur battant la chamade. Je voyais Peter Sellers au pied de mon lit, un verre à la main et ce sourire narquois de chat au coin des lèvres. Ma femme inquiète s’empressa de me préparer une tasse de thé. Le lendemain matin, la radio nous apprenait sa mort survenue la même nuit vers 1 h. »
Si Paddy est digne de foi lorsqu’il relate ses apparitions, il y a en revanche une absence qui sur l’album The Long black veil soulève une question. Celle de Shane McGowan qui avec les Pogues contribua à remettre le folklore irlandais sur la carte musicale des années 80. « Il est à la fois trop proche et trop éloigné de nous, se défend Paddy. Il appartient à une autre tradition, celle des Irlandais de Londres. Ils ont leur pubs, leur répertoire. Leur tristesse est différente de la nôtre. J’imagine difficilement McGowan chantant sur cet album ou les Chieftains jouer sur l’un des siens. »
Dans les rues de Dublin, Paddy demeure une célébrité que l’on salue, sans plus. Lui qui contribua plus qu’aucun autre à la renaissance du folk irlandais, à qui l’on a décerné par brouettes distinctions et awards, dont le dernier album plane haut sur les charts américains, qui a joué ses gigues au pied de la muraille de Chine, semble ici se confondre avec l’anonymat du décor. « Comme la Guinness, nous sommes devenus une institution. On ne nous remet plus en question. »
En juillet prochain, l’Irlande célèbre le cent cinquantième anniversaire de la grande famine de la pomme de terre qui, en 1845, faisait mourir deux millions d’individus et en jetait autant sur les routes de l’émigration. Parmi eux, les ancêtres de Shane McGowan, de John Lydon, de John Lennon. Sur son dernier album, Universal mother, Sinead O’Connor stigmatisait l’attitude des propriétaires anglais qui avaient cédé les mauvaises terres aux paysans irlandais où seule la pomme de terre parvenait à pousser tandis que céréales, légumes, fruits et poissons étaient embarqués sous escorte sur des navires anglais. L’île ne s’est jamais remise d’une telle saignée et continue à en payer aujourd’hui les conséquences. Depuis six ans, Paddy travaille à sa Famine symphony. Elle sera jouée avec l’ensemble japonais des tambours de Koda, l’orchestre symphonique de Quebec, le Gospel Choir et les chanteurs rituels de la tribu Choctaw d’Oklahoma, sur l’île de Gross au large des côtes canadiennes où étaient recueillis et mis en quarantaine les réfugiés. Beaucoup périrent sur cette île. « C’est un peu l’oeuvre de ma vie, insiste Paddy. Je tiens à rendre hommage aux victimes de cet holocauste mais également à y associer ceux qui aujourd’hui sont victimes du même fléau au quatre coins du monde. » L’île de Gross bruisse du souvenir des agonies. L’Irlande, fidèle à elle-même, conjure par la musique le sort et les malheurs.
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