Au crédit des qualités journalistiques à attacher au nom de Jacques-Emmanuel Fousnaquer figurait cette inlassable capacité à dépasser les préjugés. Aussi, lorsqu’il nous fit la proposition d’un article sur un ensemble baroque italien s’étant fait connaître grâce à sa version jubilatoire des Quatre saisons de Vivaldi, il n’était pas question de mettre son choix en […]
Au crédit des qualités journalistiques à attacher au nom de Jacques-Emmanuel Fousnaquer figurait cette inlassable capacité à dépasser les préjugés. Aussi, lorsqu’il nous fit la proposition d’un article sur un ensemble baroque italien s’étant fait connaître grâce à sa version jubilatoire des Quatre saisons de Vivaldi, il n’était pas question de mettre son choix en doute. L’exigence passionnée avec laquelle il entendait mener sa mission au sein de notre rédaction, qui lui permit, entre autres, de faire découvrir dans ces pages Giya Kancheli ou Erkki-Sven Tüür, suffisait à rendre sa préférence indiscutable. Nous tenions à publier cet article qu’il nous avait remis la semaine dernière, pour l’hommage que méritait sa plume, pour le plaisir qu’elle nous procure encore.
Une semaine entière à écouter du Vivaldi : c’est à de tels exploits qu’on reconnaît les grands artistes. Comme il se doit pour un être de notre rang et de notre condition, nous ne pensions rien de bon de l’auteur des Quatre saisons : musique à la chaîne, robinet d’eau tiède pour concerts dominicaux. Jusqu’à ce que le hasard (la préparation du présent article, en fait) nous remette en présence des disques d’Il Giardino Armonico : et nous voilà à ingurgiter du Vivaldi matin, midi et soir, rampant jusqu’à la chaîne sitôt levé, absorbant du concerto grosso à fortes doses. Ça tombe bien : la discographie d’Il Giardino Armonico est plutôt florissante quoique raisonnable pour un ensemble qui affiche dix ans d’âge et presque exclusivement consacrée au débonnaire musicien vénitien. Elle s’enrichit ces jours-ci d’un volume reprenant deux des plus fracassantes réussites du groupe, les Quatre saisons et les Concertos pour mandolines.
« Vivaldi se devait d’être notre premier musicien, concède Luca Pianca, luthiste et fondateur du groupe, dans la taverne de Lugano où il nous a fixé rendez-vous. De tous les créateurs italiens, c’est celui qui a écrit la musique la plus belle et la plus originale. On a beaucoup tapé sur lui au nom d’une prétendue « infériorité » d’écriture par rapport à Bach ou Haendel. C’est oublier tout ce qui fait sa force : le goût des couleurs, des timbres, des dynamiques, le sens de l’expérimentation continue. C’est peut-être une musique plus simple sur le papier, mais quand on la joue elle prend sa vraie dimension. Harnoncourt est le seul à avoir fait l’effort de comprendre ça dans les années 70. C’est aussi le seul dont le son reste toujours aussi fascinant pour moi. Alors que je dois vous dire que le Vivaldi d’Hogwood ne m’intéresse plus tellement.« La vision qu’ont Pianca et ses ouailles de Vivaldi est en effet proche de celle que développait il y a vingt ans le génial Harnoncourt : s’il fallait la définir en un mot, le terme « extravaganza » devrait suffire à résumer le mélange de folie, de foucades et de poésie à fleur de peau qui s’y fait entendre tout un fatras auprès duquel les anciennes interprétations d’I Solisti Veneti et d’I Musici (longtemps tenues pour références) font figure d’aimables moulinets. Ajoutez-y une souveraine discipline collective et une science du son qu’Harnoncourt lui-même, en ses défricheuses années, n’avait pas, et vous comprendrez le succès actuel du groupe. Le Vivaldi d’Il Giardino a valu à ses auteurs de figurer, baroquement accoutrés, dans le Max allemand (« On a accepté parce que les séances se déroulaient dans un studio milanais où on pouvait voir les plus beaux top-models du monde, comme Linda Evangelista »). Il continue de leur valoir d’étranges propositions, comme celle de figurer en juin prochain à l’affiche du festival en plein air de Saint-Gall (Suisse), en compagnie des Red Hot Chili Peppers et des Young Gods.
La légende veut que Pianca ait d’ailleurs forgé le style d’interprétation d’Il Giardino à la seule écoute des disques d’Harnoncourt son seul modèle avéré, avec Toscanini. Les trois membres fondateurs du groupe Pianca, Onofri (violon principal) et Antonini (chef) se targuent d’être autodidactes et affirment avoir démarré l’entreprise en 1985 sans connaissance préalable des techniques d’interprétation baroque. Formé à Milan autour de ce petit noyau, l’ensemble a peu à peu agrégé d’autres musiciens tout aussi jeunes et inexpérimentés , construisant son identité dans un esprit de recherche collégiale et empirique. L’avènement d’Il Giardino apparaît d’autant plus remarquable que l’Italie était jusque-là le seul pays européen privé d’ensemble baroque digne de ce nom. Dans les années 70 et 80, alors qu’éclosaient partout les joyaux du genre (Kuijken, Brüggen, Hogwood, Pinnock, Christie…), les Italiens en étaient encore à racler leurs instruments avec des scies à métaux. Aujourd’hui encore, le jardin de Pianca et consorts fait figure d’éden fragile et à peu près unique (avec l’Europa Galante de Fabio Biondi) dans un paysage musical presque entièrement sinistré. Le groupe joue à peu près partout sauf en Italie, où il est peu programmé et ne reçoit pas la moindre aide publique.
Il ne faudra pas plus de deux verres de rouge local et une petite heure de conversation pour que Luca Pianca laisse apparaître un caractère acerbe et volontiers désabusé. Il laisse alors parler ses doutes, sans fard. « Les idées directrices sont mises au point par Antonini et moi, et mises en application par l’ensemble des musiciens, de façon très collégiale. C’est la seule méthode. Ou alors vous laissez la liberté à chacun des quinze de se lever et de dire « Moi je pense comme ceci ou comme cela » en admettant que tout le monde pense quelque chose de précis et vous n’avez plus qu’à vous suicider. La musique, c’est l’art du compromis. C’est fatigant parce que vous partez toujours du principe que les gens sont enthousiastes, et c’est faux. Au bout d’un moment, on s’installe dans une sorte de routine de haut niveau, mais la tête ne suit plus. Pour le Lully que j’espère faire l’an prochain (Monsieur de Pourceaugnac de Lully-Molière à l’Opéra-Comique), je serai obligé de changer quelques musiciens parce que je suis déjà presque sûr que certains ne voudront pas le faire, et j’ai besoin de gens enthousiastes. Et puis il faudrait qu’on réduise le rythme de nos concerts, pour travailler plus : par exemple les Concertos brandebourgeois de Bach vont nous demander beaucoup de préparation.« La crise couve-t-elle au Giardino ? Non seulement la routine ne s’entend pas sur leurs disques (ou alors vraiment de très haut niveau), mais on est aussi rassérénés et émus de voir Pianca, malgré toutes ses affres, s’enflammer pour telle ou telle aventure musicale dont il a le projet. L’homme possède à un degré suprême cette curiosité insatiable et enfantine qu’ont souvent les « baroqueux » face à un répertoire où tout reste à explorer. Vous parlez de Vivaldi ? Pianca vous lance sur Stradella, Cavalli, Biber, Locke, Purcell, Lully. Et si vous prononcez le nom de Monteverdi, alors là, vous voilà aussitôt emporté dans une tourmente de mots et de dithyrambes dont rien ne laisse prévoir l’issue. « Ça, c’est le plus grand musicien italien de tous les temps, tous genres confondus. Je rêve de monter Monteverdi avec un grand orchestre et des chanteurs dignes de ce nom. Il faut que ce soit le bordel comme c’était à l’époque : avec quatre harpes, cinq théorbes, trois clavecins, quatre chitaronnes, deux orgues… Pas comme le son qu’on entend aujourd’hui, non, il ne suffit pas de mettre deux gratouilleurs au milieu des violons, c’est tout le contraire : Monteverdi, c’est un orchestre de cordes pincées et de cuivres sur lequel viennent se greffer les violons. A son époque, le violon était un instrument de bistrot. Moi je voudrais que ça sonne comme une grande volière avec deux mille oiseaux dedans, et des chanteurs magnifiques. Mais il faudrait qu’un grand théâtre comme la Scala nous charge de l’affaire. » Ce n’est pas un hasard si, après Vivaldi, Pianca se tourne vers un des musiciens qui ouvrent le plus de perspectives en matière de timbre instrumental. Il Giardino Armonico n’est jamais meilleur que quand il fouaille des partitions festives, colorées, théâtrales, quand ça crisse, piaille, fouette et rue ventre à terre. Leurs Quatre saisons sont rendues perpétuellement haletantes par un scénario sous-jacent qui place l’auditeur dans une situation de quasi-suspense sonore (l’orage va-t-il éclater ? le chien va-t-il mordre ? l’ivrogne va-t-il s’étaler ?). Leur Concerto La Follia pousse le crescendo sonore à un degré de raffinement que le Boléro de Ravel ne saurait égaler. Partout ailleurs fuse un jeu d’une alacrité et d’une virtuosité assez édifiantes, qui ne s’apaise que le temps de plages de poésie insoupçonnées.
Plus curieusement, Pianca nous confirmera avoir jadis employé les talents d’Il Giardino à défendre la musique… d’Arnold Schoenberg (1874-1951). Pas trop mal, à l’en croire. « C’était la Sérénade op. 24, une des oeuvres les plus complexes de Schoenberg. On a répété pendant un an (c’était l’époque où on avait encore le temps) et on a tourné avec ce programme moitié Bach-Purcell moitié Schoenberg. A la fin, on a arrêté parce que ça devenait épuisant de passer des cordes en boyau aux cordes en métal sans arrêt. Mais on s’est amusés comme des fous, avec le plaisir presque maso de travailler chaque semaine pendant un an pour essayer de comprendre cette musique. Boulez, lui, il vous aurait monté ça en deux jours ! Mais attention, j’ai toutes les versions enregistrées chez moi, et je peux vous dire que sur celle de Boulez il y a plein de fautes ! »