« Le Monde » a révélé les dessous d’un vaste système d’évasion fiscale accepté, et même encouragé, par HSBC. Le professeur d’économie financière à l’université Paris XIII Dominique Plihon, porte-parole d’Attac et coordinateur du « Livre noir des banques » (éd. LLL), décrypte pour nous les raisons de la fraude fiscale.
L’affaire Swissleaks révèle que 5,7 milliards d’euros ont été dissimulés par HSBC rien que pour les clients français. Quel est le rôle des banques dans l’organisation de l’évasion fiscale en général ?
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Dominique Plihon – La fraude fiscale ne concerne pas uniquement les particuliers : l’essentiel de la fraude est réalisé par les grandes entreprises multinationales, comme Total pour prendre un exemple bien connu. Mais elle concerne aussi des particuliers, comme dans l’affaire HSBC. Les banques ont un rôle tout à fait important de conseillers dans ces pratiques. Une des phases de leur activité consiste à aider leurs clients à optimiser leur fiscalité. Pour vous en rendre compte il vous suffit de vous rendre sur le site d’une de ces banques, comme BNP Paribas : vous verrez qu’on vous propose de manière très transparente d’optimiser votre patrimoine.
Les banques ont un rôle très important dans le domaine de l’optimisation fiscale. On peut même dire que les banques françaises, comme BNP Paribas, Société générale, le Crédit Agricole, la BPCE, sont des leaders mondiaux incontestés dans l’industrie de l’évasion et de l’optimisation fiscale. Elles ont des connaissances et une capacité remarquables à proposer des modes d’organisation pour transférer des fonds de manière plus ou moins opaque. Par exemple, elles proposent aux entreprises ou aux particuliers de créer des sociétés écrans entre le client et le paradis fiscal, pour dissimuler l’argent.
Ces pratiques ne sont-elles pas interdites ?
Non, l’évasion fiscale est licite, même si elle n’est pas morale, c’est ce qui est caractéristique. La fraude fiscale est interdite au sens où les lois ne sont pas respectées, mais la plupart du temps les banques et les particuliers que conseillent les banques profitent de différences importantes entre les législations fiscales nationales. La grande fragilité du système mondial dans le domaine de la fiscalité est la disparité des systèmes fiscaux nationaux et le manque de coopération des gouvernements en matière de fiscalité. Pour arriver à lutter contre l’évasion fiscale il faudrait arriver à créer des cadres de législation fiscale internationaux, au-dessus des États. Il y a deux paramètres clés dans la fiscalité : les taux de prélèvement et les assiettes fiscales. Il faudrait les harmoniser. Si l’on faisait cela ce serait déjà un très grand progrès.
Pourquoi la lutte contre la fraude fiscale semble-t-elle aussi difficile en Europe ?
En France il y a une tradition à la fois politique et presque culturelle qui consiste à considérer que l’évasion fiscale n’est pas un problème. Elle est en tout cas tolérée. Cela s’explique aussi par des raisons idéologiques : beaucoup de personnes dans le monde des affaires considèrent qu’il est normal de chercher à payer le moins possible d’impôts. La dimension éthique et déontologique est complètement absente de leurs préoccupations.
D’autre part, en France il y a une proximité très forte entre le ministère de l’Economie et des Finances – qui définit la législation fiscale, applique cette législation, et éventuellement poursuit les contrevenants – et le monde de la finance. Ce sont souvent les mêmes. Nous expliquons dans notre livre à quel point cette collusion est forte, au point de produire des conflits d’intérêt entre le monde qui est supposé réguler, fixer des règles, et le monde du business. Ceux qui sont en poste à Bercy sortent généralement de l’ENA, parfois du corps de l’Inspection générale des finances. Ils savent très bien que demain ils iront dans les banques, dans le secteur privé, où ils multiplieront par dix ou vingt leur salaire. Quand ils sont à Bercy ils se gardent donc bien d’imposer des règles fiscales trop strictes à ceux qui seront leurs employeurs demain. Il y a donc un problème de proximité excessive – pour ne pas dire de conflit d’intérêt – entre ces catégories d’acteur public et privé. C’est ce qui explique la difficulté à appliquer les règles fiscales, quand elles existent.
De plus, en France, le précédent gouvernement sous la présidence de Nicolas Sarkozy a mené une politique de dépénalisation de la criminalité financière. On a considéré que cette criminalité n’avait pas à être sanctionnée de manière pénale. On a donc réduit les moyens à la fois humains et juridiques de poursuivre les responsables d’évasion fiscale. L’Etat français a affaibli sa propre capacité à poursuivre ceux qui ne respectaient pas la législation fiscale ou qui cherchaient à la fuir.
La délinquance des élites bénéficie donc d’une lâcheté des régulateurs ?
Oui, en France il existe par exemple ce qu’on appelle le “verrou de Bercy”. Pour qu’un procureur puisse poursuivre un contrevenant en matière fiscal, il faut l’accord de Bercy, qui donne l’impulsion. Or on constate que très souvent Bercy préfère étouffer l’affaire plutôt que d’aller en justice et de confier l’affaire à un magistrat pour qu’il poursuive le contrevenant. C’est typique du fonctionnement de l’appareil fiscal en France : il y a une dimension discrétionnaire de Bercy, qui rend les poursuites difficiles. Ce caractère discrétionnaire et la proximité excessive entre le régulateur et l’appareil judiciaire existe moins dans d’autres pays, comme le Canada et les États-Unis, où l’indépendance des procureurs est plus grande pour poursuivre des délits fiscaux.
A l’heure où on nous parle beaucoup d’européanisation des politiques publiques, y a-t-il aussi une européanisation de la lutte contre la fraude fiscale ? Jean-Claude Juncker, le président de la Commission européenne, a affirmé cette volonté de lutte lors du G20 en 2014. Cela vous paraît-il crédible ?
Non, absolument pas, pour la bonne raison que Jean-Claude Juncker a été Premier ministre du Luxembourg, et a été au centre de l’organisation d’un système d’évasion fiscale à grande échelle. Je ne vois pas comment il se serait converti à cette lutte, qui serait d’ailleurs très nuisible à son pays, dont c’est l’une des ressources principales. D’ailleurs, récemment au Parlement européen il n’y a pas eu d’accord pour mener une enquête approfondie sur les pratiques du Luxembourg en matière d’évasion fiscale, car si elle avait été poursuivie, il est probable que Jean-Claude Juncker aurait été mis en cause. Je ne crois pas beaucoup à la volonté politique en très haut lieu au niveau européen d’organiser un espace fiscal dans lequel il y aurait une capacité des autorités à durcir les règles.
Quel est l’intérêt des États à laisser faire, alors qu’ils ont tant besoin d’argent dans le contexte de crise actuel ?
Cette contradiction peut expliquer pourquoi il y a tout de même des progrès qui sont réalisés dans la lutte contre l’évasion fiscale. Les grands États, que ce soit les États-Unis, les pays européens ou le Japon, se sont renducompte qu’ils étaient en pleine crise budgétaire et fiscale, que les dettes publiques augmentent, et qu’ils ont donc besoin de récupérer des ressources en luttant contre l’évasion. En France la Cour des comptes a estimé que chaque année il y avait en moyenne 60 à 80 milliards d’euros de recettes perdues par l’Etat français du fait de cette évasion. Aujourd’hui la crise des finances publiques pousse les Etats à évoluer. C’est une très bonne chose.
La Grèce aurait un besoin urgent de récupérer cet argent. Le nouveau gouvernement emmené par Syriza pourra-t-il remédier à la fraude ?
La Grèce est un pays où une partie importante de l’activité – à peu près un tiers –, échappe à la fiscalité. Il a été demandé au gouvernement de lutter contre ce secteur informel composé des professions libérales, du clergé ou encore des armateurs. Les gouvernements précédents, qui étaient en collusion avec ces milieux, n’ont pas eu la force et la volonté politique de s’attaquer à cette question. On peut espérer que Syriza, qui est plus indépendant de ces milieux d’affaires, va essayer, et surtout qu’il sera soutenu au niveau européen dans cette tentative pour augmenter les recettes fiscales de l’Etat et réduire les déficits. Mais auront-ils les moyens en terme de rapport de force politique d’imposer cette lutte au clergé et aux armateurs ? On peut espérer que la Commission européenne et la BCE viendront en aide à l’Etat grec, car c’est un moyen de réduire la dette.
La dernière action de la BCE, qui a consisté à couper une source de financement de la dette grecque, est de mauvais augure…
On peut penser en effet qu’elle n’a pas des intentions très coopératives avec la Grèce et qu’elle ne facilitera pas la tâche du gouvernement pour qu’il redresse ses finances publiques. En coupant une des sources de financement de la dette grecque, la BCE a fragilisé les banques grecques, ce qui n’est pas très intelligent dans la période actuelle.
La loi bancaire votée en 2013 oblige désormais les banques à publier pays par pays la liste de leurs filiales et de leurs activités. C’est un progrès important ?
C’est peut-être la seule avancée importante de cette loi, qui dans l’ensemble est très décevante. Grâce aux ONG qui se sont mobilisées, on a accès à ces informations. C’est ainsi qu’on a appris que BNP Paribas avait six filiales dans les îles Caïman, et que dans ces filiales il n’y a aucun salarié. Ce ne sont donc que des boites aux lettres, ce qui prouve que ces filiales servent au blanchiment et à la défiscalisation de l’argent. BNP est bien en mal de l’expliquer.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Le Livre noir des banques, coordonné par Dominique Plihon (Attac) et Agnès Rousseaux (Basta !), éd. Les Liens qui Libèrent, 371p., 21,50€
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