L’île du docteur Mario. Au Cap -Vert, Mario Lucio et son groupe Simentera font l’inventaire des richesses musicales de l’archipel dans leur premier album, Raiz. Et leur insufflent une nouvelle vie, plus jazzy, sous influences afro-cubaines. Très jeune, Mario Lucio était déjà une célébrité. A Tarrafal où il naquit, au nord de Santiago, l’île la […]
L’île du docteur Mario. Au Cap -Vert, Mario Lucio et son groupe Simentera font l’inventaire des richesses musicales de l’archipel dans leur premier album, Raiz. Et leur insufflent une nouvelle vie, plus jazzy, sous influences afro-cubaines.
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Très jeune, Mario Lucio était déjà une célébrité. A Tarrafal où il naquit, au nord de Santiago, l’île la plus africaine de l’archipel cap-verdien, on le connaissait pour être capable de compter jusqu’à mille. Les gens du quartier, étourdis par cet exploit arithmétique, lui donnaient quelques escudos et Mario atteignait ce chiffre improbable qui semblait vouloir se confondre avec l’infini. Infinito est du reste un mot portugais que le créole a jugé utile de conserver en l’état. Probablement parce que la réalité de l’infini demeure une source d’interrogations permanente sur les îles. Inlassablement ressassée par le va-et-vient de l’eau, cette question occupe l’immense splendeur du ciel qui enfonce un peu plus encore dans sa solitude morcelée ce chapelet insignifiant de cailloux volcaniques à la désespérante sécheresse. Comment imaginer que l’on ne finisse pas, à force de macérer dans un tel abandon
insulaire, par produire cette décoction métaphysique dont le Robinson de De Foe nous donna l’avant-goût ? « Nager jusqu’à Fogo », l’île-volcan située au large de Santiago, était le rêve de Mario, une autre façon de braver l’infini et de rejoindre l’expectative particulière du Cap-Verdien qui imagine que la vie est forcément plus souriante au-delà de cette infranchissable barrière d’eau. Comme le souligne Ariel de Bigault dans le livret accompagnant l’excellente anthologie des musiques du Cap-Vert (Buda Records), les poètes insulaires n’ont eu de cesse d’habiller ce déchirement entre « l’attachement viscéral à une terre ingrate et le désir infini d’autres horizons ». Ce sentiment d’être prisonnier sous le soleil, on en retrouve l’expression dans cette étonnante prodigalité sportive. Partout, sur les plages ou sur les quelques routes pavées qui traversent les îles, on voit des gens courir et se dépasser. De manière plus contradictoire, ce sentiment alimente également la fine détresse qui rougeoie au cœur des mornas. Dans leurs gracieuses langueurs, ces chansons traditionnelles ne s’autorisent jamais l’effondrement définitif, mais chaloupent, gravement tenues entre dignité et pudeur. C’est à Tarrafal, là où grandit Mario, que sévissait l’ancien camp de concentration pour prisonniers politiques de l’ère coloniale. Des centaines de combattants engagés pour la libération des pays africains de langue portugaise y périrent, et des mornas parmi les plus bouleversantes y furent composées.
Mario est toujours une célébrité. Il est Mario Lucio, et il brave l’infini avec la même constance. Qui est le plus connu ? Le Mario Lucio avocat au barreau de la capitale Praia ? Le Mario Lucio député « sans étiquette », de la circonscription de Tarrafal ? Ou celui qui anime depuis 1992 le groupe Simentera, au sein duquel il compose et joue des guitare, accordéon diatonique, harmonica et percussions ? Toujours est-il que la distance parcourue par ce petit garçon orphelin à l’âge de 10 ans qui vit sa première paire de chaussures à 11 et s’échappait la nuit de la maison où sa grand-mère l’avait recueilli avec ses frères et sœurs pour rejoindre ses petits copains afin de réciter « comme un griot » des poèmes sur fond de tam-tam est bien comparable à celle qui sépare l’honnête nageur des côtes de Santiago aux rivages de Fogo.
A croire que le destin parfois trop honteux de sa malveillance improvise pour ceux qu’il a blessés un scénario où il insère quelques gestes de consolation… Car sans la rencontre avec un officier de l’armée nationale de libération en poste dans la ville, étonné par les prouesses poétiques du gosse, Mario n’aurait pu poursuivre des études, fréquenter une certaine intelligentsia militaire qui lui transmettra un goût profond pour les arts et choisir sa destination pour y effectuer des études de droit : Cuba ! Pourquoi Cuba ? « Parce que c’était le pays de mes rêves d’enfant. Tous les militaires que j’avais connus revenaient de Cuba ou d’Union soviétique avec une constellation de médailles accrochées au torse et des images plein la tête. » Un séjour au pays du Líder Maximo qui va durer six ans et transformer toute une vie. Car sur l’île révolutionnaire, le jeune homme est pour ainsi dire victime d’une collusion intégrale. Il y découvre en effet la littérature sud-américaine qui sollicite à point nommé une sensibilité portée sur l’épique, contracte le goût de peindre et la fièvre dévoreuse des sons afro-cubains. Pis, il adopte la religion yoruba, culte animiste d’origine nigérienne dont les traces sont nombreuses en terre caribéenne. Agé d’une trentaine d’années, Mario appartient à cette catégorie des polyvalents zélés… et inspirés. Quand il n’expose pas ses toiles dans une galerie de Praia, il corrige les épreuves du troisième recueil de poèmes à voir prochainement le jour après La Naissance d’un monde et Sous le signe de la lumière. En revanche, ses pas l’emmènent de moins en moins dans les travées de l’hémicycle du parlement cap-verdien. Pour la politique, il aurait désormais des mots comparables à ceux de Robert Louis Stevenson qui disait, après être devenu un élu des îles Samoa, « J’ai toujours cru que la politique était la plus sale, la plus sotte et la plus hasardeuse des activités humaines. Je le croyais, maintenant je le sais.« L’idée force qui a motivé sa candidature et son élection à la députation tient en une phrase : « Nous n’avons pas de richesses minières, pas d’industrie, pas d’agriculture. Ce que nous possédons de plus précieux, c’est notre culture, la musique par exemple. Je souhaite mettre la culture au centre de la vie quotidienne du Cap-Vert.« Un programme qui naturellement laisse perplexes les professionnels de la langue de bois.
Homme complet, Mario est aussi diplômé en musicologie (aux dernières nouvelles, il n’a pas encore obtenu sa ceinture noire de karaté ni son brevet pour piloter les hydravions, ouf !). Pendant quatre ans, il anima une émission consacrée à la musique classique sur la chaîne de télévision cap-verdienne. Pour autant, toute cette brillance n’a pas eu pour conséquence de paralyser la musique de Simentera, de l’enchâsser dans un projet trop culturel. Sans doute parce que Mario n’en est qu’un des éléments, prépondérant certes, donnant à l’ensemble une vision claire et une direction bien définie, mais qui sait rester à sa place quand il le faut. Le groupe se compose aujourd’hui de dix musiciens, tous amateurs, exerçant par ailleurs des métiers très qualifiés médecin, ingénieur, architecte ou attaché ministériel. Le premier album, Raiz (racines), possède la densité du travail bien pensé, bien réalisé, mais aussi cette proximité humaine qui nous en fait oublier l’intelligence. Il est à la fois concept et plateau de fruits de mer où l’on retrouve toute une variété d’espèces musicales parmi les plus appétissantes. On y goûte bien sûr des mornas interprétées par Maria de Sousa dont l’expression poignante rejoint celle des grandes maîtresses de la tradition, Titina, Celina ou Cesaria. Certaines, comme Reposta di segredu cu mar (Réponse d’un secret avec la mer) de B. Leza, sorte de Carlos Gardel cap-verdien, appartiennent au répertoire classique, d’autres comme A mar sont des compositions du
groupe, mais dans les deux cas, il y a à la fois respect pour cette forme la plus noble du spectre musical cap-verdien et volonté de se dégager quelque peu du corset historique. Ainsi la mélancolie est-elle lentement soulevée de son socle par un chœur qui vient à la manière d’un alizé apporter un peu de fraîcheur mais aussi cingler le visage de cette vénérable institution. Cet élan novateur culmine avec l’ambitieux Raiz, morceau scrutant le passé africain de l’archipel pour mieux se projeter dans un avenir encore embarrassé des brumes de l’incertitude. Mario y fait s’entremêler l’ample respiration du continent noir avec des motifs dissonants issus du jazz pour un résultat d’une immense richesse de tons s’étalant sur près de neuf minutes. Quand Mario annonce que Simentera représente « la nouvelle face de l’autre musique » cap-verdienne, il fait référence à tous ces genres ancestraux comme la finaçon, le batuk, la kola, le funana, qui s’éteignaient peu à peu sous la charge des styles importés tels le zouk, le soukouss, le rap et la techno. Quand il déclare que le groupe montre également « l’autre face de la nouvelle musique », il désigne ces genres mieux considérés que sont la morna et la coladeira que Simentera s’emploie à jouer en y ajoutant des chœurs, des phrases jazzy ou des influences afro-cubaines.
Mais à lui seul ce discours ne peut rendre compte de la dimension particulière que cache cet album, ni du charme intense qui en illumine chaque instant. Aucun mot en effet ne pourrait rendre justice au cristal de gorge que possède Teresinha Araujo, qui luit somptueusement sur Apili, ode écrite par José Carlos Suarts en hommage aux combattantes de la guerre d’indépendance de la Guinée-Bissau. Un chant dont la limpidité n’a tout simplement pas d’égal aujourd’hui. Il y a cela et puis ce qui va au-delà de la musique, cette quête exaltée mais aussi poignante pour l’affirmation d’une identité, ce délicat et douloureux effort pour se convaincre que l’on existe plus « grandiosement » que ne veulent le laisser croire ces quelques petits points de terre aride en suspension dans l’infini marin.
Simentera Raiz (Lusafrica/Mélodie)
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