Dans son sixième long métrage, Sofia Coppola s’empare des Proies de Don Siegel et offre une version féminine de cette histoire d’un pensionnat de jeunes filles troublé par l’arrivée d’un soldat blessé. Entretien avec une cinéaste adepte de “l’art de la suggestion”.
Qu’est-ce qui vous a particulièrement intéressée dans Les Proies de Don Siegel au point d’en faire votre version ?
Sofia Coppola – J’aimais beaucoup ce film, je trouvais l’histoire intrigante et il me semblait qu’elle pouvait donner lieu à un autre film : pas un remake fidèle, mais un film différent basé sur la même histoire. Le principal changement était de raconter les faits depuis le point de vue des femmes plutôt que de celui du soldat.
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Vous vouliez renverser l’angle de vision du masculin au féminin ?
Je ne le dirais pas de façon aussi affirmée ou théorique. L’histoire concerne un groupe de femmes, il me semblait naturel de la raconter depuis leur ressenti. Mais je ne me sentais pas investie d’une mission sur le point de vue féminin. Plus généralement, j’aime le genre gothique sudiste, j’avais envie de l’aborder et d’essayer de faire un film à la fois divertissant et personnel. On observe une séparation de plus en plus marquée entre les films de distraction et les films d’auteur. Je voulais réunir les deux.
Avez-vous été inspirée par d’autres films, comme Frontière chinoise (Seven Women) de John Ford ?
Non, je ne l’ai jamais vu.
C’était son dernier. Il est très féminin, voire féministe, et présente une situation comparable, à savoir un groupe de femmes enfermées dans un lieu, alors que la guerre fait rage autour.
Je n’en avais jamais entendu parler, mais j’ai très envie de le voir.
Les Proies fait aussi penser à une suite ou à un remake de Virgin Suicides. En étiez-vous consciente ?
Oui, absolument. Je me suis rendu compte qu’il y avait des tas de points communs entre les deux, comme la présence d’un groupe féminin, mais aussi des ressemblances plus spécifiques comme la séquence du dîner avec plusieurs femmes et un seul homme à table, et aussi le fait que les deux films questionnent le mystère des relations hommes-femmes. Même l’esthétique présente des ressemblances avec cette image un peu vaporeuse qui enveloppe les filles, le rapport à la nature… Jeffrey Eugenides, l’auteur du livre Virgin Suicides, m’a écrit une lettre où il dit avoir beaucoup aimé Les Proies. Mais dans le premier film, les filles se suicident alors que dans le second, elles se battent. Elles sont plus fortes, il y a une progression entre les deux.
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Chaque personnage féminin représente un état différent de la condition féminine et du rapport aux hommes, comme si vous aviez voulu balayer tout le spectre de la féminité.
Oui, il y a de ça. Elles ont toutes un âge différent, elles représentent chacune un moment de la vie et de ce qu’on en attend, notamment du côté des hommes. Il y a celle qui recherche le grand amour, celle qui recherche le sexe, etc. Et l’homme sait jouer différents rôles selon la femme avec qui il est, pour mieux la séduire. C’est pour cela que je voulais un casting avec des actrices de tous âges et de maturités diverses. Je voulais aussi représenter leurs désirs et leur sexualité de façon humaine, alors que dans le Don Siegel, elles sont toutes hystériques.
Dans votre mise en scène, vous suggérez le désir et le sexe plutôt que vous ne le montrez. Pourquoi ?
Le film parle aussi de la frustration liée à la culture religieuse sudiste. Je voulais montrer des femmes coupées du monde extérieur qui s’éveillent tout d’un coup par la simple présence d’un homme dans leur univers. Je voulais aussi montrer les jeux de pouvoir entre les hommes et les femmes.
Pensez-vous que le cinéma est plus fort quand il suggère plutôt que quand il montre les images “interdites” liées au sexe ou à la mort ?
Je n’ai pas de théorie générale, tout dépend des films, des scènes, des cinéastes. Certains sont bons pour montrer des choses très graphiques, moi je suis plus à l’aise en suggérant, je trouve que ça peut être plus fort quand l’imagination du spectateur travaille. Par exemple, dans Les Dents de la mer : le requin fait plus peur quand on ne le voit pas et qu’on devine simplement sa présence. Dans Les Proies, le sexe est omniprésent, mais sous la surface des choses, dans les pensées des personnages. Ce serait un autre film si on faisait voir frontalement le sexe. Là, il s’agit de montrer le désir et son empêchement. C’est difficile de tout montrer, la plupart des films ne le font pas.
Dans les films européens, on voit souvent de la nudité, ce qui est très rare dans le cinéma américain. Par contre, on sait qu’il existe une forte industrie du cinéma porno aux Etats-Unis, de la prostitution, des établissements dédiés au sexe… Comment voyez-vous le puritanisme américain ?
C’est vrai que dans la culture américaine, le sexe est partout et en même temps un peu caché. On n’en parle pas mais on sait que c’est là. C’est de cela que traite mon film, de la culture puritaine et des frustrations qu’elle engendre. Cela dit, beaucoup de cultures sont ainsi, pas seulement la culture américaine.
Etes-vous toujours une spectatrice de cinéma ?
Oui, j’aime aller au cinéma, je ne suis pas du tout blasée, c’est toujours excitant et inspirant de découvrir des films qui réinventent ou renouvellent les choses. Là, j’ai envie de voir celui de Ruben Ostlund (The Square), pas seulement parce qu’il a eu la Palme d’or à Cannes, mais parce que j’avais adoré Snow Therapy. J’aime beaucoup le travail de Jane Campion, de Gus Van Sant, ce sont des cinéastes auxquels je suis attentive depuis longtemps. Je suis moins fan de blockbusters et de films de superhéros, mais j’ai des enfants, j’en vois donc quelques-uns… Récemment, j’ai aimé Mad Max: Fury Road qui a un style très personnel, ce qui n’est pas souvent le cas des superproductions récentes.
Avez-vous été éduquée au cinéma par votre père ?
En partie. Enfants puis ados, on voyait les films qu’il aimait, comme ceux de Fellini, de Kurosawa… Disons que lui les regardait… Nous, on passait dans la pièce, on regardait quelques minutes sans vraiment se concentrer, mais ça a fini par nous imprégner. Notre père nous a donné le goût des classiques du cinéma, mais ensuite on a développé nos propres choix et j’aime les cinéastes de ma génération. Je ne sais pas si le goût du cinéma se transmet. Pour le moment, mes enfants ont très mauvais goût, ils aiment les gros films commerciaux mainstream, les films destinés à leur âge (rires)… Mais ils sont encore très jeunes.
Ces dernières années, les séries télé ont émergé presque comme un concurrent du cinéma, surtout aux Etats-Unis. Elles ont la réputation d’être plus audacieuses et innovantes. Quel est votre rapport aux séries ?
C’est vrai qu’il y a beaucoup d’argent investi dans ce secteur et qu’il recèle beaucoup d’idées, d’expériences… La liberté créative y est peut-être plus grande qu’au cinéma. J’en regarde certaines, mais je n’ai pas le temps pour toutes, il y en a tellement… A New York, vous voyez une pub pour une série à quasiment chaque coin de rue, je ne sais pas comment font les gens pour regarder tout ça. J’aime bien, c’est distrayant, mais je ne dirais pas que je suis sériephile. Je reste très attachée au cinéma et à l’expérience de voir un film en salle. J’aimerais voir la nouvelle saison de Top of the Lake, pas parce que c’est une série mais parce que c’est Jane Campion.
Et comme artiste, seriez-vous intéressée par ce format ?
Pas vraiment. Mais je serais curieuse de voir si je suis capable de mener un récit sur six ou huit heures !
Est-ce facile aujourd’hui d’être une auteure de films aux Etats-Unis ?
C’est toujours un défi de faire des films d’auteur, aujourd’hui comme toujours. Pour faire exactement ce que l’on veut et garder toute sa liberté, il faut serrer les budgets pour garder le contrôle. Moins il y a d’acteurs financiers dans un film, mieux c’est pour l’auteur. Le combat pour faire des films indépendants est à la fois artistique et financier. C’est vrai qu’il existe une séparation de plus en plus importante entre les blockbusters et les films d’artiste, mais il reste encore de la place pour des gens comme moi, même si c’est de plus en plus difficile. Le business du cinéma a beaucoup changé ces dernières années.
Avez-vous des alliés dans le cinéma ?
Il y a une communauté d’auteurs, des gens dont nous regardons régulièrement le travail, mais nous ne traînons pas ensemble, nous ne nous voyons pas souvent en dehors des festivals, sauf avec Tamara (Jenkins, auteur de La Famille Savage – ndlr). Ma meilleure amie cinéaste, c’est sans doute elle.
En tant qu’artiste américaine, comment vivez-vous la présidence de Donald Trump ?
Que dire ? La situation est très dure. On le sent au quotidien, les gens sont tristes ou en colère, mes amis gays ne se sentent plus en sécurité… Je suis très heureuse de passer l’été en France, ne serait-ce que pour échapper à cette atmosphère oppressante. Le seul bon côté, c’est que ça réveille et rassemble les gens qui ne partagent pas les idées de Trump.
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