Les chiffres du mal-logement viennent d’être dévoilés dans le rapport annuel de la Fondation Abbé-Pierre. La situation, déjà très difficile, s’aggrave. Rencontre avec Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation.
Presque 700 000 personnes sont privées de domicile personnel en France. Au total, ce sont trois millions et demi de personnes qui sont mal logées en France. Hausse des loyers, manque de logements sociaux, expulsions, copropriétés en difficulté, 115 dans l’incapacité d’assurer une solution à toutes les demandes… La crise frappe fort, et à tous les niveaux de la société. Après les promesses du gouvernement, après, aussi, quelques avancées, de nombreux retours en arrière laissent entrevoir un avenir sombre pour le logement en France. Entretien avec Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé Pierre, qui s’inquiète.
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Quelle est la mission de la fondation Abbé Pierre ?
Manuel Domergue – La fondation ne reçoit pas de subventions mais travaille seulement avec les donations des individus. Avec cet argent, nous finançons les actions sur le terrain, menées par diverses associations. Lutte contre le logement insalubre, encadrement des personnes sans domicile fixe… Cela nous donne un ancrage fort car nous connaissons toutes les associations importantes en France. A partir de ça, la Fondation réalise des diagnostics de la situation du mal-logement chaque année et construit un discours, un plaidoyer.
Comment réalisez-vous ce rapport annuel ?
On travaille donc avec ce réseau d’associations mais on a aussi des actions propres. On fait des accueils de jour pour les mal-logés, on gère des pensions de famille… Tout ça nous donne un aperçu de la situation, qu’on compare ensuite à des analyses plus globales, aux rapports des statistiques de l’Insee. Nous menons, aussi, des enquêtes sur différents thèmes avec des cabinets de sociologues sur le terrain, et nous réalisons des entretiens avec des mal logés… A partir de tout ça, on construit une analyse. Cette année, on s’est concentré sur les blocages, les raisons pour lesquelles depuis vingt ans on a du mal à résorber la crise du logement.
Quel est l’objectif de ce rapport ?
Interpeller les pouvoirs publics. On va voir les parlementaires et les ministres, on fait du lobbying. Nous avons un rôle de dénonciation et de proposition. Le ou la ministre du Logement vient régulièrement écouter notre rapport et doit nous faire des propositions.
Justement, lors de sa campagne électorale, François Hollande avait signé le contrat social de la Fondation… Où en sont ses engagements aujourd’hui ?
Hollande, Bayrou, Eva joly et Mélenchon l’avaient signé. François Hollande l’avait même signé sans réserve, alors que parfois certains candidats signent en précisant qu’ils ne sont pas d’accord sur tout. Mais c’était la feuille de route de François Hollande pour le quinquennat. Il y a eu des avancées depuis : il a commencé à mettre en place cette politique avec Cécile Duflot via des lois qui nous plaisaient. Il y a par exemple eu l’article 55 de la loi SRU qui a fait passer le quota de logements sociaux par commune de 20 à 25 %. C’est une grosse avancée car ce n’est pas une loi facile à faire passer : tous les maires des communes urbaines ont aujourd’hui une contrainte supplémentaire de construction de logements sociaux. Déjà 20 % c’était ambitieux, et ça a été rehaussé. Le gouvernement a aussi fait une loi pour libérer des terrains qui appartenaient à l’Etat, à RFF (Réseau ferré de France), à la SNCF… Et puis il y a eu la loi Alur, parfois dite loi Duflot, qui prévoyait l’encadrement des loyers. C’était une loi très courageuse car on a entendu pendant des années qu’on ne pouvait pas encadrer les loyers, parce qu’on n’est pas en Union soviétique et qu’il faut laisser faire le marché ! Enfin, on a eu quelque chose de plus volontariste là-dessus. Le gouvernement a aussi voté la garantie universelle des loyers, qui consistait dans sa version initiale à supprimer les cautions. En échange, il y avait la garantie, à chaque fois qu’un bailleur n’était pas payé, d’être indemnisé par une agence publique. C’était un peu la révolution. La loi a été un peu amoindrie au Parlement : aujourd’hui elle dit que les propriétaires peuvent choisir entre la caution des parents et la garantie publique.
Si ces engagements ont été tenus, que déplorez-vous ?
Il y a eu pas mal de retours en arrière. Manuel Valls, en août dernier, a dit, tout seul dans son coin, qu’on ne serait finalement pas capable de réaliser l’encadrement des loyers, prévus dans 28 agglomérations au départ. Il a dit que ce ne serait pas bien pour le marché et et qu’on allait donc simplement l’expérimenter à Paris pour voir si on le ferait plus tard ailleurs. Il a aussi dit qu’on ne ferait pas la garantie universelle des loyers. A la place, les travailleurs précaires pourraient bénéficier d’une garantie pendant quelques mois via le programme “Action logement”. Pas les chômeurs donc. Ce sont deux retours en arrière inquiétants.
En dehors de ces retours en arrière, y a-t-il eu des points non développés par le gouvernement ?
Oui et notamment un point qui faisait consensus. C’est un peu technique : on voulait lutter contre ce qu’on appelle la rétention foncière. Il y a des gens qui sont propriétaires de terrains classés constructibles mais qui préfèrent les garder plutôt que de les vendre ou de construire dessus en se disant qu’avec le temps ces terrains vont prendre de la valeur. Donc on proposait une fiscalité croissante dans le temps : plus vous attendez, plus vous serez taxé. Cela n’a pas été fait.
Quel est le principal constat de votre 20e rapport ?
Aujourd’hui, on constate que le dispositif mis en place à partir des années 90 pour aider les mal logés étaient des bonnes idées mais qu’elles ne sont plus du tout calibrées face à l’accroissement des demandes. C’est dû notamment à la crise économique et sociale de 2008 : il a fallu des années pour qu’on en constate les conséquences sur le logement – le temps que les gens perdent leur travail, qu’ils ne touchent plus le chômage… C’est plusieurs années après la crise que les gens ne peuvent pas payer leur loyer, pas le mois suivant. Là, on arrive dans le dur et on voit que le dispositif n’est plus à la hauteur. Quand on appelle le 115 parce qu’on cherche un hébergement d’urgence pour la nuit, une demande sur deux n’est pas satisfaite. Cela signifie qu’une personne sur deux n’a pas de réponse, donc pas de solution pour la nuit. Par ailleurs, la file d’attente pour les logements sociaux grandit. 1,8 million de ménages sont en attente aujourd’hui. Or chaque année on attribue seulement 450 000 logements sociaux. On avait aussi inventé la loi Dalo, c’est-à-dire le droit au logement opposable, pour les personnes en grande difficulté. Il faut savoir qu’il faut être dans une situation très dure, dans un logement vraiment très insalubre pour être déclarer ménage prioritaire par une commission. Aujourd’hui pourtant, 55 000 ménages qui ont été déclarés prioritaires avec obligation de l’Etat des les reloger, sont toujours en attente. Cela signifie que c’est l’Etat qui est lui-même hors la loi.
Pourquoi ne construit-on pas assez de logements sociaux ? Quels sont les arguments de ses opposants ?
En vérité, l’objectif de construire 150 000 logements sociaux par an est plutôt partagé par tout le monde. Bien sûr il y a toujours quelques élus locaux qui disent qu’ils ne veulent pas attirer toute la misère du monde, qu’ils ne veulent pas de pauvres chez eux, etc. Mais en réalité tout le monde est plutôt pour. Le problème, c’est qu’on n’arrive pas à en faire autant que nécessaire. Il y a plusieurs causes à ça. François Hollande avait annoncé que l’Etat doublerait les aides à la pierre, c’est-à-dire les subventions accordées aux bailleurs quand ils font un logement social. Cette aide devait être calibrée selon le type de logement social. Le logement est soit très social, soit moyennement social, soit pas trop social : cela dépend du loyer que le bailleur pratiquera après. Plus un bailleur fera un logement à loyer bas, plus il a, logiquement, besoin de subventions. Or cette année, les logements sociaux moyens par exemple, ont eu une subvention de zéro euro. Le gouvernement a tout simplement supprimé celle-ci. Or sans aide publique un logement social n’est pas rentable.
N’y a-t-il pas aussi un manque de terrains disponibles ?
Je parlais tout à l’heure de la loi annonçant la mise à disposition des terrains de l’Etat. On est allés voir sur le terrain ce que ça avait concrètement engendré. On a compté le nombre de terrains libérés, et on arrivés à treize ! Treize terrains pour toute la France… Mais une autre raison expliquant les mauvais chiffres cette année est à chercher du côté du calendrier politique. L’année dernière était une année électorale : c’est toujours une période d’attentisme. D’abord les bailleurs sociaux ne savent pas trop qui ils auront en face d’eux. D’autre part, faire du logement social n’est pas forcément très payant dans une élection. Il y a eu beaucoup de changements de majorités, beaucoup de passages à droite l’an dernier. Certains maires avaient fait campagne contre les logements sociaux, en disant que leurs prédécesseurs en avaient fait trop, que les pauvres allaient arriver dans la ville, etc. Les programmes ont donc été gelés pendant quelques mois.
Combien de logements sociaux ont été financés en 2014 ?
106 000 alors que l’objectif est de 150 000. L’année d’avant, on en avait financé 112 000. Donc non seulement on est en dessous de l’objectif mais on s’en éloigne.
Que vous répond le gouvernement lorsque vous pointez du doigt le manque de logements sociaux ?
Ils disent que c’est la rigueur pour tout le monde, que chaque ministère doit faire des efforts, et que le logement social doit aussi en faire. Le ministère du Logement a eu des coupes moins importantes que d’autres ministères, c’est vrai. Mais vu l’accroissement des demandes, le fait d’avoir des budgets stables fait que les possibilités diminuent. Le gouvernement voudrait que les bailleurs sociaux mutualisent leurs ressources. Mais les bailleurs sociaux n’ont pas non plus des milliards en stock. Souvent aussi on nous répond que ça dépend des élus locaux, ce qui est certes vrai… Mais si on baisse les subventions de l’Etat, on va quoi qu’il arrive dans le sens d’une diminution du logement social… Pourtant, notre modèle du logement social nous est envié par pas mal de pays. Le logement social français bénéficie de prêts qui viennent de la Caisse des dépôts, elle-même alimentée par l’épargne des particuliers. Cela signifie que l’argent de nos livrets A permet d’octroyer des prêts aux bailleurs sociaux.
Dans le rapport de la Fondation, vous expliquez attendre avec impatience de nouveaux résultats d’une enquête Logement de 2013 qui permettra de réactualiser les données sur lesquelles vous vous basez aujourd’hui… Pourquoi ?
Il y a eu une grande enquête sur le logement en 2006 par l’Insee qui fait autorité. Mais c’est incroyable de voir qu’on continue de parler du logement avec des chiffres qui sont vieux de huit ans, alors qu’on a les nouveaux chiffres du chômage tous les mois ! Les données de 2006 sont anciennes et reflètent la situation deux ans avant la crise ! Cela n’a aucun sens. Nous, on fait nos calculs chaque année à partir de statistiques…. Mais par exemple pour la catégorie des ménages des personnes hébergées par des tiers, le dernier chiffre qu’on a date de 2002. La mission du rapport de la Fondation Abbé-Pierre est aussi de proposer des solutions.
Si vous deviez donner trois propositions pour lutter contre le mal-logement, quelles seraient-elles ?
D’abord, l’encadrement des loyers. C’est important et c’est urgent, car les loyers ont augmenté quasiment de 50 % dans les grandes villes la dernière décennie. Cette hausse affecte les locataires les plus pauvres du parc privé. Les Allemands pratiquent l’encadrement des loyers depuis des années dans les grandes villes et c’est une des raisons pour lesquelles le logement n’est pas cher en Allemagne. Cela permettrait de redistribuer du pouvoir d’achat aux locataires, et de revenir à un équilibre puisque ce sont les bailleurs qui se sont enrichis ces dernières années. Ensuite, nous dénonçons le problème, au printemps, de la reprise des expulsions locatives après la trêve hivernale. On pense que c’est contre-productif de mettre des gens à la rue parce qu’ils ne peuvent pas payer leur loyer. En effet, ensuite, l’Etat doit trouver des solutions, que ce soit le 115, les hôtels, les centres d’hébergement… Cela prend des années et c’est très cher. Il vaut mieux prévenir les expulsions, en trouvant une solution, en réfléchissant à la raison pour laquelle les gens ne payent plus leur loyer, en se demandant s’il ne faut pas plutôt trouver un autre logement moins cher, ou s’il faut que l’Etat indemnise les propriétaires pendant un temps. Enfin, et ça a été évoqué cette semaine par la ministre du Logement, il faut sortir de la solution de l’hébergement à l’hôtel pour les familles. Les hôtels sociaux sont la solution la plus chère pour l’Etat : on paye des marchands de sommeil pour accueillir des familles dans des conditions extrêmement précaires. Il vaudrait mieux développer une gamme de logements très très sociaux pour les gens qui ont quelques centaines d’euros par mois. Car même les logements dits très sociaux aujourd’hui, qu’on appelle les PLAI, sont trop chers pour les familles au RSA. Ce serait un investissement de l’Etat, mais il permettrait de se passer du recours à l’hôtel qui lui coûte extrêmement cher. Et qui fait que certaines familles se retrouvent à partager le même lit, parents et enfants, pendant des années.
Le mal-logement est aujourd’hui meurtrier. Combien de personnes sont mortes dans la rue en 2014 ?
Quatre cent quarante. C’est une petite association qui collecte ces données donc on ne sait pas si l’augmentation du nombre de mort constatés reflète une réelle augmentation du nombre de morts ou une meilleure implantation de l’association… Quoi qu’il en soit, ce chiffre est là. On les appelle les morts de la rue car il englobe les personnes mortes dans la rue ou à l’hôpital après avoir contracté une maladie dans la rue. Et ce ne sont pas des personnes qui meurent uniquement l’hiver, ça arrive tout au long de l’année, autant tous les mois. Les pouvoirs publics ont tendance à intervenir en hiver pour mettre les gens à l’abri de la neige mais ça ne résout pas tous les problèmes. 141 500 personnes sont sans domicile fixe en France et vivent dans des centres d’hébergement. 13 000, en revanche, sont sans abri, c’est-à-dire dorment dans la rue. Aujourd’hui, si on ne réagit pas à 440 morts, c’est qu’il y a un problème dans ce pays.
Pour lire le 20e rapport sur l’état du mal-logement en France en 2014 : http://www.fondation-abbe-pierre.fr/20e-reml
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