Une mère de famille accuse une école d’avoir fait jouer à son fils le rôle d’un frère Kouachi lors d’une reconstitution. Le directeur et le rectorat nient, mais une autre parent d’élève soutient cette version des faits.
C’était juste après la fusillade à Charlie Hebdo. Ilyès, un petit garçon brun de 6 ans au regard malicieux, rentre chez lui un peu tristoune. Avec sa classe de CP, il a joué un « spectacle », raconte-t-il à sa mère, dans le hall de la petite école maternelle Albert Becquart, au Manoir-sur-Seine, dans l’Eure. En général, Ilyès aime bien les spectacles. Mais là, quelque chose l’a chagriné : il aurait «tué un policier» avec son « frère ». « D’après ce qu’il m’a raconté, j’ai compris qu’il s’agissait d’une représentation pour parler aux enfants de l’attaque à Charlie Hebdo », précise sa mère, Anaïs Bessayah, « c’était organisé par les instituteurs, à destination des enfants« . La mise en scène convoquait des «attaquants» et des policiers. Ilyès aurait bien voulu jouer un « gentil », mais sa maîtresse aurait insisté, dit-il à sa maman. Ce fils d’un musulman Algérien et d’une Française convertie et voilée aurait donc endossé le rôle d’un « méchant », autrement dit d’un des frères Kouachi, devant tous ses petits camarades.
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La « sorcière » du Manoir
« Il n’y a pas eu de spectacle, il n’y a eu aucun jeu de rôle, aucune pièce de théâtre« , se défend le directeur de l’école primaire, et instituteur, (qui avait refusé de nous répondre avant la publication de l’article mais tient maintenant à apporter sa version). Le rectorat de l’académie de Rouen, qui n’a toujours pas souhaité nous répondre, a publié mercredi soir un communiqué appuyant ce démenti.
Le récit du petit garçon est pourtant confirmé par une de ses camarades de CP. « Ma fille m’a parlé de ce spectacle qu’ils ont fait dans le hall suite à la fusillade à Charlie Hebdo, et où Ilyès avait dû jouer le ‘méchant’ », rapporte Vanessa Pinchon, choquée qu’on ait infligé cette « expérience traumatisante à un enfant de lui faire jouer un des frères Kouachi« . « Elle m’a bien dit que c’était dans le hall, comme Ilyès a raconté à sa mère« , précise Mme Pinchon, une jeune mère au foyer émue par l’histoire et qui est venue proposer son témoignage à Mme Bessayah, à qui elle a donné une attestation écrite.
D’après ses parents, Ilyès n’avait jamais eu de problème à l’école avant, hormis les disputes habituelles à cet âge avec ses copains -notamment à propos d’un ballon de foot. Mais sa mère, elle, dit sentir une hostilité palpable à son égard depuis des mois.
C’est en novembre 2013 qu’Anaïs et Fethi Bessayah, son mari, sont arrivés au Manoir, petite commune de 1200 habitants à 25 km de Rouen. A cette époque, la jeune femme blonde et pétillante de 26 ans s’était déjà convertie à l’Islam. Mais personne ne le savait: elle n’était pas voilée. «Tout le monde était très gentil avec moi», se souvient-elle. « A l’école, on me disait ‘bonjour’, on me tenait la porte, etc ». Depuis qu’elle a choisi de porter le hijab, Anaïs explique rester confinée chez elle, en dehors de ses allers et venues à l’école, parce que quasiment plus personne ne lui parlerait. « Je suis devenue la sorcière du Manoir« , plaisante-t-elle tristement. « On me dévisage, aucune maman ne veut venir chez moi prendre le café, on me surnomme ‘la voilée’, je n’ai même plus de nom« . Quelques jours après l’attaque de Charlie Hebdo et la prise d’otages de l’Hyper Cacher, alors que la machine sécuritaire se met en marche, un parent d’élève prévient Anaïs qu’un instituteur pose des questions sur elle.
Un drôle de coup de fil
Une semaine après le « spectacle », la maman d’Ilyès raconte qu’elle reçoit un coup de fil du directeur : « Il m’a demandé si j’avais des griefs contre l’école ou contre lui« , raconte-t-elle, « si j’éprouvais de l’agressivité envers quelqu’un, ou envers la société ». Eberluée, elle répond que non, et demande au directeur ce qu’elle aurait dit ou fait qui justifierait ce coup de fil, ou si le comportement de son fils pose problème. D’après elle, il refuse de répondre et continue : doit-il « signaler » quelque chose ? Anaïs Bessayah lui pose alors la question : est-ce que ce coup de fil a un rapport avec la fusillade et la prise d’otages ? Mais le directeur aurait encore refusé de répondre.
Passablement énervée, elle dit lui avoir fait remarquer qu’elle aurait effectivement eu des raisons de se plaindre quand son fils lui a dit avoir jouer un « terroriste« , mais qu’elle n’en a rien fait, qu’elle a beau être musulmane et voilée en aucun cas elle ne « cautionne les attentats« . Le directeur aurait insisté, lui demande quel est son « ressenti« , si elle est en colère. « J’ai fini par répondre ‘oui’ et je lui ai dit que je voulais quitter ce village. Il m’a répondu ‘bien, en attendant on ne veut plus entendre parler de votre religion’ ». La jeune femme raccroche. « On aurait dit qu’il essayait de me pousser à la faute« , poursuit-elle.
Fin septembre, la jeune maman avait grondé un petit garçon qu’elle avait vu pousser son fils par terre et le directeur l’avait convoquée. « Elle a agressé l’autre enfant« , raconte le directeur. « Elle lui a dit ‘si tu continues je te déchire ta race », précise-t-il, en admettant toutefois qu’il ne l’a pas lui-même entendu mais qu’il rapporte les propos d’un autre petit garçon. « Il s’est montré agressif, m’a dit de la ‘fermer’ quand j’essayais de me défendre, et a ‘signalé’ à l’inspecteur de l’académie que j’avais insulté le petit garçon« , affirme de son côté Mme Bessayah. « Quand je lui ai demandé quelles insultes j’aurais proféré, il a refusé de me répondre. Alors je lui ai dit : ‘celui qui ment ira brûler en enfer’ ».
Deux plaintes et un signalement chez les gendarmes
« Elle m’a aussi traité de ‘mécréant’« , tient à préciser le directeur. « J’aurais pas dû lui dire que celui qui ment ira en enfer, je me suis emportée« , concède Mme Bessayah. « Mais si vraiment il a pris ça pour une menace, pourquoi attendre quatre mois pour m’en reparler, alors qu’il me voit à l’école 4 fois par jour ? ». Le directeur, lui, reste évasif sur le contenu et les raisons de son appel, évoquant pêle-mêle la mise en place d’un nouveau règlement intérieur, la nécessité de tisser des liens avec les parents, et cette altercation du mois de septembre au cours de laquelle elle l’a menacée de brûler en enfer.
Après cet appel, la jeune maman appelle son mari. Fethi, 30 ans, travaille à Paris la semaine, il est intérimaire dans une entreprise de systèmes anti-incendie et ne rentre chez lui que le jeudi soir. Il lui conseille d’appeler la police. Elle compose le 17 qui l’oriente vers la gendarmerie d’Evreux, qui la renvoie à la gendarmerie du Pont-de-l’Arche, qui lui demande… si elle est affiliée à des groupes, des réseaux sociaux, ou des filières jihadistes. Elle rapporte aux gendarmes le coup de fil du directeur et attend la suite.
La semaine suivante, à l’école, la situation se serait tendue. D’après Anaïs, aucun membre du corps enseignant n’adresse plus la parole aux parents du garçon. Son fils ne voudrait plus aller en classe. Sa mère raconte qu’il est tendu, de mauvaise humeur, se plaint que sa maîtresse est « tout le temps en colère« . Sa mère lui conseille alors de ne pas se faire remarquer, à quoi le garçon lui aurait répondu que si il bouge une oreille il se fait « attraper » par le directeur. « Il lui saisit le bras, le secoue, lui serre le poignet très fort ou l’attrape par le col, m’a-t-il dit« , précise Anaïs. Elle porte plainte contre le directeur le 23 janvier et répète aux gendarmes le récit de son fils. Le médecin de la famille constate, selon la mère, que le petit garçon a peur, qu’il est stressé, et le dispense d’école. Le directeur, quant à lui, affirme qu’il n’a jamais « frappé Ilyès« , et qu’il a porté plainte le 4 février contre Mme Bessayah « pour diffamation et injure« .
« C’est vous qu’on veut »
Trois jours plus tard, le 26 janvier, le garde-champêtre du Manoir sonne à la porte d’Anaïs pour lui remettre une convocation à la mairie. Elle doit s’y rendre pour « éviter que la situation ne s’aggrave » dit le papier. Seront présents la maire, Jacqueline Pons, le directeur de l’école, d’autres enseignants, l’inspecteur de l’Education nationale et les gendarmes. La jeune femme raconte avoir été reçue froidement lorsqu’elle appelle la mairie pour avoir plus de renseignements. Puisqu’il s’agit d’une « conciliation » elle demande [lors d’une conversation enregistrée par Anaïs et que nous avons pu écouter] si elle peut venir avec son avocat. « Hors de question« , répond la maire, « ni l’avocat, ni la télé, ni l’imam (…) Vous appellerez votre avocat lorsque vous irez chez les gendarmes (…) mais chez moi vous venez seule ou vous ne venez pas« .
« Si ça ne se passe pas à la mairie, ça se passera à la gendarmerie ou au tribunal« , poursuit Jaqueline Pons. Anaïs demande ce qu’on lui reproche, insiste : est-ce qu’elle peut au moins venir avec le parent d’élève qui se propose de représenter Ilyès ? « Il ne s’agit pas de votre fils, c’est vous qu’on veut« , lui assène Jacqueline Pons. Sur les conseils de la juriste du CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France), qui s’est saisi de son dossier, la jeune maman ne s’est pas rendue à la convocation. Dans sa petite maison aux portes bleues, d’où elle ne sort pratiquement plus, elle attend la fin de l’année scolaire. Pour quitter Manoir-sur-Seine et partir dans une ville « plus grande, où il y aura plus de diversité, plus d’Arabes, plus de musulmans« . Où, elle l’espère, son fils retrouvera le sourire en allant à l’école.
Ni la maîtresse, ni la maire du Manoir-sur-Seine, ni le rectorat de l’Académie de Rouen n’ont accepté de répondre à nos questions. Le directeur de l’école, lui, avait refusé de nous répondre avant la publication de l’article mais nous a finalement contacté le 4 février pour nous donner sa version.
[Dans un article du 21 novembre 2016, Rue 89 a enquêté sur cette affaire et a apporté de nouveaux éléments.]
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