C’est un coup de cœur inconditionnel, Grand Prix au Festival de Cannes. 120 Battements par minute, coécrit par le cinéaste Robin Campillo et Philippe Mangeot, ancien président d’Act Up-Paris, retrace l’histoire agitée de l’association anti-sida née en 1989. La mémoire collective, les actions spectaculaires, les débats acharnés, l’engagement total, le plaisir et la mort. Un récit foisonnant et épique.
A quel moment de votre histoire personnelle avec Act Up-Paris germe le film ?
Robin Campillo – C’est difficile à dire… La racine la plus profonde est à chercher au tout début de l’épidémie, à l’aube des années 1980. La lecture des premiers articles autour des premières victimes a été un très grand choc. J’ai tout de suite pensé que quelque chose de très grave allait se produire. Je crois que je me suis protégé de ça en rentrant à l’Idhec (école publique de cinéma disparue au milieu des années 1980 au profit de la Fémis – ndlr).
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Devenir réalisateur était déjà un projet ancien, mais assez vite j’ai eu le sentiment que tous les outils qui me servaient jusque-là, les films de Robert Bresson, le cinéma de la Nouvelle Vague, devenaient insuffisants pour comprendre ce qui se jouait avec cette épidémie. C’est probablement pour ça que j’ai mis tant de temps à faire des films. Après l’Idhec, je suis devenu monteur, j’ai pas mal travaillé pour la télé. Et c’est étrangement quand je rentre à Act Up que l’idée de faire du cinéma revient dans ma vie.
A ce moment, tu commences à écrire autour de l’épidémie ?
J’ai fait quelques tentatives. Des récits qui parlaient de la souffrance liée à la maladie, de la solitude. Mais je sentais qu’il n’y avait pas de fiction, pas de cinéma derrière. D’une certaine manière, quand j’écris Les Revenants (2004), mon premier long, dix ans plus tard, c’est une façon métaphorique de traiter de l’épidémie.
Pourquoi des morts qui ne veulent pas mourir et reviennent te paraissaient la bonne métaphore pour traiter du sida ?
Le film raconte la stupeur devant un phénomène imprévisible qui déstabilise l’ordre de la réalité. C’est ce qu’a fait l’annonce de l’épidémie dans notre quotidien. Les Revenants est un film que j’ai fait un peu à l’ancienne, dans un grand désir de contrôle de l’image, des acteurs… Je pensais que sur un sujet un peu flou, vaporeux, je devais apposer un traitement hypervissé.
J’ai ensuite écrit un scénario intitulé Drug Holidays. C’est une expression qui nomme l’interruption d’un traitement par un malade pour éviter les effets de saturation chimique. C’est une hypothèse thérapeutique qui a ensuite été abandonnée. J’ai écrit pendant un an et demi. Je l’ai fait lire à un producteur, qui m’a dit “Non merci” (rires), mais je crois qu’il n’avait pas tout à fait tort. En tout cas, je n’ai pas eu envie de le tourner.
C’est avec Eastern Boys, mon film suivant, que quelque chose se dénoue dans mon rapport au cinéma. Je ne suis plus que mon désir, je me libère du carcan de ce que je pensais être, selon une idée un peu sacralisée, la mise en scène, et je ne me préoccupe que de ce qui me passionne – à savoir les comédiens. La mise en scène vient ensuite quasiment toute seule.
Penses-tu qu’il y a un rapport entre l’évolution de ta conception du cinéma et le fait que tu te sois senti capable de consacrer maintenant un film sur l’épidémie ?
Robin Campillo – Bien sûr. C’est un parcours vers l’incarnation. Les Revenants est un film désincarné sur des personnages en manque de corps et de réalité. Et c’est parce que je crois avoir avancé sur la question de l’incarnation au cinéma que je me suis senti assez costaud pour faire ce film-là. Parler de la maladie à travers le prisme de ce qu’on avait vécu à Act Up m’est alors apparu une évidence.
Quand Robin est venu te voir, Philippe, pour écrire avec lui, il en était à quel moment de sa conception ?
Philippe Mangeot – Plutôt au début. Il m’a dit deux choses : la première était son désir de faire un film sur la boîte noire d’Act Up (la réunion hebdomadaire – ndlr), avec l’idée que ce serait le centre du récit. Et l’autre était de partir de la description d’un groupe, de quelque chose d’assez chaotique, et que progressivement un fil narratif se dégage, mais assez tardivement.
Robin Campillo – Pour moi, c’est compliqué d’écrire avec quelqu’un. J’ai eu envie d’écrire avec Philippe pas seulement pour sa connaissance scientifique de l’épidémie et des thérapies, ou le rôle qu’il a joué dans les engagements de l’association, mais aussi parce qu’à l’époque on parlait beaucoup de cinéma.
Philippe Mangeot – On ne parlait d’ailleurs pas que de cinéma. Mais de représentation. L’objet d’Act Up était notamment la question de la représentation. Dans un premier temps, il n’y a pas d’images du sida. Les premières images qui apparaissent sont très violentes, comme celle montrée dans le film, dans Paris Match, du malade décharné au dernier stade de l’agonie.
Act Up a voulu générer d’autres images de sidéens que celle du malade en train de mourir avec sa famille éplorée autour de lui. Des images d’hommes debout, combatifs, dans la rue, en révolte. La première scène de 120 battements par minute est d’ailleurs une querelle sur la mise en scène d’une action et la perception de cette mise en scène. La mise en scène était une question centrale à Act Up.
Dans la période que décrit 120 battements… sort Les Nuits fauves de Cyril Collard. Comment avez-vous perçu la représentation de la maladie que charriait le film et son énorme écho populaire ?
Philippe Mangeot – Avant même le phénomène Cyril Collard, je suis entré à Act Up parce que j’étais très fâché par ce dont était porteur Hervé Guibert : un scénario sacrificiel, où le sida permet la conversion et le retour à la communauté. Guibert avait parfaitement assumé le rôle de folle méchante, et avec le sida – il le disait explicitement dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie (1989) –, il redécouvrait la générosité, le commun… J’ai relu le livre récemment et en fait je le trouve vraiment pas mal. Son film, La Pudeur ou l’impudeur (1992), est vraiment fort.
Mais indépendamment de ça, j’étais séropo et je trouvais que l’accueil fait à ce scénario-là puait vraiment. Le bon pédé était le pédé qui souffre. Act Up proposait un autre scénario. Par la suite, le côté christique des Nuits fauves nous a vraiment fait chier. Le film reposait sur une série de distinctions grossières : on n’a pas mis de capote parce qu’il y a vraiment de l’amour. Ce n’était beau qu’avec une femme et c’était glauque entre mecs. Et en plus, elle n’était pas contaminée – parce que là, il y avait de l’amour ? A la fin, il ouvrait les bras comme le Christ brésilien pour dire “Je suis dans la vie”. Ça nous rendait complètement dingues.
Robin Campillo – Ce qui était terrible, c’est qu’à l’époque, les journalistes appelaient Act Up pour nous demander de réagir. On était très embarrassés. On n’aimait pas le film, on n’aimait pas non plus sa mise en scène. Et en même temps, on n’avait pas envie d’en dire du mal. Il était malade au même titre que les gens d’Act Up, il en est mort…
Philippe Mangeot – On se battait vraiment contre cette idée que la communauté pouvait se reconstituer autour de sacrifices. C’est ce que portait l’image de ce couple dans Paris Match. On va enfin pouvoir vous représenter dans votre amour, mais à condition que vous ayez la politesse de mourir.
Robin Campillo – Act Up voulait sortir de cette dualité Eros/Thanatos. Il y avait un vitalisme dans l’association, l’enjeu était de générer du désir. A l’époque, une blague circulait comme quoi les plus beaux garçons de Paris étaient à Act Up…
Philippe Mangeot – Et c’était vrai ! (rires). C’était même un enjeu très fort. En premier lieu pour Didier Lestrade, le fondateur d’Act Up-Paris. Le pari était que si le mouvement était désirable, il intéresserait les médias, il deviendrait une tribune forte. Cela passait aussi beaucoup par la charte graphique, extrêmement moderne.
Est-ce que cette logique de positionnement, ce souci d’être séduisant ont déterminé la fabrication du film ?
Robin Campillo – On avait envie que le film soit sexy quand même. Ça nous a guidés instinctivement. Le film rend compte de l’atmosphère de drague des réunions d’Act Up, où les garçons se sifflaient avant de prendre la parole… En même temps, j’ai hésité à engager Arnaud Valois parce que je le trouvais presque trop beau. Finalement, sur les essais, il était excellent, j’aime beaucoup son jeu sobre et il y avait une évidence physique, érotique, entre Nahuel (Pérez Biscayart – ndlr) et lui.
Philippe Mangeot – De toute facon, ce qui était sexy à Act Up, c’était moins les gens pris individuellement que leurs interactions. C’était le collectif qui était sexy, la façon dont circulait le désir.
Le film a une dimension épique. Les personnages sont représentés comme des héros…
Robin Campillo – J’avais envie qu’il y ait un côté chevaleresque. Mais un chevaleresque un peu pieds nickelés. Dans une scène, ils se trompent d’étage, tout est fait de bric et de broc… On disait : “Le sida, c’est la guerre”, donc on était des guerriers. Et en même temps, il y avait à Act Up quelque chose d’enfantin, un désir d’amusement. On n’avait pas peur de se ridiculiser, c’était vraiment pas grave. Moi, je n’ai pas eu l’impression d’être héroïque. Mais d’avoir fait ce que j’avais à faire et d’avoir la chance extraordinaire de pouvoir le faire.
Philippe Mangeot – Je me souviens de mon premier zap – on appelait les actions des zaps. On découvrait d’un coup qu’avec cinq corps qui s’allongent sur la chaussée, on peut bloquer la circulation dans un quartier de Paris. Tout à coup, on se découvre un pouvoir insoupçonné, on se sent très fort. Il y avait un écart entre notre précarité, la fragilité de notre corps malade et la possibilité d’une action.
Par ailleurs, on est toujours un héros pour quelqu’un d’autre. On ne l’est jamais pour soi. Je me souviens d’avoir parlé avec Lucie Aubrac et elle me disait “Mais nous n’étions pas des héros”. Sauf que Lucie Aubrac est évidemment une héroïne. Ça me paraît logique qu’aujourd’hui on puisse percevoir comme de l’héroïsme l’engagement des militants dans la lutte contre le sida. Ce qu’il faudrait interroger, c’est pourquoi à l’époque on nous percevait dans la plupart des médias non pas comme des héros mais plutôt comme des voyous, voire des fascistes.
Pour quelles raisons ? Act Up faisait peur ?
Robin Campillo – Il y avait une ambiguïté. Un mélange de peur et de popularité. Une action comme l’interruption de la messe à Notre-Dame, par exemple, a fait venir beaucoup de gens vers l’association.
Philippe Mangeot – Disons qu’on n’avait pas envie de nous serrer la main parce qu’on était vraiment mal élevés. Mais on était quand même obligés de nous serrer la main parce qu’on était super forts dès qu’il s’agissait de parler techniquement d’essais thérapeutiques, de reconfiguration des modalités de la recherche. Act Up a toujours travaillé à produire cet inconfort-là. Face aux experts, alors que leur travail prétendait à une forme de surplomb dépolitisé, on était capables de tenir un discours d’expertise d’un point de vue extrêmement politisé, qui était l’expertise de sa maladie, de son propre corps. Il s’agissait à la fois de faire peur et d’être indispensable.
Est-ce que la perception de l’association ne s’est pas modifiée après l’intervention de Cleews Vellay lors du premier Sidaction télévisé, au printemps 1994, et la forte émotion qu’elle a suscitée, amplifiée par la disparition du jeune militant quelques mois plus tard ?
Robin Campillo – Cleews avait une santé très fragile. On avait toujours dans un coin de la tête la possibilité de sa disparition. Il se consumait littéralement dans les actions. Il incarnait au sein d’Act Up la minorité des minorités. C’était un prolo, il avait des positions radicales. Quand il y a eu un peu de lumière sur lui, il s’en est emparé et il a eu raison. C’était très beau de voir ce gosse obtenir une forme de reconnaissance.
Philippe Mangeot – Dans l’histoire d’Act Up, beaucoup de nouveaux militants sont arrivés après ce Sidaction. Parce que tout à coup, on était devenus émouvants. Mais beaucoup sont repartis très vite parce que certaines de nos positions ne leur paraissaient pas tenables. Nous n’étions pas contre la prostitution, par exemple, nous défendions la légalisation de toutes les drogues… Dans le film, Sean n’est pas Cleews Vellay, car Cleews n’est pas mort comme ça, et puis contrairement à Sean, il a été président d’Act Up… Mais le personnage est très travaillé par la figure de Cleews.
Quand la question du maquillage du corps malade s’est posée, l’idée de fabriquer de fausses taches de Kaposi me paraissait dégueulasse. Robin a trouvé une autre solution de mise en scène : dans son cheminement dans la maladie, le personnage de Sean paraît rajeunir. C’est exactement l’impression qu’on a eue avec Cleews. A la fin, il paraissait avoir 15 ans.
Robin Campillo – Un film comme Silverlake, vu d’ici (1993), qui est un documentaire, va très loin dans la représentation du corps malade. On voit même le type mort. On ne peut pas aller plus loin que ça et je n’avais pas envie d’essayer. Ce que je voulais montrer, c’est l’épuisement de vivre. J’avais l’impression que la reconstitution des stigmates de la maladie allait me cacher ce truc-là, propre à la fin de vie.
Le film est très fort aussi dans sa façon de faire ressurgir l’univers sensible des années 1990 : l’univers sonore, visuel, les détails vestimentaires, les corps…
Robin Campillo – J’ai demandé à Arnaud Valois d’arrêter la muscu, par exemple, pour retrouver une silhouette plus années 1990. A l’époque, il n’y avait pas la même hystérisation autour du corps masculin qu’aujourd’hui. Sur les fringues, je ne voulais pas non plus que ce soit pittoresque. Il fallait trouver un ajustement pour que ça ne soit pas très voyant, que ça ne fasse pas déguisé, mais qu’on retrouve des détails frappants.
Philippe Mangeot – Les costumières ont récupéré par exemple des jeans 501 de l’époque, qui n’ont pas exactement la même coupe qu’aujourd’hui. Quand je suis venu sur le tournage, j’ai été frappé de voir comme une légère modification de coupe de jeans change la démarche… C’est le vieux truc de Baudelaire. Dans le vêtement, il y a une époque parce que dedans, c’est le corps qui change. Ça se joue sur des détails très simples, comme par exemple rentrer son T-shirt dans son jean…
C’est le même principe avec la musique. Il n’y a que deux morceaux d’époque, What About This Love de Mr. Fingers et Smalltown Boy de Bronski Beat, mais l’effet madeleine est maximal…
Robin Campillo – Le morceau de Mr. Fingers, je l’écoute tout le temps, je le mets dans toutes les fêtes et il a cette faculté de happer les gens sur le dance-floor. Je n’ai pas voulu mettre trop de morceaux d’époque parce que j’avais peur qu’ils se gâchent les uns les autres. Quant à Smalltown Boy, il faut rappeler que Jimmy Somerville est un ami de Didier Lestrade, qu’il a donné de l’argent à la naissance de l’association, a fait un concert pour Act Up, il est très lié à cette histoire. Je lui ai demandé d’ailleurs de refaire une partie de ce concert pour le film, et pour un tas de raisons il n’a pas voulu. Mais on a obtenu le multipiste du morceau, Arnaud Rebotini en a fait un très beau remix et on a pu enlever tous les instruments, la reverb et ne finir que sur la voix de Jimmy Somerville – parce qu’on est dans la tête de Sean à ce moment-là.
Le film s’inscrit dans un “moment-sida”. Cette année, il y a eu le livre d’Elisabeth Lebovici sur l’art contemporain (Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle, Les Presses du réel), celui de Didier Roth-Bettoni sur la représentation de l’épidémie par le cinéma (Les Années sida, Erosonyx), la série à venir de Philippe Faucon (Fiertés), le film en tournage de Christophe Honoré (Plaire)… Pourquoi un tel feu croisé maintenant ?
Robin Campillo – Ce n’est pas concerté mais il se passe quelque chose. C’est lié au vieillissement d’une génération, à son désir de se retourner sur son passé.
Philippe Mangeot – C’est lié aussi au fait que cette génération se rend compte que ses étudiants, ses neveux, tous ces jeunes adultes nés à la période que décrit le film ne savent rien de cette histoire. Et qu’il faut donc la transmettre. Par ailleurs, parmi les facteurs d’émotion du film, je pense qu’il y a aussi le fait qu’il nous replonge à une période d’avant les réseaux sociaux. Quand on s’engueulait, il fallait qu’on soit face à face. Pour faire circuler de l’information, on était obligés de se retrouver.
Il ne s’agit pas de vitupérer l’époque en rêvant d’une incarnation perdue, mais on n’a peut-être pas trouvé aujourd’hui les formats de mobilisation politique adéquats au monde des réseaux sociaux. La fin de l’écriture du film a correspondu à l’émergence de Nuit debout, qui disait justement de se retrouver, de se rassembler, autour d’une place qui était devenue un mausolée depuis les attentats de novembre. Le film dialogue peut-être avec ce manque et cette envie.
Dans Act Up – Une histoire (Denoël), Didier Lestrade raconte que ce qui l’a frappé en découvrant Act Up-New York, c’est l’ordre. Alors qu’il se faisait une idée très bordélique des premières mobilisations LGBT dans les années 1970, il était fasciné par le protocole très codifié des prises de parole. Vous êtes d’accord ?
Philippe Mangeot – Oui, il y avait une technologie de la prise de parole. Très simple mais qui sidérait. Le principe fondamental, c’était une discipline de la rapidité. Une intervention importante ne pouvait pas excéder une ou deux minutes. C’est ce qui faisait qu’Act Up tranchait avec toute la tradition militante, syndicale, française, où les gens sont dans une éloquence classique et où un discours ne peut pas durer moins de dix minutes. Et c’est assommant, bien sûr.
Robin Campillo – Nous, on le faisait savoir quand ça devenait assommant, on interrompait, on chahutait… (rires). C’était une éthique : on ne monopolisait pas la parole. Il fallait que ça fuse.
L’émotion très forte que transmet le film tient-elle aussi au fait qu’il prend en charge un refoulé, un impensé, pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire ?
Robin Campillo – C’est l’effet qu’a produit Act Up à son apparition. C’est ce qui m’a attiré. Tout à coup, on appelait un chat un chat. Des choses jamais dites l’étaient. Act Up a libéré une parole sur le sida. Peut-être que le film émeut pour ça. Parce qu’on y voit à l’œuvre une parole incroyablement directe, et aussi le fait de vivre des choses très dures dans une sorte d’élan de vie très fort. Les gens s’identifient à ce paradoxe-là.
Philippe Mangeot – Quand Robin s’est adressé à moi pour 120 battements…, je réfléchissais à écrire sur un autre moment, un peu plus tardif : celui de l’indicible “catastrophe”, avec tous les guillemets possibles, des trithérapies. Tout à coup, ceux qui étaient encore en vie se sont dit qu’il fallait refermer les tombeaux de ceux qui étaient morts, car ils ne feraient pas partie de la même charrette. Personne n’a encore parlé du sentiment de perte qu’a pu entraîner l’espoir de survie. Il y a beaucoup de refoulé dans cette histoire, y compris pour nous. Il faut faire un effort de mémoire pour se souvenir qu’on a vécu ce qu’on a vécu : cette vie partagée entre une vie normale, les chambres d’hôpitaux, les enterrements, les actions…
Par ailleurs, je pense aussi au spectateur du film qui n’a pas connu cette époque et qui voit dès la première scène un type prendre du sang en pleine gueule. Il ne comprend ni la colère qui produit cet acte, ni sa nécessité. Le film commence par ce choc, mais il construit ensuite l’archéologie de cette colère, en donne la justification et produit du coup l’émotion très grande d’en être.
Robin Campillo – J’ai voulu montrer aussi des gens qui se sentent toujours légitimes dans leur combat. Même si vu de l’extérieur, ils semblent aller trop loin, même s’ils sont de mauvaise foi, ils ne doutent jamais de l’absolue légitimité de ce qu’ils font.
Est-ce que la vérité des corps passe par le choix majoritaire d’acteurs homosexuels pour jouer des personnages homosexuels ? As-tu voulu éviter le straight washing qu’effectue souvent le cinéma ?
Robin Campillo – Dans mon précédent film, Eastern Boys, les deux acteurs principaux étaient hétéros. Et ça ne me dérangeait pas du tout, parce que sur la question de leur identité sexuelle, je voulais que les personnages soient un peu divers, qu’on s’y perde un peu. Sur ce film-là, c’était différent. L’homosexualité des militants se voyait vraiment. Le fait d’assumer d’être une folle était constituant.
Penses-tu qu’un acteur homosexuel de 25 ans aujourd’hui comprend mieux qu’un acteur hétéro ce que ça a pu être de revendiquer être une folle à un moment historique des luttes LGBT ?
Robin Campillo – Je ne sais pas. En tout cas, je vois qu’un acteur homosexuel sait naturellement jouer avec la position du curseur. Etre folle, ne pas l’être, jouer avec ça. Ça simplifiait mon affaire, ça permettait d’aller plus vite, de ne pas avoir à expliquer ça.
Ce qui est frappant dans Act Up, c’est que tous les militants, homos ou hétéros, séronegs ou séropos, devaient assumer publiquement de passer pour un homosexuel malade. C’était la condition pour appartenir au groupe. Quelle est la racine intellectuelle de ce “Nous sommes tous… (malades, homos, toxicos…)”, où l’identité devient extensible, permutable. Deleuze ?
Robin Campillo – C’est compliqué… Je crois que tout le monde n’était pas d’accord (rires).
Philippe Mangeot – David Halperin a écrit un livre qui s’appelle Saint Foucault (Ed. Epel Eds) où il dit qu’Act Up était la pratique de Foucault. Il parlait du Act Up américain. Je pense que les vrais lecteurs de Foucault et Deleuze à l’origine d’Act Up, on les trouve plutôt aux USA qu’en France. Par un effet d’échange transatlantique bizarre, le background théorique d’Act Up est importé en France par des gens qui ne sont pas nécessairement des lecteurs de Foucault et Deleuze. Je ne sais pas très bien où est la racine, mais on a pu avoir l’impression en prenant l’aventure Act Up en route de participer à une aventure foucaldienne ou deleuzienne réalisée in vivo. C’est vrai qu’à Act Up, l’identité était une stratégie. On en avait une conception très plastique. En ce sens-là, on était butlerien (en référence à la théoricienne du genre, Judith Butler – ndlr) sans le savoir.
Robin Campillo – C’était une époque charnière. On était extrêmement irrités par les think tanks de l’époque qui confondaient les notions d’identité, de communauté, de communautarisme et de ghetto. Une communauté n’est pas l’assemblage de gens qui sont identiques mais un ensemble de personnes qui ont eu une expérience commune, en l’occurrence cette épidémie. Donc ce n’est pas du tout identitaire.
Comment avez-vous quitté Act Up l’un et l’autre ?
Robin Campillo – Je l’ai quitté une première fois assez tôt, en 1995, pour respirer un peu. Et je suis revenu deux ans plus tard. Je suis resté assez longtemps mais en participant de façon plus épisodique. Les trois premières années, j’étais là tout le temps. Je vivais dans Act Up. Au point où je ne sais même plus ce que j’ai fait à côté.
Philippe Mangeot – Moi, j’en suis parti en 2003, après treize ans. Après un communiqué de Didier Lestrade annonçant qu’il quittait Act Up. Et ce communiqué était très largement dirigé contre moi (rires). Heureusement, depuis, on s’est réconciliés. Mais le départ de Didier a été un coup. Et puis au bout de treize ans, on devient un type dont il faudrait mettre la tête sur la cheminée. Dès que quelqu’un proposait une action, une petite voix disait dans ma tête : “Mais ça, on l’a déjà fait.” Quand on en arrive là, c’est qu’il est temps de partir. Les jeunes militants qui arrivaient devaient inventer un type d’actions en relation avec la nouvelle donne thérapeutique.
Act Up a-t-il tenté et réussi à dépasser le cadre de la lutte contre le sida pour intervenir sur un champ politique plus large ?
Philippe Mangeot – Dès le départ, il était clair pour les fondateurs que parler du sida soulevait des questions plus larges comme parler des prisons, de la toxicomanie, de la précarité, des flux migratoires… Il y a eu un approfondissement de ça, par des alliances avec des associations d’étrangers, de prisonniers… La parenté s’est faite naturellement avec la question des sans-papiers. Act Up est un acronyme, ça veut dire coalition des malades du sida pour libérer les pouvoirs.
Quel rapport entretenez-vous avec l’association aujourd’hui ?
Robin Campillo – Je ne les connais pas beaucoup. Mais ce qui est intéressant, c’est que certains anciens sont revenus parce que c’est le seul endroit où ils ont l’impression de pouvoir faire pression sur les laboratoires. Act Up a gardé une vraie légitimité par rapport à ça. Et aux Etats-Unis, Act Up est reparti très fort en montant au créneau dans la lutte anti-Trump, notamment en ce qui concerne l’abrogation de l’Obamacare. Tant qu’il y a des gens qui ont envie d’y être, je trouve ça bien.
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