Pops music. Enfant d’une société sud-africaine fondée sur l’idéologie ségrégationniste, Pops Mohamed n’a jamais renoncé à vouloir réduire la distance séparant siècles, cultures et ethnies. Si son dernier album l’a conduit à enregistrer le chant ancestral des tribus du désert, ses récentes prestations l’ont vu s’associer à un groupe de musique industrielle. Il sera l’une […]
Pops music. Enfant d’une société sud-africaine fondée sur l’idéologie ségrégationniste, Pops Mohamed n’a jamais renoncé à vouloir réduire la distance séparant siècles, cultures et ethnies. Si son dernier album l’a conduit à enregistrer le chant ancestral des tribus du désert, ses récentes prestations l’ont vu s’associer à un groupe de musique industrielle. Il sera l’une des attractions du festival Fin de siècle consacré à Johannesburg qui s’ouvre à Nantes cette semaine.
Le Carfax est un lieu sans équivalent à Johannesburg. Son exception se double même d’incongruité si on le considère à l’échelle du continent africain. Cet ancien silo à grain s’est transformé en club branché suivant une mutation postindustrielle bien rodée chez nous, où la moindre manufacture de biscuits tourne aisément en hangar pour divertissements nocturnes. Situé dans un quartier autrefois « actif » de la métropole sud-africaine, le Carfax s’approche en traversant une zone fantomatique réputée dangereuse, peuplée d’ateliers à l’abandon et d’entrepôts ne stockant plus désormais que l’écho des rares pas qui les traversent. Le ventre du site offre au visiteur le loisir de vagabonder à travers un réseau de boyaux et de couloirs qui relient entre elles des pièces décorées selon des critères très fin de siècle, mélangeant magie noire et pornographie avec une volonté d’apothéose conceptuelle qui ferait passer n’importe quel loft new-yorkais pour un magasin Ikea.
Ce soir, l’Empty Radio Experience, groupe à recenser dans le vaste bottin mondial du rock gothique, avec chanteur à basse très nick-cavienne et violoniste en robe de velours émeraude, se produit dans une petite pièce tapissée de pages de journaux. Le public entoure la chambre décorée comme un vestibule de la famille Addams et, à la lueur de chandeliers, regarde par la fenêtre ce qui se joue à l’intérieur. Tout le monde ou presque est habillé en noir et a la peau très blanche. Le look SM a ses adeptes qu’une légère touche de primitivisme, os dans le nez plutôt que piercing traditionnel, vient distinguer de ce qui est pratiqué dans les grandes Babylone occidentales. Ici, on s’attaque aussi à l’épaisse couche de conservatisme qui pétrifie toujours les comportements dans ce pays, mais en utilisant des moyens la provocation, l’extrême peu en usage au sein de la rainbow nation. Sur la scène principale, une autre curiosité sud-africaine a élu domicile : le Live Jimi Presley, soit le premier groupe de musique industrielle du pays. Marc Presley, Ian Presley et leur pseudo-frangin Tillo Presley, qui joue des « étincelles » à l’aide d’une énorme ponceuse métallique, débitent un torrent sonore impeccablement organisé autour d’une guitare et d’un sequencer, reliant par voie express Suicide à Einstürzende Neubauten. On est d’ailleurs presque sûr que ce séisme décibélique nous a occasionné d’irréversibles lésions auditives quand l’un d’eux, après le concert, affirme sans rire jouer de la « world-music » ! « Ici, les musiciens blancs ont chopé l’eurovirus quand ils étaient gosses. Ils veulent tous jouer à être Nirvana, Pearl Jam ou Oasis. Nous sommes africains et fiers de l’être. Nous prétendons mériter l’appellation folklorique au même titre qu’une formation tzigane de Bohême ou un ensemble de benga kenyan. »
La provocation pourrait paraître dadaïste, voire doucement insultante, pour une intelligence moyenne, si l’apparition au beau milieu du carnage d’un musicien noir muni d’une cora électrifiée n’était venue semer le doute dans ce bel ensemble métallurgique. L’homme bravant ainsi, à l’aide de son vieil instrument, symbole le plus éloquent de toute la tradition musicale africaine, l’incoercible dureté du son blanc s’appelle Ismail Mohamed Jan, mieux connu sous le nom de Pops Mohamed. « Pops ? On a fait sa connaissance la nuit dernière, confie l’un des faux frères Presley. C’est un musicien tellement versatile qu’il lui suffit d’écouter un morceau une fois pour être capable de s’y adapter. Techno, jazz, ethnique, rock, il peut tout jouer.« Si la virtuosité et la souplesse technique sont en règle générale l’apanage des musiciens aux visions artistiques les plus aléatoires, le cas Pops Mohamed s’impose comme une frappante exception. Car la personnalité de l’homme et son singulier parcours artistique ne manquent pas de venir fissurer le marbre avec lequel on bâtit d’ordinaire les classifications les plus pesantes.
Originaire de Bemoni, une petite ville aux environs de Johannesburg, il a d’abord appris la guitare classique avant d’étudier le piano jazz sous l’influence notable d’Abdullah Ibrahim, grand pianiste sud-africain émigré aux Etats-Unis ayant reçu conseil et bénédiction des mains de Duke Ellington himself. La tradition jazz en Afrique du Sud remonte aux années qui suivirent le premier conflit mondial, période où les musiciens des townships créèrent le son marabi, prémices d’un subtil mélange entre structure orchestrale nord-américaine et héritage populaire local. Depuis lors, chaque génération a accouché de musiciens et de langages qui traversèrent tant bien que mal les conflits et surtout les conditions restrictives qu’imposa le régime de l’apartheid à partir des années 50. Le Group Aera Act marqua ainsi la fin d’une époque fertile en provoquant la fermeture des salles de spectacles où les Blancs pouvaient venir écouter des musiciens noirs. Symbole spectaculaire de cette volonté d’élimination, la communauté culturelle de Sophiatown fut entièrement rasée. Mais les musiciens continuèrent de pratiquer leur art et de l’enregistrer.
Pops Mohamed a traversé ces années en se forgeant un caractère dans la composition duquel l’esprit de résistance représente une part essentielle. Mais la résistance sans la mémoire, ce n’est pas grand-chose. Une chanson ouvrant son dernier album How far have we come évoque la destruction d’un autre township au style de vie trop libéral, Kalamazoo, quartier situé à l’est de Johannesburg, où enfant il venait découvrir le son des instruments traditionnels africains. Son disque, Pops l’a ainsi construit comme une quête historique, sonore et spirituelle. L’ingérence d’éléments contemporains, fruit de sa longue fréquentation avec la scène jazz, dans le tissage ancestral des chants et des syncopes tribales, se veut la mise en pratique d’une pensée que surplombe la volonté de survivance, la relation vitale au passé. Depuis son enregistrement, on a comparé Pops à Alan Lomax, illustre musicologue américain qui dans les années 30 entreprit, pour la Library of Congress, une recherche sur le terrain des chants et traditions orales auprès des communautés noires installées dans le delta du Mississippi et que personne jusqu’alors n’avait pris la peine d’immortaliser sur bandes. Ce travail a permis à des bluesmen aussi considérables que Blind Willie McTell ou Leadbelly de ne pas disparaître sans laisser d’empreintes.
Dans une perspective similaire, Pops a traversé certaines des zones les plus reculées du territoire sud-africain dans le but de recueillir chants et rythmes tribaux. Il a pu ainsi enregistrer la voix des femmes Venda dans le Nord Transvaal, saisir l’étrange sonorité, ponctuée de leurs surprenants claquements de langue, des chanteurs Xhosa. Il a aussi vécu dans le désert du Kalahari avec les Khoi-san, communauté de bushmen que les autorités sud-africaines ont longtemps employés pour pister les gorilles puis l’ennemi pendant le conflit namibien. « C’était un voyage dans le temps. Là-bas, il n’y a ni téléphone, ni télévision, ni radio. Mais j’y ai vu des choses que la technologie moderne ne peut réaliser. Ces gens étaient sur terre bien avant nous. Ils nous précèdent d’au moins cinquante mille années et nous avons forcément quelque chose à apprendre d’eux. Il n’était pas question de les emmener en studio. Ils auraient refusé de toute manière. Nous les avons enregistrés sur place et le reste du travail a été réalisé à Johannesburg et à Londres. » Pops joue de tous ces instruments primitifs didjeridoo, mbira, arc à bouche, bâton de pluie, pot de terre cuite qu’il a su habilement associer à la panoplie des joujoux issus de la haute technologie. Il a par ailleurs beaucoup insisté sur l’aspect documentation sonore en insérant des rires d’enfants, des aboiements de chiens ou le vol d’une mouche qui, dans un silence recueilli, constitue certainement la meilleure évocation possible de la brûlante immobilité du désert. Pops ne prétend pas inventer un genre. En le sollicitant pour une collaboration, les gens de Deep Forest l’ont en quelque sorte étiqueté malgré lui. Seul le point de vue change. Mais il change tout. « Des producteurs venus d’Angleterre ou d’ailleurs ont déjà enregistré les bushmen et à chaque fois c’est la même histoire : ils rémunèrent leur contribution en leur offrant une bouteille de whisky ou de vin. Ça me rend fou. D’autant qu’ils utilisent les chants plus comme une commodité que pour rendre hommage à une culture qui s’efface peu à peu de la surface de la terre. » Lui a préféré reverser 45 % des royalties qu’il percevra pour cet album à une association concernée par la protection de ces gens et de leur culture. L’argent ainsi collecté servira à l’achat de couvertures, de médicaments, de lait en poudre et de céréales.
Résister est un acte qui dans la durée finit par durcir les muscles, raidir les comportements. L’inouï avec Pops Mohamed, c’est qu’il a su maintenir l’effort aussi longtemps et malgré cela conservé cette souplesse d’esprit lui permettant aujourd’hui de passer des confins désertiques du pays Khoi-san à l’ambiance techno du Carfax. « Je n’ai aucun mérite. J’appartiens à une génération, celle des années 60, où l’intérêt pour un mode d’expression n’interdisait pas que l’on vienne remettre en question ses certitudes au contact d’autres formes. J’ai toujours aimé l’expérimentation dans la mesure où elle permet d’organiser la rencontre entre des éléments en apparence divergents. J’ai joué du jazz, du rock, de la soul et des rythmes latins. Je me suis beaucoup planté, mais je n’ai jamais renoncé. » En ce sens, Pops Mohamed pourrait symboliser, au-delà de toute espérance, la réconciliation miraculeuse des composantes culturelles et ethniques dont l’Afrique du Sud tire sa richesse et qui ne laissent à ce pays, aux violentes disparités, que le seul choix de l’utopie réalisée.
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