Lundi 12 janvier le collectif « De l’air à France Inter » faisait un bilan d’étape trois mois après le lancement de sa campagne pour remettre les auditeurs et le pluralisme au centre de la station. Une réunion largement transformée en espace de réflexion de la gauche critique sur les conséquences politiques des attentats.
Un énorme crayon orné du slogan « Je suis Charlie » s’est substitué à la branche de laurier traditionnellement tenue à bout de bras par la statue de Marianne place de la République à Paris ce lundi soir, au lendemain de la marche républicaine du 11 janvier. Dans un silence chargé certains déposent des fleurs ou allument des bougies à ses pieds. L’ambiance est au recueillement, à la mémoire des 17 victimes des récents attentats. A quelques encablures de là, règne en apparence une tout autre atmosphère : les cuivres d’une fanfare résonnent sur l’air de Bella Ciao à l’intérieur de la salle monumentale de la Bourse du travail. La salle est comble, à tel point que certains ne pourront pas entrer.
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D’où vient ce tumulte dissonant ? « C’est pas tous les jours qu’on les a tous réunis », nous confie une spectatrice impatiente. « Tous » ? La liste des intervenants offre en effet un échantillon assez riche d’intellectuels et de personnalités stars de la gauche critique : l’économiste Frédéric Lordon, l’écrivain Gérard Mordillat, les secrétaires nationaux du Parti de Gauche Eric Coquerel et Danielle Simmonet ou encore le rédacteur en chef du journal Fakir François Ruffin. Les lecteurs de ce journal de critique sociale – à l’initiative du collectif « De l’air à France Inter » qui organise la soirée – les connaissent bien.
En octobre dernier, Fakir publiait une enquête sauvage sur la représentation des classes populaires sur la station. Résultat (indicatif compte tenu de la méthode) : France Inter ne consacrerait qu’1,7% de temps de diffusion aux classes populaires. Depuis, le collectif milite avec les moyens du bord pour que les auditeurs « reprennent la parole, pas seulement à l’antenne, mais dans les instances de Radio France ».
Orphelins de « Là-bas, si j’y suis » et de Bernard Maris
Avec des objectifs qui se veulent à portée de mobilisation : qu’une émission quotidienne de reportage et de critique sociale soit programmée, ou encore qu’un « véritable pluralisme » soit instauré dans la Matinale. La gauche critique est en effet orpheline d’une émission emblématique – Là-bas si j’y suis, disparue en juin dernier – et plus récemment de l’économiste antilibéral Bernard Maris, assassiné dans les locaux de Charlie Hebdo, qui débattait chaque semaine avec le très libéral Dominique Seux sur Inter. « La presse alternative n’est pas une alternative », réaffirme ce soir François Ruffin, qui aspire à donner un écho à la critique sociale au-delà des publics respectifs de cette « presse pas pareille » (PPP), comme certains la surnomment.
Mais est-ce bien le moment d’en parler ? Fallait-il maintenir ce bilan d’étape après l’odieux assassinat politique du 7 janvier et ceux qui lui ont succédé ? Peut-on encore débattre, polémiquer, critiquer au moment où partout les mots d’ordre sont à l’ »union nationale » derrière des valeurs aussi fondamentales que la démocratie, la République et la liberté d’expression ? « Plus que jamais ! », répond en substance François Ruffin, pointant le paradoxe qu’« en l’honneur de ces empêcheurs de penser en rond, voilà que devraient s’arrêter les lieux de pensée, et surtout de contre-pensée ».
La réunion, rebaptisée « La dissidence, pas le silence ! » sera donc pleine de désaccords : « une belle manière de rendre hommage » à des anticonformistes qui même au lendemain du 11 septembre 2001 ne s’étaient pas privés de rire, selon le rédacteur en chef de Fakir.
Y aura que la Bêtise et la Méchanceté pour leur rendre hommage. pic.twitter.com/xvCrcyQjeq
— Fakir presse (@Fakir_) 7 Janvier 2015
Pour parfaire le tout, trois dessinateurs – Soulcié, Lardon et Rodho – ont illustré la soirée avec force impertinence au fur et à mesure que les prises de parole se succédaient, et en contraste avec leur gravité.
« L’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule »
Les discours tenus à cette tribune font l’effet d’une douche froide. A l’heure de la célébration unanime de la marche du 11 janvier et de Charlie Hebdo, un grand scepticisme domine. « Défendre la liberté d’expression n’implique pas d’endosser les expressions de ceux dont on défend la liberté », assène Frédéric Lordon, refusant pour sa part « l’injonction à s’assimiler au journal Charlie » formulée sous le slogan « Je suis Charlie » pour cause de « violents désaccords politiques » et en dépit de son accablement après cette tragédie humaine (la retranscription intégrale de son intervention est lisible ici).
Quand à la marche républicaine, en dépit des gros titres y voyant peut-être hâtivement « un peuple en marche » ou « la France debout », l’économiste garde la tête froide et avance pour sa part – sans étayer – que « le nombre brut n’est pas en soi un indicateur de représentativité ». Et comme pour parachever le dégrisement, il ajoute : « La masse unie est tendanciellement apolitique, ou alors c’est que c’est la révolution ». Trêve de fantasmes, donc, quitte à passer pour un pisse-froid : « L’histoire réelle qui s’annonce a vraiment une sale gueule. Si nous voulons avoir quelque chance de nous la réapproprier, passé le temps du deuil, il faudra songer à sortir de l’hébétude et à refaire de la politique. Mais pour de bon », lâche-t-il.
Refaire de la politique
Du plaidoyer anticlérical de Gérard Mordillat à la défense du pluralisme d’Emmanuel Vire (du SNJ-CGT) et Julien Salingue (membre d’Acrimed), tous les discours convergent vers la nécessité de refaire de la politique. Eric Coquerel, les nerfs à vif après une intervention polémique du sociologue libertaire Jean-Pierre Garnier, a bien insisté sur ce point : les attentats qui ont frappé la France pourraient être synonymes d’un repli politique sécuritaire et libéral au nom de la cause supérieure de la lutte contre le terrorisme, laissant moins de place encore à l’expression d’opinions dissidentes. Or s’il faut chercher les causes profondes du jihadisme, elles sont selon lui en partie économiques et sociales, c’est-à-dire à chercher du côté de l’austérité.
Excédé par ceux qui pinaillent sur la composition sociologique du cortège parisien du 11 janvier, Eric Coquerel, secrétaire national du Parti de Gauche a pour sa part salué avec fermeté cette marche : « Si jamais la réponse n’était pas venue de notre côté, c’est-à-dire du côté humaniste, je n’ose imaginer ce qui se serait passé, car tout le discours de haine était prévu! », remarque-t-il en référence à la médiatisation récente d’Eric Zemmour.
Finalement le débat sur France Inter n’aura pris la forme que d’un interlude entre François Ruffin et Lionel Thompson, co-producteur d’Interception, le magazine de la rédaction de France Inter, présent en signe de soutien. Le combat continue, donc. « De l’air à France Inter, sinon le service public, c’est du vent », conclut une caricature de Soulcié.
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