Le musicien est décédé mardi 24 août à 80 ans, à cette occasion nous vous proposons de (re)lire cette interview parue en juillet 1996.
Pourquoi l’élégant batteur des Rolling Stones est- il toujours resté à l’écart de l’agitation provoquée par le moindre exploit de ses illustres partenaires ? Sans doute parce que, en dépit d’une compétence unanimement reconnue en matière de rythmique binaire, Charlie Watts nourrit en secret une dévorante passion pour le jazz. La sortie de son quatrième album avec son quintette, Long ago and far away, lui donne l’occasion de faire une chose à laquelle il ne nous avait pas habitués : parler.
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“Dans ma famille, au sens large du terme, on écoutait beaucoup de musique. Mes oncles achetaient des tas de disques, des chansons pop des années 40, interprétées par Doris Day ou Frank Sinatra. Et ma mère chantait à longueur de journée. Je connais Long ago and far away depuis toujours, c’était une de ses chansons favorites. D’une certaine façon, c’est cette époque que j’ai voulu recréer sur l’album ; nous l’avons enregistré de façon nostalgique, à l’ancienne. Tous ensemble, y compris la section d’instruments à cordes, dans la même pièce. C’est une façon de travailler qu’on n’utilise plus guère, sauf pour la musique classique. Nous, nous avons tout enregistré live, en deux semaines.
J’avais 13 ans quand je suis tombé amoureux du jazz, en entendant Flamingo. Après, je me suis acheté mon tout premier disque Walking shoes, de Jerry Mulligan. Sur cet album, il y avait un batteur nommé Chico Hamilton. Je l’ai entendu et immédiatement j’ai eu envie de devenir batteur. À l’époque, j’étais encore un gosse, et je me faisais appeler Chico Watts ! Un peu plus tard, j’ai acheté mon premier disque de Charlie Parker, sur le label français Barclay. C’était un 25 cm, avec une pochette blanche et rouge. Je l’ai encore chez moi, je suis comme un écureuil, j’adore collectionner les vieux objets (rires)… Dès que j’ai eu ce disque, j’ai commencé à rêver de Bird, à chercher des photos de lui en train de jouer. Quel musicien merveilleux ! Il faisait tout de façon admirable, il était brillant ! J’avais de lui une vision très romantique. Pour moi, le jazz, c’était l’Amérique. En 1964, j’y suis enfin allé, lors de la première tournée des Stones. Dès que nous avons atterri à New York, j’ai foncé à Birdland. Pour moi, l’Amérique, c’était ce club de jazz légendaire qui me fascinait. Un endroit magique. J’y ai vu Charlie Mingus, Sonny Rollins. Ensuite, j’ai rencontré Charlie Mingus à Montreux, en Suisse. Les Stones avaient enregistré une émission de télévision, et après l’enregistrement je m’étais soûlé. J’étais incapable de prendre l’avion pour repartir. Je suis resté à l’aéroport avec Andrew Oldham, pour attendre le vol suivant et, au magasin duty free, j’ai reconnu Eric Dolphy. Je lui ai dit bonjour, il m’a présenté à Charlie Mingus. Quel orchestre fantastique ! Mingus est un fabuleux joueur de blues, un type incroyable. C’est en écoutant des gens comme lui et Charlie Parker que je suis tombé amoureux des clubs de jazz.
J’aime autant les chansons sentimentales, qui parlent d’un “escalier menant aux étoiles”, que le rhythm’n’blues qui dit “je veux juste te faire l’amour”.
David Greene, qui joue de la basse sur Long ago and far away, est un ami d’enfance. Il habitait juste à côté de chez moi, sa mère était liée avec la mienne, ma mère est décédée pendant l’enregistrement de l’album, madame Green est venue à l’enterrement. David a commencé à jouer en même temps que moi, mais musicalement il a plusieurs longueurs d’avance, c’est un des meilleurs bassistes anglais. Quand nous étions adolescents, nous passions notre temps à Soho, où nous allions voir des musiciens de jazz. On écoutait les disques à la radio, on allait aux concerts. À partir de 16 ans, j’ai commencé à passer mes soirées à Soho. Dans la journée, je travaillais dans la City d’abord, puis dans un quartier chic du West End. Au début, nous voyions des musiciens anglais puis, au début des années 60, Ronnie Scott a commencé à faire venir des Américains. Nous nous mettions sur notre trente et un pour aller aux concerts, nous portions tous des costumes italiens, c’était la tenue des amateurs de jazz moderne. Veste bleue très courte, à trois boutons, avec des petites fentes sur les côtés. C’était le style italien, que les mods ont ensuite copié. À cette époque, Volare était un immense succès une chanson italienne interprétée par Marino Marini. Tous les musiciens de son groupe s’habillaient comme ça. Ce Soho n’existe plus. Julian Temple a essayé de le faire revivre dans son film, Absolute beginners, mais il est passé complètement à côté de la plaque. Enfin, le film a quand même eu le mérite de me donner l’occasion d’enregistrer en compagnie de Gil Evans, pour la BO. Un souvenir inoubliable ! Le seul fait d’être dans la même pièce que lui a constitué un des moments les plus excitants de ma vie…
Deux des morceaux de Long ago and far away la chanson titre, qui est de Gershwin, et In the still of the night de Cole Porter parlent d’un “dream come true” (un rêve devenu réalité) : c’est en partie le fait du hasard, mais c’est aussi parce que ces disques évoquaient un rêve, mon rêve d’Amérique. Une Amérique qui n’a peut-être jamais existé, mais que j’adorais au cinéma. C’est comme les films de Fred Astaire. On n’y croit pas vraiment, mais c’est terriblement romantique. Ce sont toujours de petites histoires idiotes, mais c’est beau. Il cabotine, mais il cabotine de façon tellement géniale que ça en devient beau. C’est une façon de penser et d’agir qui n’a peut-être jamais existé, mais elle me plaît. J’aime autant les chansons sentimentales, qui parlent d’un “escalier menant aux étoiles”, que le rhythm’n’blues qui dit “je veux juste te faire l’amour”. Quand Muddy Waters ou James Brown chantent, c’est du sexe à l’état brut, mais quand Billie Holiday chante Good morning heartache, ou quand Edith Piaf chante La Vie en rose, c’est tout autre chose. Moi, j’adore ces deux styles, je ne vois pas de contradiction entre eux. Mais on n’écrit plus de ces chansons naïves, qui sont pourtant poignantes, on ne les entend plus guère qu’au cinéma. Dans Leaving Las Vegas, Sting chante de chouettes chansons. Il est vrai que le réalisateur, Mike Figgis, est anglais et très connaisseur en matière de musique. Il a découvert l’Amérique comme moi, par les disques ; il comprend parfaitement cette fascination romantique qu’exerce l’Amérique. Il a fait avec son film ce que j’ai essayé de faire avec Long ago and far away, mais c’est peut-être plus facile au cinéma. Moi, j’ai du mal à imaginer que des gens puissent écouter mon disque, il est tellement en marge de ce qui se fait aujourd’hui. Pourtant, je ne voudrais rien y changer. Je l’ai enregistré avec de vieux amis et avec Bernard Fowler, le choriste des Rolling Stones. C’est un merveilleux chanteur, ce ne serait que justice si les gens s’en apercevaient enfin. J’aimerais que l’album serve au moins à le rendre célèbre. La célébrité, ça ne tient pas à grand-chose. Moi, je ne sais pas où j’en serais aujourd’hui si je n’avais pas rencontré Mick Jagger et Keith Richards.
C’est comme ça que j’ai rencontré les Rolling Stones. J’ai répété avec eux, ils m’ont proposé de me joindre à eux, j’ai accepté et je ne les ai plus quittés.
David Greene et moi jouions dans divers groupes de jazz. Un jour, Alexis Korner est venu jouer avec nous. C’était la première fois que j’entendais une guitare électrique, je lui ai demandé de baisser le son (rires). Un an plus tard, alors que je travaillais en Scandinavie, il m’a téléphoné et proposé de me joindre à son groupe. C’est comme ça que j’ai entendu du rhythm’n’blues pour la première fois. Lors de notre première répétition, j’ai remarqué une jeune fille, Shirley, qui est devenue ma femme ! Je crois que si je ne l’avais pas épousée, je serais sans doute mort… C’est le fait d’avoir une vie équilibrée en dehors du groupe qui m’a permis de ne pas être contaminé par toute la folie Rolling Stones… Avec le groupe d’Alexis, nous passions dans des tas de clubs, Brian Jones jouait avec nous, Mick chantait, Keith participait de temps à autre. C’est comme ça que j’ai rencontré les Rolling Stones. J’ai répété avec eux, ils m’ont proposé de me joindre à eux, j’ai accepté et je ne les ai plus quittés. Brian et Keith ont été mes professeurs de R’n’B. Je connaissais un peu le rock’n’roll avant ; j’avais écouté Little Richard, mais le R’n’B m’était totalement étranger. Pendant la journée, à nos débuts, nous passions notre temps à écouter des 45t Chess ou Vee-Jay. Ça se passait à Edith Grove, c’était Mick qui payait le loyer… C’est ainsi que j’ai découvert Jimmy Reed et Muddy Waters, d’immenses artistes, que je place au même niveau que Charlie Parker. En 1964, nous sommes enfin allés à Chicago, où ils avaient enregistré leurs disques. Une ville fantastique, qui aime vraiment la musique. C’est ma ville américaine préférée, bien qu’elle ait perdu un peu de son âme quand Chess l’a quittée. Les musiciens se sont retrouvés laissés à eux-mêmes, sans point de ralliement, c’est dommage… À Chess, nous aimions tellement le son de Chuck Berry et Muddy Waters que nous sommes allés dans le même studio, avec le même ingénieur du son, et nous avons enregistré sur les mêmes machines. Nos disques de cette période ont une belle énergie, mais on ne me convaincra jamais que nous étions meilleurs que le groupe d’Howlin’ Wolf, ou que celui de Chuck Berry, et je doute fort qu’on en convainque jamais Mick ou Keith. La façon de jouer de Chuck Berry, de Johnnie Johnson, son pianiste, de Freddie Below, son batteur, et de Willie Dixon, son bassiste, était incroyable. Nous n’avions pas la moindre chance d’être aussi bons qu’eux ! Il y avait de sacrés batteurs sur les vieux disques de rock’n’roll. Par exemple, Keith m’a appris à aimer Elvis, que je n’appréciais pas particulièrement, et sur une chanson comme Hound dog, le batteur d’Elvis, DJ Fontana, est remarquable. Pour moi, il n’y a jamais eu d’opposition entre jazz et rock’n’roll. Disons que chez moi je n’écoute pas de disques de rock’n’roll, mais que ma femme en écoute.
Mon ambition a toujours été de jouer comme Kenny Clarke
Personnellement, j’écouterais plutôt de la soul. Otis Redding : voix merveilleuse, batteur impeccable. Mais mon ambition a toujours été de jouer comme Kenny Clarke. Peu importe le type de musique rock’n’roll, jazz, soul , j’ai toujours voulu ressembler à Kenny Clarke. Je l’ai vu quand j’étais jeune, et quand je joue au sein des Rolling Stones, je joue comme Kenny Clarke. Ça n’a rien à voir avec les chansons, ni avec le groupe : c’est ma façon de jouer, elle me vient de lui, pas de DJ Fontana ou de qui que ce soit d’autre. Et d’une certaine façon, les Rolling Stones sont un groupe de jazz, ils ont la même flexibilité, la même capacité à se laisser aller. Ça tient à leur personnalité, à leur confiance en eux-mêmes.
Keith est un drôle d’oiseau. Je ne recommanderais à personne d’essayer de l’imiter. Il est fort, très fort. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi résistant. Il est également très sensible. Les gens qui essaient de l’imiter meurent, lui reste en vie. Il n’a pas changé depuis que je le connais. De nous tous, Keith est le plus fidèle à lui-même. Ce qu’il n’aimait pas quand nous avons débuté, il ne l’aime toujours pas. Il aime plus de choses, mais il garde les mêmes antipathies. Pas uniquement en matière de musique, dans tous les domaines. Mick, lui, est très habile. Il s’est mis en position de star, au meilleur sens du terme. C’est très difficile pour lui d’être en permanence ce que les gens attendent de lui. Il est fascinant, très intelligent, extrêmement déterminé. Quand il dit qu’il va travailler, ça n’est pas une plaisanterie ! Ce sont le cœur et l’esprit de Keith qui font tenir les Rolling Stones, mais c’est aussi l’énergie de Mick. Résultat : Stripped, notre meilleur disque depuis une éternité. À l’Olympia, c’était fantastique. Presque aussi excitant qu’à l’époque du Crawdaddy Club de Richmond, quand les gens se balançaient au plafond.”
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