En renouant avec le trio, le pianiste Brad Mehldau se lance sans filet dans de longues et intenses improvisations. Brad Mehldau va vite. Trop, pour certains suspicieux devant tant d’abondance, plus spontanément bluffés par l’oeuvre en lambeaux d’un obscur artiste maudit que par la profusion créatrice d’un musicien en pleine possession de ses moyens, […]
En renouant avec le trio, le pianiste Brad Mehldau se lance sans filet dans de longues et intenses improvisations.
Brad Mehldau va vite. Trop, pour certains suspicieux devant tant d’abondance, plus spontanément bluffés par l’oeuvre en lambeaux d’un obscur artiste maudit que par la profusion créatrice d’un musicien en pleine possession de ses moyens, au faîte de sa gloire médiatique. Résultat, le vent tourne : dépossédés du « phénomène », ceux-là même qui l’avaient adulé commencent doucement à le renier, le taxant soudain d’opportunisme, mettant en doute la sincérité de sa sensibilité, feignant de confondre avec beaucoup de mauvaise foi la niaiserie du discours marketing qui l’entoure et la prétendue vanité d’un art de synthèse virtuel et sans consistance. Il faut dire qu’il nous avait laissés un peu décontenancés, Mehldau, avec son Elegiac cycle, long soliloque boursouflé de prétention, guindé de clichés pseudo-romantiques, dévidant lourdement ses références culturelles (de Schubert à Brahms, toute l’armada teutone) comme autant de légitimations à ses atermoiements esthétiques et autres doutes métaphysiques. Pour le coup, le pianiste semblait prendre la pose, et pour la première fois se laisser piéger par son image de jeune premier sentimental et mélancolique, s’engluant avec complaisance dans un pathos puéril et purement formel. L’échec était d’autant plus remarquable que Mehldau semblait posséder au plus haut point, et d’une certaine façon naturellement, cette perception immédiate d’une inquiétude désabusée propre à l’air du temps, son art raffiné et violemment introspectif captant avec beaucoup de finesse l’expression la plus contemporaine d’un éternel romantique sombre et tourmenté, éminemment nostalgique, sans avoir besoin jusqu’alors de se référer formellement et historiquement aux grands maîtres du passé. Reste que face à l’ennui poli que distillait cette musique académique le doute était permis : Mehldau était-il arrivé prématurément au bout de son discours ? Ce disque, capté sur le vif dans l’antre mythique du Village Vanguard (pour la seconde fois en à peine plus d’un an !), remet définitivement les pendules à l’heure. Désolé, Mehldau est grand ! En renouant avec le trio, la formule idéale, à la fois intimiste, recueillie et travaillée par l’altérité, le pianiste retrouve son élément et propulse sa musique en longues improvisations d’un trait, fluides, volubiles, animées d’une intensité peu commune. Car on est loin ici des climats éthérés et autres tempos alanguis qui ont fait jusqu’alors la renommée du pianiste. Indéniablement, en ces nuits extatiques, Mehldau est sous tension, bousculé, happé par l’écoute de ce qui se joue et qui ne lui appartient pas en propre. On sent là poindre un certain stress, une urgence, mais sans aucune crispation, avec toujours cette énergie folle qui circule : son phrasé respire, aéré, aérien, dynamique, Mehldau se met en jeu, en danger, se lance sans filet, sans prendre le temps ni la peine de se retourner avec complaisance sur ses états d’âme, toujours dans l’instant. La musique au présent.
Brad Mehldau, Back at The Vanguard - Art of trio 4 (Warner)