A ce jour, Pierre Bismuth est le seul artiste français à s’être vu décerner un Oscar : en 2005, aux côtés de Michel Gondry et Charlie Kaufman, il recevait l’Oscar du meilleur scénario original pour « Eternal Sunshine of the Spotless Mind ». Il travaille actuellement à son premier film en tant que réalisateur, « Where is Rocky II ? », dont la sortie devrait coincider avec le Sundance Festival 2016. Entretien.
Rocky II, ce n’est pas le Rocky de Sylvester Stallone. Mais une œuvre de l’artiste conceptuel américain Ed Ruscha, réalisée en 1976, l’année de la sortie du premier des films que Stallone consacrera à l’ “étalon italien”. Ce Rocky-là, le deuxième du nom, n’est pas seulement dur comme le roc : c’est un rocher véritable. Ou plus exactement, c’est une imitation de rocher en fibre de verre, dissimulée à un emplacement tenu secret au beau milieu de l’immense désert de Mojave en Californie.
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Personne ne semble avoir entendu parler de l’œuvre mystérieuse. De son existence, pas d’autre preuve que sa mention dans un documentaire de la BBC des années 70. C’est à la recherche de cette œuvre que se propose de partir Pierre Bismuth dans Where is Rocky II?, son premier long métrage en tant que réalisateur.
Pour cela, il engage le détective privé Michael Scott, un ancien shériff de Los Angeles. Celui-ci ne sait pas que Bismuth ne tient pas fondamentalement à retrouver l’œuvre, mais que les éléments recueillis au cours l’enquête serviront de trame à une séquence de fiction confiée à deux scénaristes hollywoodiens, D.V. DeVincentis (High Fidelity ; The Night Stalker) et Anthony Peckham (Invictus ; Sherlock Holmes). Le résultat à l’écran mêlera les séquences documentaires, tournées en octobre, et les passages de fiction, qui ne l’ont pas encore été. Celles-ci étant actuellement l’objet d’une campagne de crowdfunding.
Dix ans après Eternal Sunshine of the Spotless Mind, dont vous aviez écrit le synopsis avec Michel Gondry et Charlie Kaufman, vous revenez avec un nouveau long métrage.
Pierre Bismuth – Ce synopsis, je l’avais écrit en 1997. Donc pour moi, ce film ne date pas d’il y a dix ans, mais d’il y a dix-huit ans. Pour Where is Rocky II?, c’est la même chose : il faut réinscrire le film dans une durée plus longue. L’idée de ce film, je l’ai depuis une dizaine d’années, aussi les deux projets se sont enchaînés assez naturellement. Que le premier ait eu autant de succès est à la fois un atout et inconvénient pour le suivant. Techniquement parlant, ça m’a permis d’avoir accès beaucoup plus facilement à certaines personnes avec lesquelles je souhaitais travailler. Mais c’est aussi une pression énorme : d’emblée, la barre est placée haut.
A l’époque, les artistes qui faisaient des vidéos ou des films conservaient, pour la plupart, un lien au circuit artistique : les institutions ou galeries finançaient le film, le produisaient, le montraient… C’est encore le cas aujourd’hui, mais depuis quelques années, de plus en plus font des films distribués en salles et s’adressant au grand public. Steve McQueen bien sûr, mais aussi une toute une jeune génération française, comme Virgil Vernier, Justine Triet ou Sophie Letourneur. Le climat a-t-il changé ?
Il y a 18 ans, je n’entretenais pas la même relation au cinéma qu’aujourd’hui. Michel Gondry s’est toujours intéressé à mon travail, et j’avais déjà collaboré avec lui avant de faire le film. Je n’étais pas engagé dans le cinéma comme le sont ces artistes que vous citez, ni comme je le suis aujourd’hui avec Where is Rocky II?. Ce film, c’ est vraiment mon film.
Que vous apporte le mode de travail propre au cinéma ? Comment l’aborde-t-on en tant qu’artiste ?
C’est très agréable qu’il y ait tant de personnes impliquées. Ça permet de ne pas avoir à faire soi-même tout le sale boulot : quand on est artiste, pas moyen de déléguer, il faut tout gérer de A à Z. Alors que sur un tournage, je suis moi-même payé : je suis salarié, c’est une nouveauté extraordinaire ! Plus sérieusement, tout est plus simple lorsque le travail est fragmenté et que les rôles sont clairement définis. Y compris lorsqu’il s’agit de faire les choses autrement et de subvertir la règle: si celle-ci est déjà définie, on sait comment faire pour ne pas s’y conformer. Je peux devenir une tête pensante et me concentrer entièrement sur la création.
Le processus de travail influe directement sur la création. En tant qu’artiste, on s’autocensure constamment, parce qu’au moment où on a l’idée, on conçoit dans le même temps que ça va être compliqué à réaliser. Alors que dans une équipe de plusieurs personnes, il y aura toujours quelqu’un pour revenir avec une solution, ou, au contraire, dire que ce n’est pas faisable.
Ce film, où l’on verra des entretiens avec des personnalités de la scène artistiques de Los Angeles – Philippe Vergne, directeur du MOCA ; Eli Broad, fondateur du Broad Museum ; Michael Govan, directeur du LACMA ; Connie Butler, directrice du Hammer Museum – a-t-il vocation à venir indirectement éclairer le monde de l’art ?
Imaginons qu’un journaliste fasse un film consacré à un artiste. Il fera attention au contexte, aux faits, à l’art. Or ici, c’est un artiste qui fait un film sur un autre artiste. Ça change tout ! S’il s’agit bien d’un film qui prend pour point de départ une œuvre d’art, on n’y apprend pas grand-chose sur l’art. J’aimerais souligner ce point : contrairement à ce qu’on a pu lire, ce n’est pas un énième film qui montre le backstage de l’art. Ça serait plutôt l’inverse. En tant qu’artiste, je peux me permettre de prendre des libertés. Et puis ce n’est pas moi qui mène l’enquête, mais un détective. Ce détective n’a sans doute jamais mis les pieds au musée, et il y a de fortes chances pour qu’il n’y retourne jamais. Même lorsqu’il va interroger le directeur du MOCA, il n’y va pas à proprement parler, puisqu’il ne pénètre que dans le bureau du directeur. D’ailleurs, il ne lui demande pas de lui parler du travail d’Ed Ruscha. Les questions qu’il lui pose sont celles, pragmatiques, qui pourraient lui permettre de faire avancer son enquête : Ed Ruscha a-t-il une maison dans le désert ? Où Ed Ruscha passe-t-il ses vacances ?
Est-ce qu’Ed Ruscha est au courant du film ? Avez-vous eu une réaction de sa part ?
Il au courant du film. Impossible qu’il ne le soit pas, puisque nous avons interrogé tout son entourage. Mais il considère à juste titre qu’il n’a pas de raisons d’intervenir. On le verra dans le film, où il y aura un extrait filmé d’une conférence qu’il a donnée en 2009, au cours de laquelle je lui ai publiquement demandé l’emplacement du rocher.
Ce rocher, pensez-vous que vous allez vraiment le trouver?
A ce jour, 90 % du film est tourné. Mais je ne veux pas en révéler la fin.
Where is Rocky II? est donc à la fois la déconstruction d’une intrigue – qui n’en est pas vraiment une – et un film avec un vrai suspense ?
C’est bel et bien un film avec du suspense, même si la recherche dépasse largement son objet initial. Le véritable sujet, c’est la manière dont les choses engendrent des fantasmes qui finissent par acquérir une existence autonome. L’art est le terrain par excellence de type de spéculations : ce rocher, pour lequel on déploie une énergie folle, on ne sait rien de lui, juste qu’il existe peut-être quelque part. J’aimerais encore une fois souligner qu’il ne s’agit pas d’un film sur l’art. Ni même d’un film d’action sur l’art. Le film s’adresse à tout le monde. Un seul prérequis : être suffisamment fou pour admettre que l’on puisse aller à la recherche d’un faux rocher dans le désert.
En fait, le principe du film est totalement hitchcockien : partir de prémices surréalistes pour ensuite le suivre jusqu’au bout, tout en sachant que le résultat de la recherche importe moins que les situations et les rencontres provoquées. C’est le principe narratif du MacGuffin. The Fake Rock est le parfait MacGuffin hitchcockien ! Le MacGuffin, tout le monde s’en fout : il est juste là pour mettre l’histoire en mouvement.
Un exemple : pendant l’enquête, on est tombés sur un ami d’Ed Ruscha complètement dingue, un surfer de la Côte Ouest qui fume des pétards tout le temps. C’était aussi un ami du réalisateur de John Milius, le réalisateur de The Big Wednesday, un film culte de la fin des 70s sur le surf. Et surtout, c’est lui qui a inspiré le personnage de the Dude dans The Big Lebowski des frères Coen ! C’est John Milius qui les aurait appelés dans les années 1980 pendant qu’ils travaillaient à leur scénario. Il y a bien sûr eu plusieurs sources d’inspiration pour ce personnage épique, mais en cherchant un faux rocher, on en a découvert la source la plus proche.
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