L’édito de Frédéric Bonnaud.
Un bon dixième de la population adulte de ce pays a donc décidé de se procurer coûte que coûte au moins un exemplaire d’un journal que pas grand-monde n’achetait il y a encore quinze jours, quand tout son personnel était encore en vie, d’humeur combative et joyeuse mais avec des caisses désespérément vides. Ils ne vont pas être déçus, tous ces nouveaux et enthousiastes lecteurs de Charlie. Le mardi, j’ai donné mon exemplaire à un ami qui salivait mais j’ai eu le temps de constater que c’était bien le même journal que d’habitude, le même fanzine – comme dirait Luz – plein de dessins grossiers. Promesse tenue.
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Et le mercredi, pour la première fois de ma longue vie de lecteur de journaux, j’ai vu des files de cinéma devant des kiosques. Je me suis frotté les yeux, j’ai mis un moment à comprendre. Je savais la vie ironique mais à ce point, c’est abuser.
Et puis, peu à peu, les choses commencent à rentrer dans l’ordre, mais pas tout à fait pareil, comme si quelque chose avait vraiment changé entre le mercredi 7 et le dimanche 11 janvier, mais quoi, au juste ? Que s’est-il passé de fondateur ? Personne ne le sait, personne n’est capable de le dire, mais tout le monde sent que la France a bougé sur son axe, comme si elle s’était enfin souvenue de quelque chose d’essentiel, comme réveillée en sursaut, émergeant d’une interminable phase dépressive, prête à se remettre à réfléchir.
On a eu l’impression paradoxale que le racisme ordinaire, et ses nouveaux habits islamophobes, devenu courant et trop bien admis, était à nouveau perçu comme embarrassant, malaisant et surtout moins bien toléré après un tel événement. Illusion d’optique, qui sera vite démentie une fois passée la période de deuil et de soins ? Peut-être, mais le pire n’est pas sûr et l’impression demeure que l’aberration terroriste était si énorme qu’elle ne peut être confondue avec une religiosité tranquille, très variable dans ses pratiques et bien plus proche de la sécularisation républicaine que du séparatisme.
Cette histoire-là n’est pas écrite et rien ne dit qu’elle sera apocalyptique, n’en déplaise aux prophètes de malheur. Le nombre de mariages mixtes et les 15 % d’engagés dans l’armée française d’origine ou de pratique musulmane – qui font des guerres au combien discutables en terre d’islam – sont des indices plutôt réconfortants. Au fond, malgré tout et à rebours des fausses évidences, la société française se créolise plus qu’elle ne se balkanise. Et c’est bien cela qui rend malade tous les commerçants de la communautarisation fictive, soudain moins certains de l’efficacité de leur tactique d’essentialisation des individus, au mépris des valeurs et des croyances de chacun.
Savez-vous, par exemple, que beaucoup de “musulmans” sont en fait tout ce qu’il y a de plus athées, voire subtilement agnostiques ? Le mieux serait encore de continuer à s’engueuler, comme nous savons si bien le faire, comme nous le faisons si bien depuis les jours suivants la grande manifestation, avec cette façon unique, que le monde entier nous envie, de nous traiter mutuellement d’“islamo-gauchiste” ou de “laïciste abruti”. Tout le monde n’est pas Charlie, bien sûr, et les identitaires ne vont plus tarder à faire entendre leur grosse voix. Raison de plus pour continuer à parler enfin d’autre chose que des 3 % du PIB ou de l’ouverture des magasins le dimanche.
Puisque tout le monde paraît avoir compris que ce n’était pas l’essentiel, tout compte fait.
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