Venu du Colorado et graffeur à ses heures, Ryan Gattis peint dans Six jours la fresque des émeutes de 1992 qui mirent L.A. à feu et à sang. Un puissant roman polyphonique.
Son mug. C’est ce qui fait immédiatement sourire quand on rencontre Ryan Gattis au petit déjeuner dans son hôtel parisien. Aux viennoiseries, l’auteur de Six jours préfère, en Angeleno qui se respecte, l’un de ces grands flacons en plastique rempli d’une concoction de protéines végétales qu’il sirotera tout au long de l’interview.
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Le détail n’est pas anodin. S’il confirme que l’Américain de 37 ans vit bien dans cette ville où le vegan triomphe, il pourrait aussi être lié à un régime alimentaire strict auquel il serait tenu suite à l’accident grave dont on sait qu’il a été victime il y a quelques années. On n’ose lui poser la question d’emblée, préférant remarquer le contraste que l’objet crée avec ce grand gars, qui arbore un gigantesque tatouage courant le long de son dos pour déborder sur ses deux avant-bras. Il parle un américain élégant, mâtiné de mots d’argot typiques des banlieues sud de L. A.
Six jours, son premier roman traduit en France, a mis le feu à la rentrée littéraire. Et ses droits viennent d’être achetés par HBO. Le livre part des événements qui, entre le 29 avril et le 4 mai 1992, plongèrent Los Angeles dans le chaos, à la suite de l’acquittement de quatre policiers accusés d’avoir tabassé un automobiliste noir, Rodney King – 55 morts officiels, plus de 2300 blessés, 3600 feux déclarés.
Un roman en dix-sept points de vue
Six jours s’ouvre par un récit coup de poing, d’une horreur à couper le souffle. Ernesto Vera, employé modèle de Taco Bell, rentre chez lui un soir quand un gang l’accoste. On l’attache par un câble à un véhicule pour le traîner sur une centaine de mètres, avant de le poignarder. Ce premier chapitre s’achève avec la dernière pensée, le dernier souffle de la victime.
Chefs de gangs, infirmières, sapeurs-pompiers, pilleurs et commerçants raconteront ensuite de leur point de vue les magasins pillés, les gangs prenant le contrôle, la folie, la solidarité. Dix-sept “je” pris dans la tourmente, spectateurs, victimes ou criminels, lâches ou courageux.
En reportage, un présentateur de télé paniqué affirme que ce n’est pas son Amérique à lui, celle qu’il connaît, qu’il aime et en laquelle il croit qu’on voit là. Ce à quoi Clever, membre de gang hispanophone, répond : “Bienvenue dans mon Amérique à moi, cabrón.”
http://www.youtube.com/watch?v=P43WZd611WA
Loin des clichés médiatiques, Six jours abordent la complexité des faits
Ça se passe à Lynwood, un quartier périphérique éloigné du foyer central des émeutes. L’un de ces ghettos où les Blancs préfèrent ne pas aller. Si on connaît le quartier comme étant celui des sœurs Williams et de Suge Knight (le producteur de Dr. Dre, Snoop Dogg, 2Pac), peu de gens savent que cette ville de 70000 habitants est à plus de 80% hispanophone.
Ryan Gattis rappelle d’ailleurs que, durant les émeutes, il y avait beaucoup plus de gangsters latinos que blacks impliqués. A peu près dix mille de plus. Car tandis que le gangsta-rap glorifie les batailles entre Crips et Bloods, Hollywood s’empressant d’exploiter le filon avec des films à sensation (Boyz N the Hood), “les gangsters hispanophones eux, préfèrent rester dans l’ombre”.
Déconstruisant habilement ces clichés, véhiculés par certains médias, qui voulurent réduire les émeutes à une opposition entre Noirs et Blancs, Six jours rappelle la complexité des faits. Une donnée démographique fondamentale caractérise ces quartiers historiquement noirs de L. A., qui s’enflammèrent en 1992, comme un bis repetita des émeutes de Watts de 1965.
Un hommage à la sous-culture hispanophone
Depuis quarante ans, les Hispaniques s’y installent tandis que les Coréens rachètent épiceries et magasins de vente d’alcool. Le pouvoir d’achat augmente et les Noirs, incapables de suivre, sont relégués au loin. Par le biais de ses dix-sept personnages, dont on suit les allées et venues au jour le jour, Gattis dessine les lignes de démarcation de cette guerre de territoires, de tranchées quasiment. Chacun a son magasin, sa famille, son crew ou sa communauté à défendre. Le LAPD ne fait strictement rien les premiers jours, préférant laisser Coréens, Latinos et Blacks s’entretuer.
Le livre est aussi un hommage à cette sous-culture hispanophone, quasi absente de la culture mainstream, de tout ce que la pop culture véhicule sur la Cité des anges. Les “Latinos”, et en premier lieu les Chicanos, ces descendants d’immigrés d’Amérique du sud depuis une ou plusieurs générations.
Les hispanophones sont désormais plus nombreux que les anglophones à L. A. Dans Six jours, des gangsters aux surnoms éloquents de Trouble, Apache, Freer se parlent en anglais mais s’insultent en espagnol. Un glossaire, à la fin du roman, propose une cinquantaine d’expressions courantes dans le quartier, de “culero” à “hijo de su chingada madre”.
Quand il débarque de son Colorado natal, il y a quelques années, Ryan Gattis est loin de se douter qu’un jour il écrira le grand roman sur les émeutes de 1992 et la communauté des gangsters latinos. Le jeune homme est alors au plus bas. Auteur d’un premier livre au succès honorable, il n’a rien publié depuis dix ans, voyant ses manuscrits systématiquement refusés.
Il trouve une piaule miteuse à Downtown, à quelques blocks de Skid Row, cette zone de non-droit où errent les sans-abri, qui inspira à John Carpenter ses films de zombies. Il y rencontre des laissés-pour-compte, vétérans de la guerre du Golfe et clochards célestes, qu’il nomme les “James” dans le roman.
A la même époque, Gattis découvre un collectif d’art urbain, Uglar, qui le fascine. Ses membres lui proposent de débuter par un stage, “ce que j’ai trouvé un peu humiliant, mais bon, j’ai accepté”. Il suit les tagueurs aux quatre coins de la ville. L’une de ses missions est de faire le “tampon” avec les caïds locaux et “James” de tous poils. “Quand tu fais des graffitis dans la rue, un tas de gens viennent te parler, te demander ce que tu fais, pourquoi tu es là, etc.”
C’est alors qu’il remarque, dans les récits de vie qu’on lui raconte, la récurrence des événements de 1992. “C’était comme une chose traumatique, qui revenait sans cesse dans les discussions.” A l’évocation des émeutes, il perçoit de la tristesse mais aussi de la colère dans les yeux de ses interlocuteurs. Il décide alors d’en écrire l’histoire, en se concentrant sur ceux qu’on n’entend jamais, les Latinos.
“Un jour, je suis convoqué par un chef de gang très connu”
Paradoxalement, le fait qu’il soit un étranger devient un atout pour amener ceux qui vécurent les émeutes à se confier. “Si j’avais été de Los Angeles, on m’aurait dit : tu viens de quel coin ? Boyle Heights ? On te parle pas. Ou bien : où étais-tu quand ça s’est passé ? Tu faisais quoi ?” Il met en avant le fait qu’il écrit un roman, qu’il a juste besoin d’histoires, de vécu ; qu’il ne nommera pas, ne citera pas.
Au bout d’un certain temps, le bruit court dans Lynwood qu’un jeune Blanc écrit sur le sujet. “Un jour, je suis convoqué par un chef de gang très connu dont je tairai le nom. ‘Il faut qu’on parle’, me dit-il. ‘Viens. Viens seul’.” Gattis décrit l’épisode comme une “convocation”, à laquelle il ne peut pas ne pas se rendre s’il veut rester en vie. Terrorisé, il arrive chez ce type. Ses sbires lui confisquent son téléphone. Un interrogatoire commence. L’écrivain ne peut détourner ses yeux de cette cicatrice béante qui couvre le visage de son interlocuteur.
Au lieu de le rassurer sur ses intentions, il prend alors le risque de lui raconter ce qui lui est lui-même arrivé : un accident, au cours d’un match de football américain, qui le laissa un an à l’hôpital. Son nez détruit, son visage défiguré ; le choc, la violence, les soins. “Tout d’un coup, il m’a regardé différemment. On s’est mis à échanger nos impressions sur les médecins, les traitements, la chirurgie. C’était comme si on comparait des notes.” Il repartira avec l’aval du Don Corleone local, qui lui ouvrira les portes du quartier et autorisera ses hommes à lui parler.
Au fond, Six jours est un livre de guerre
Ryan Gattis évoque quelque chose de difficile à comprendre quand on ne l’a pas vécu : le “langage de la douleur”. Dans son livre, on est immédiatement frappé par la précision des détails, cette aptitude à décrire le bruit que fait une mâchoire quand elle se brise ou le sentiment d’irréalité qu’on ressent dans les quelques secondes qui suivent un choc physique intense.
Cette violence, il l’a vécue, elle a même complètement transformé sa vie. Avant son accident, il était cet étudiant issu d’une famille de militaires pensant intégrer les marines. Après, il ne pensait plus qu’à écrire. C’est au cours de longs mois passés en convalescence qu’il s’est mis à s’intéresser à la littérature.
De sa famille de militaires, il a hérité sa passion pour la stratégie. Six jours est, au fond, un livre de guerre, récits du quotidien dans une ville transformée en champs de bataille. La Garde nationale se dira surprise par le “professionnalisme” des gangsters, dont un certain nombre grossissent les rangs de l’armée une fois sortis de prison.
Un roman en ghetto style
C’est aussi un roman bourré de crack, de cocaïne, de tout ce à quoi carburaient ceux qui laissèrent leurs pulsions prendre le dessus durant ces six jours. On y sent le soufre, la sueur, la moiteur de la peur. Il y a enfin cette langue superbe, brassage flamboyant d’argots et d’accents venus des quatre coins du monde. Le tout constitue une chorégraphie en ghetto style, ode à la mégapole, à sa diversité, sa démesure, son esprit de survie.
Le soir de notre rencontre, l’écrivain vernissait avec les membres du collectif Uglar une fresque réalisée sur le mur d’un bar du XIIIe arrondissement. L’œuvre s’étale sur huit mètres de long et trois de haut. Des gratte-ciel, de nuit, dessinent un paysage urbain. Cette ville est enfermée dans une bouteille, du type qu’on jette à la mer. “Cela ne représente pas Los Angeles, précise Gattis. Nous n’allions pas arriver à Paris et graffer notre ville, c’eût été prétentieux.”
Ils ont mis six jours à finaliser la fresque, comme si leur inconscient avait voulu reprendre le rythme du roman. On reconnaît certains des oiseaux dessinés sur le mur. Ce sont les mêmes qui ornent les avant-bras de l’écrivain-tagueur. Des colibris, ces oiseaux-insectes qui aiment butiner à droite et à gauche. Et symbolisent la liberté pour les Indiens d’Amérique.
Six jours (Fayard), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, 428 pages, 24 €
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