La loi des 35 heures a quinze ans aujourd’hui. Cette réforme portée par Martine Aubry et soutenue par la gauche plurielle pour lutter contre le chômage avait suscité une vive bataille politique. Quel en est le bilan ? La réduction du temps de travail est-elle encore un marqueur de gauche ? Réponses de la professeur de sociologie Dominique Méda.
Dans quel contexte la loi sur les 35 heures a-t-elle été adoptée, et quel était son projet ?
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Dominique Méda – Le projet était très clairement de lutter contre le chômage : depuis plusieurs années, des travaux économiques mettaient en évidence que les effets sur l’emploi d’une réduction du temps de travail étaient plus importants que ceux attendus d’autres politiques, à condition qu’un certain nombre de conditions soient respectées. Notamment, il était entendu qu’il fallait que la réduction soit assez importante pour entraîner des créations d’emploi et évidemment que les aides soient subordonnées à des créations d’emploi. D’où l’importance, dans la première loi Aubry, de calculer la RTT à mode de décompte du temps de travail constant.
Le seul objectif de cette loi était-il de réduire le chômage, ou y-avait-il un projet de société derrière cette réforme économique ?
Dans un premier moment, l’objectif était principalement de lutter contre le chômage, qui atteignait alors des taux extrêmement élevés : 10,3% en 1997 ! Ensuite, la ministre du travail a souvent ajouté dans son discours l’idée que les 35h s’inscrivaient également dans un projet de société, visant à redonner à chacun du temps pour vivre, à mieux articuler les temps sociaux. Je pense en effet que la réduction du temps de travail constituait en soi un projet de société vraiment intéressant : permettre à chacun d’accéder à l’emploi, tout en libérant des temps communs pour mieux articuler temps professionnel et temps familial (ce qui est favorable à l’égalité hommes-femmes) et pour développer des activités citoyennes, politiques…
Pourquoi certains responsables politiques de gauche, comme Michel Rocard ou Pierre Larrouturou, se sont opposés à cette loi, lui préférant la semaine de 4 jours ?
L’argument de Larrouturou était qu’il fallait être plus radical et éviter les réductions journalières pour libérer de vrais blocs de temps (une journée entière) à la fois pour permettre aux salariés de profiter vraiment de leurs temps libre pour s’engager dans d’autres activités et pour entraîner les entreprises à modifier leur organisation du travail et créer plus d’emplois. Il me semble que la position de Michel Rocard était qu’on aurait dû laisser beaucoup plus de place à la négociation.
Cette loi a-t-elle fait l’objet d’attaques sérieuses de la part de la droite depuis son adoption ?
Cette réforme a fait l’objet d’attaques incessantes de la part de la droite : elle aurait dégradé la valeur travail, mis la France à genoux, entamé la compétitivité des entreprises françaises… Souvenez vous des dernières campagnes présidentielles : la réduction du temps de travail a constitué le principal bouc-émissaire.
Quel est le bilan des 35h en matière de lutte contre le chômage ?
Les bilans officiels oscillent entre 350 000 et 400 000 emplois créés grâce à la RTT. Entre 1998 et 2002, la France a créé deux millions d’emplois, un chiffre absolument exceptionnel. C’est essentiel et on ne sait pas ce qui se serait passé si la politique s’était déroulée comme prévu après 2002 (les chiffrages en 1998 prévoyait la création de 700 000 emplois sous un certain nombre de conditions). Mais ce n’est pas tout, les enquêtes mettent en évidence que lorsque la réduction du temps de travail s’est opérée en respectant la lettre et l’esprit des textes, une majorité de salariés a considéré que les trente cinq heures avait entraîné une amélioration de leurs conditions de vie, au travail et hors travail. Il me semble que, poussée à son terme, cette politique aurait donc pu permettre non seulement des effets massifs en termes d’emploi mais aussi de conditions de vie.
Les bilans les plus récents, exposés en détail dans le rapport que la Commission spéciale de l’Assemblée nationale vient de consacrer à cette question, mettent de surcroît en évidence que le coût a été modéré et qu’il s’agit là en définitive d’une des mesures emploi les plus intéressantes en termes de rapport coût /emploi créé. Une récente enquête de la DARES vient également de rappeler que si on constatait à nouveau une dégradation des conditions de travail depuis 2005, on avait constaté une pause dans cette dégradation, et dans l’intensification du travail, entre 1998 et 2005, au moment même de la mise en place et de la diffusion des mesures de RTT. Quant à la valeur travail, les enquêtes mettent en évidence qu’aucune dégradation n’a été enregistrée : les Français sont toujours parmi les plus nombreux, en Europe et dans le monde, à considérer que le travail est « très important ».
La gauche semble peu débattre de la réduction du temps de travail. Est-ce devenu un tabou ?
Oui. La gauche a fini par ne plus oser défendre cette politique et s’est laissée en partie convaincre par l’idée que le partage du travail est une mauvaise chose. D’où l’importance cruciale de tirer un bilan serein de ce qui s’est passé : le rapport de l’Assemblée nationale devrait faire l’objet d’une diffusion massive et de discussions, car il montre l’inanité de la plupart des critiques qui ont été portées sur cette politique. Bien sûr il y a eu des ratés, bien sûr l’hôpital reste un point noir. Mais le projet de société que les 35h permettait reste très intéressant et cette politique devrait continuer à nous inspirer : c’est le seul moyen, à court terme, de donner un coup d’arrêt au chômage massif qui continue d’augmenter dans notre pays.
J’attire enfin l’attention sur une étude passionnante de l’INSEE, qui n’a pas été assez commentée : tous les pays développés ont vu leur durée annuelle du travail diminuer ces soixante dernières années et aujourd’hui, la durée du travail effective en France est plus élevée qu’en Allemagne ou qu’au Pays Bas, qu’il s’agisse de la durée hebdomadaire ou annuelle. L’important est de bien considérer non pas la durée du travail des seules personnes à temps complet (majoritairement des hommes) mais aussi celle des personnes à temps partiel (des femmes)…En Allemagne, il y a beaucoup plus d’emplois à temps partiel, courts et mal payés. Il y a derrière la répartition du volume de travail un véritable choix de société.
Propos recueillis par Mathieu Dejean
Travailler au XXIe siècle, Des salariés en quête de reconnaissance, de Dominique Méda et al., éd. Robert Laffont, 324 p., 20 €
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