Dans « Les nourritures » (éd. Seuil), la spécialiste de philosophie politique et d’éthique appliquée intègre la question animale et l’écologie dans un nouveau contrat social. Dans cette philosophie de l’existence, la justice désigne le partage des nourritures. Entretien.
Si la question animale et les enjeux écologiques traversent aujourd’hui le cœur du débat public, leurs effets sur la redéfinition d’un nouveau contrat social restent extérieurs au champ politique. Dans un livre ambitieux, Les nourritures, défini comme une phénoménologie du « sentir », Corine Pelluchon, spécialiste de philosophie politique et d’éthique, prend enfin au sérieux la matérialité de nos existences, qui dépendent de nos multiples nourritures. Au terme d’une réflexion éclatée sur ces nourritures, l’auteur esquisse les contours d’une justice, héritée des Lumières, intégrant dans ses règles la question de l’alimentation, le partage de ces nourritures et les relations avec les autres espèces. Une manière originale de repenser la démocratie à partir de ce qui nous fait vivre et de ce qui nous relie aux autres.
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Vous proposez une « philosophie du corps politique » dans votre nouvel ouvrage, Les Nourritures. En quoi le corps vous semble-t-il largement absent de la tradition philosophique ?
Corine Pelluchon – Le corps y est présent, la corporéité beaucoup moins. Elle désigne la passivité, qui montre que la conscience n’est pas à l’origine de tout le sens, que nous ne maîtrisons pas tout. J’ai longtemps travaillé sur la vulnérabilité, le vieillissement, la maladie, la mort. Ici, je travaille sur le « vivre de » en insistant sur la jouissance. Les nourritures désignent tout ce dont je vis. Cela répond à mes besoins, mais ils ne sont pas pensés seulement à la lumière de la privation, car le fait que nous recherchons le plaisir pour lui-même souligne la générosité de la vie.
En travaillant sur l’alimentation, l’habitation, la naissance, on fait bouger, comme par ondes sismiques, toute la philosophie du sujet qui sert de soubassement au contractualisme de Hobbes à Rawls. Dans ces philosophies de la liberté, l’homme est un agent moral individuel qui use de ce qui est bon pour sa conservation, et dont la limite est la liberté de l’autre. Sécurité, conciliation des libertés et des intérêts individuels, réduction des inégalités sont les finalités de l’Etat. Il faut les garantir.
Cependant, à partir du moment où je pense un sujet incarné, qui a faim et jouit – ce que j’appelle le « cogito gourmand » – , et qui, parce qu’il « vit de », est toujours en rapport avec les autres humains et non humains, il faut ajouter d’autres finalités de l’Etat : la protection de la biosphère, la prise en compte des générations futures, la justice envers les autres espèces. Un motif eudémoniste, lié au fait que nous ne souhaitons pas seulement survivre, mais avoir du plaisir, sera aussi introduit dans la justice. Le défi est de le faire sans paternalisme, donc sans recourir à la morale, mais en décrivant des structures de l’existence.
Comment définir une phénoménologie des nourritures ?
Quand je mange, même quand personne ne partage mon repas, je ne suis pas toute seule, car j’encourage telle ou telle forme de production et d’échange. Notre consommation de viande a un impact sur les populations souffrant de la faim et de la malnutrition, soit près de 3 milliards d’individus. Ils vivent dans des pays où l’on produit des céréales, mais elles sont exportées pour nourrir le bétail européen et américain. La faim est un problème de justice, non de pénurie, et la souveraineté alimentaire des pays suppose une réorganisation du marché mondial des aliments. Sans parler des animaux auxquels on impose une vie de souffrance pour consommer leur chair. Manger est un acte éthique, politique et économique. Dès que je mange, je suis en rapport avec les autres humains et non humains. Ce sont ces convives invisibles que la phénoménologie des nourritures rend visibles. L’alimentation souligne le fait que l’existence est moins une discipline normative, qui dit le bien et le mal, qu’une position dans l’existence. En mangeant, je dis la place que j’accorde aux autres, humains et non humains. L’éthique est autolimitation. La centralité de l’écologie n’est pas liée à des normes dictées par je ne sais qui, mais elle s’ensuit de la description de structures de l’existence témoignant de notre dépendance à l’égard de ses conditions biologiques, environnementales et culturelles.
De quelle tradition de pensée vous revendiquez-vous ?
Je reprends la phénoménologie de la non-constitution de Lévinas, qui suggère que le monde n’est pas totalement thématisable, qu’il échappe à ma représentation – c’est pourquoi il l’appelle un milieu et un aliment. Lévinas a pensé la corporéité. Mais, pour lui, l’éthique commence par la rencontre du visage d’autrui, alors que je fais de mon rapport aux nourritures le lieu originaire de l’éthique. De plus, je tire les conséquences politiques de cette phénoménologie des nourritures qui remplace l’ancienne philosophie du sujet sous-jacente au libéralisme. J’élabore ainsi un nouveau contrat social et une théorie de la justice qui n’est pas seulement distributive et ne pense pas en termes de ressources, mais désigne le partage des nourritures.
Pourquoi le corps que vous décrivez est-il « politique » ?
Quand on prend au sérieux le corps dans sa matérialité, les critères du pacte d’utilité et de la justice ne sont plus les mêmes que dans les théories classiques. Mais je n’ai pas une conception organiciste de l’Etat et rejette tout holisme. Je reprends l’artificialisme du contrat, qui signifie que le bien commun est à instituer, qu’il est a posteriori et non relatif à un ensemble de valeurs morales préexistantes. Toute tentative pour asseoir la politique sur des valeurs qualifiées de surplombantes est violente, comme le dit John Rawls. La phénoménologie a une dimension universalisante et, quand on parle de manger, d’habitation, on parle de ce qui est commun à tous les vivants ! Mais c’est un universalisme en contexte, ouvert à l’interprétation, et il n’a rien à voir avec des valeurs. La réduction phénoménologique ne conduit pas à la morale, mais à l’éthique comme dimension de notre existence – dès nos actes quotidiens. Je cherche cependant à dépasser l’éthique minimaliste, qui est précieuse s’agissant des mœurs, mais reste insuffisante lorsqu’on s’interroge sur les enjeux environnementaux, les animaux, etc. De plus, la conception libérale de l’homme est désincarnée. Lévinas dit que le « Dasein » de Heidegger n’a jamais faim et on peut le dire aussi de Rawls. En rafraîchissant, grâce à cette réflexion sur le manger, le sens que l’on accorde à l’existence comme être avec le monde et avec les autres, je fais bouger le contrat social classique, construit sur une philosophie du sujet qui ne va pas de soi. Mais j’emprunte à chacun des théoriciens du contrat des éléments : à Hobbes la notion d’artificialisme ; à Locke le pacte fondé sur le consentement et la confiance ; à Rousseau sa réflexion sur ce qui peut fonder le sens de l’obligation et permettre à chacun d’intégrer le bien commun à son bien propre ; à Rawls, l’Etat-Providence et le respect du pluralisme. J’ajoute quelque chose à cet édifice pour que l’écologie, l’amélioration de la condition animale, le souci pour les générations futures et le goût de vivre, qui s’ensuivent du cogito gourmand et engendré, s’ajoutent aux finalités classiques du politique. Mon travail a donc un volet ontologique et un volet politique. Il ne relève pas de la morale. Enfin, si on veut reconstruire la démocratie, on doit insister à la fois sur la philosophie première qui renouvelle les fondations ; sur les innovations institutionnelles et l’évolution vers une démocratie plus délibérative ; sur les représentations culturelles du pouvoir et la manière dont les gouvernants et les élites s’adressent aux autres citoyens.
Pourquoi tenez-vous à échapper à la morale ?
Asseoir la politique sur une morale, c’est du paternalisme. Je ne passe pas de la morale à la politique, mais, en décrivant par la méthode phénoménologique des conditions de l’existence, comme le fait de manger, d’habiter quelque part, de marcher, d’être né, j’ouvre un passage de l’ontologie à la politique. Il sera effectué par l’herméneutique, car chacun interprète à sa guise ces structures de l’existence, qui ne sont pas des valeurs, mais caractérisent notre corporéité. Là où je retrouverai la philosophie morale, ce sera pour demander, dans un prochain livre, quels traits de caractère ou vertus pourraient donner aux individus l’envie d’intégrer dans le bien commun la nature, les animaux, en installant l’esthétique au cœur de l’éthique, afin de retrouver la saveur de la vie.
Les nourritures, ce sont ces saveurs de la vie ?
Parler de nourritures, et non de ressources, c’est dire que la terre, les aliments, les écosystèmes, les maisons, ne sont pas des carburants, des ingrédients, des outils, des ustensiles, n’ayant qu’une valeur instrumentale. C’est voir qu’ils comblent nos besoins et nourrissent notre vie, lui donnant une saveur.
Vous évoquez la question de l’anorexie. Que vous inspire-t-elle au regard de cet enjeu de la saveur, du « vivre de » ?
L’anorexique, comme le dit Kafka dans Un artiste de la faim, jouit de la privation. Il veut être reconnu et a une très haute idée de ce qui peut le nourrir. Distincte d’une approche médicale ou psychiatrique, une approche phénoménologique analysant sa manière d’être, révèle qu’il s’agit d’un drame de l’autonomie sur fond de dualisme âme-corps. Tout en respectant son dire, on peut peut-être lui donner envie de s’exprimer autrement qu’en se privant.
L’intérêt actuel disséminé pour les questions liées à la gastronomie et à l’animalité vous étonne-t-il ?
Beaucoup d’individus veulent savoir d’où viennent les aliments qu’ils achètent. Par ses choix, le consommateur est acteur de sa vie et peut peser sur l’économie. On vote en mangeant. On résiste aux lobbys sans même défiler dans la rue. L’envie de manger mieux, de savoir comment les animaux ont été élevés, de préserver la beauté de la nature sont des phénomènes qu’il importe d’accompagner. J’imagine ce que seraient un Etat, une politique et une justice qui seraient questionnés par ce qu’on fait aux bêtes. La question animale, ainsi politisée, n’est pas un îlot éthique.
Vivre de et vivre avec : vivons-nous toujours à ces deux niveaux ?
Quand je mange, je ne suis jamais seul, et la naissance installe l’intersubjectivité au cœur du sujet. On vit donc à deux niveaux : individuel et relativement au monde commun. Celui-ci, qui m’accueille à la naissance et survit à ma mort, est ce que nous avons en commun avec les générations passées, présentes et futures, les autres espèces, et il renvoie aussi à la biosphère.
En quoi la justice se définit pour vous comme « partage des nourritures » ?
Mon travail implique un véritable droit à l’alimentation et souligne la place de l’agriculture dans la culture. De même, nous partageons l’oikos, le foyer des terriens, avec les autres cultures et les autres espèces. Habiter, c’est cohabiter, et cela met une limite à mon droit de m’installer quelque part, de coloniser une terre qui n’est jamais vierge. La justice comme partage des nourritures, c’est l’entrée de l’écologie, de la question animale et des générations futures dans la politique, non pas comme des normes extérieures, mais parce qu’elles font partie de nous.
Dans quelle mesure tenez-vous à la fois à l’héritage des Lumières et à la nécessité de les prolonger et de les élargir ?
Pour les Lumières, la nature n’est qu’un fondement et un décor de l’histoire. Je souhaite dépasser ce dualisme nature-culture. Mais je reprends leur constructivisme et le fait qu’elles représentent une époque se nommant elle-même, ayant sa devise et sa tâche. Pour Kant, ce qui fait de la Révolution française un signe avant-coureur du progrès, c’est le succès qu’elle a eu chez ceux qui ne l’ont pas faite. Pour moi, l’entrée de la question animale dans les débats, notre conscience de la fragilité de la biosphère, l’alliance entre la justice et le bonheur sont des signes qui dessinent une époque, malgré les forces de la destruction et de la réaction. J’essaie d’accompagner ce processus en proposant des outils théoriques et une création imaginaire qui suggère qu’une autre société est possible. Je crois que nous pouvons redessiner les cartes de manière non dogmatique et, si possible, avec élégance. Car les Lumières, c’est le goût.
Propos recueillis par Jean-Marie Durand
Corine Pelluchon, Les nourritures, Philosophie du corps politique (Seuil, coll. « L’Ordre philosophique », 392 p, 25 €)
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