Kris Kristofferson revient avec un album crépusculaire et fragile. Où l’on prendra enfin l’acteur pour un auteur majeur de la country déboussolée. La tronche sauvage en bichromie sur une pochette qui ignore jusqu’à l’usage du mot glamour a déjà le don de vous intimider par le vécu, sans fard et sans apprêt, qu’elle répand. La […]
Kris Kristofferson revient avec un album crépusculaire et fragile. Où l’on prendra enfin l’acteur pour un auteur majeur de la country déboussolée.
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La tronche sauvage en bichromie sur une pochette qui ignore jusqu’à l’usage du mot glamour a déjà le don de vous intimider par le vécu, sans fard et sans apprêt, qu’elle répand. La pose est hiératique ; le regard, celui d’un loup sans horde ; les lignes profondes du visage racontent plus d’histoires que mille veillées animées par Jean-Pierre Chabrol. Ne cherchez plus le portrait robot de l’outlaw américain. Il vous toise, statue de glace filmée au bout de l’enfer par Cimino. Kris Kristofferson revient pile poil à l’heure où la pellicule d’indifférence qui peu à peu recouvre son blaze prend de l’épaisseur. Paradoxalement, si en France on se souvient des rôles que lui attribua Sam Peckinpah dans Pat Garrett & Billy the Kid ou Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia, peu en revanche conservent en mémoire ses exploits d’auteur et bien moins encore d’interprète. Me & Bobby McGee continue à mettre en évidence la crécelle de Janis Joplin, Help me make it through the night est tombé dans le domaine public des scies obligatoires que l’on dégaine de leur fourreau en fin de banquet et For the good times a même été repris par Michelle Torr sur son dernier album. Si Kristofferson n’a pu mettre sa carrière de chanteur au diapason de celle qu’il mena à la force de sa plume, c’est probablement à cause d’une voix qui toujours a joué à contre-emploi. Un handicap que surmontèrent de bien piètres rossignols tels Randy Newman ou Brian Wilson. Mais aucun n’eut à mener son rodéo dans l’enclos très conservateur du country & western, où l’on préfère toujours entendre Randy Travis dégoiser des âneries d’étalon bien monté pourvu qu’elles aient l’onctuosité du miel plutôt qu’un Steve Earle aux accents plus âpres et à la vision bien moins indulgente. Cette voix précisément, pas la plus assurée, couverte de cendres blanches comme le sont ses cheveux, participe largement au charme saisissant de cet album, lui apporte un surcroît de vérité. Don Was, que l’on a connu moins inspiré (Iggy Pop), a su l’entourer d’un son diffusant une chaleur quasi filiale et néanmoins scellée dans une sobriété où l’on sent poindre un infini respect. L’intelligence cristalline de la production est ainsi posée à la manière d’un verre d’encadrement sur la nostalgie sépia de Moment of forever et The Promise, instants hors du temps où cette tendresse qui n’a plus cours prend au dépourvu, laisse un peu troublé, un peu con, beaucoup admiratif. Kristofferson se présente ici comme le dernier de son espèce, homme tiraillé entre rage, ironie et nostalgie, qui avoue dans Road warrior’s lament « porter une âme épuisée d’avoir mené de trop nombreux combats », ayant choisi l’amour pour seul salut possible et ultime terrain d’héroïsme (Worth fighting for). Portraitiste délicat, il drape John Trudell dans la légende (Johnny Lobo), rit aux dépens de Bob Dylan et rend un ultime hommage à Sam Peckinpah « un hombre for sure ». D’avoir côtoyé ainsi quelques géants rend le monde à ses yeux tout à fait médiocre, vision qui profite à ce disque beau et crépusculaire où la solitude apparaît à la fois comme seule valeur stable et unique rétribution.
Francis Dordor
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