Avec “Tous nos noms”, troisième roman aussi violent que magnifique salué l’année dernière outre-Atlantique, Dinaw Mengestu s’impose comme un auteur important de la littérature américaine contemporaine. Rencontre.
L’exil, les illusions perdues, le sentiment d’être étranger à soi comme aux autres. On retrouve dans le nouveau roman de Dinaw Mengestu ses grands thèmes de prédilection. Si Les belles choses que porte le ciel (2007) et Ce qu’on peut lire dans l’air (2010), ses deux premiers romans, exploraient déjà ces questions existentielles à travers les regards d’immigrés africains aux Etats-Unis, c’est ici surtout l’Afrique, un certain pays d’Afrique de l’Est, qui se révèle dans toute sa splendeur, sa violence et sa complexité. Non pas l’Ethiopie, dont est originaire l’auteur, mais l’Ouganda.
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Cela pourrait pourtant se passer ailleurs, et ce n’est qu’au détour d’une phrase, au bout d’une quinzaine de pages, qu’est mentionnée la ville de Kampala où se déroule l’action. Rencontré à Paris, Dinaw Mengestu explique son souci d’être flou sur les éléments factuels. “Je voulais rester libre, ne pas m’enfermer dans le récit de la grande histoire. La littérature est pour moi cet art où l’imagination doit jouer le rôle principal.” Il s’agit aussi de tendre à l’universel. L’histoire de ses personnages dépasse celle, avec un grand “H”, des événements dans lesquels ils sont irrémédiablement impliqués.
Massacres effroyables
Le roman commence de façon presque modeste. Le narrateur, jeune homme sans le sou, débarque de sa campagne dans une grande ville. Le style est simple, élégant, limpide. “A l’époque, la capitale était en plein développement (…) sous le coup d’une frénésie dopée par les promesses extatiques d’un rêve socialiste panafricain.” Il y rencontre Isaac, aussi paumé que lui. Ils deviennent amis, “à la manière de deux chiens errants, en quête de nourriture et de compagnie, qui empruntent tous les jours le même chemin”. Et vont se retrouver embarqués dans une révolution qui tournera au drame.
Au second chapitre, ce même narrateur est désormais dans une petite ville du Michigan où il a trouvé refuge. L’histoire est alors racontée par Helen, assistante sociale en charge d’Isaac duquel elle s’éprend, tandis que les masques tombent, révélant la part maudite de l’Africain. Le passé d’Isaac ressurgit, entre les massacres effroyables auxquels il a assisté et cet amour refoulé qu’elle éprouve pour lui. A chaque chapitre, le narrateur change, passant d’Isaac à Helen et inversement. La construction du roman suit ainsi l’équilibre fragile qui tente de s’établir, presque malgré eux, entre les deux protagonistes, entre le passé et le présent, l’Afrique et l’Amérique. Mais les souvenirs rejaillissent, venant court-circuiter l’idylle naissante. “Le passé ne meurt jamais, ce n’est même pas le passé”, écrivait Faulkner.
Amour-suicide pour un homme obsédé par son passé
Dinaw Mengestu confirme qu’il a vécu des expériences similaires à celles de son personnage, en arrivant, comme lui, d’Afrique sur le nouveau continent. Si la biographie éclaire la lecture, c’est pourtant l’écart entre sa vie et son roman, le réel et la fiction, qui fait la force du livre. Il y a une forme de pudeur chez cet écrivain, qui sait jouer des ellipses et des non-dits pour mieux signifier l’innommable.
Ainsi, il ne s’attarde pas sur le racisme qu’il rencontra comme son héros. Il préfère se concentrer sur le personnage d’Helen, bouleversante dans son amour-suicide pour cet homme obsédé par son passé. “J’ai rencontré des Helen dans mon enfance, explique l’écrivain, ces femmes blanches, douces et gentilles, qui prirent soin de moi et m’élevèrent quand mes parents manquaient.” Tous nos noms leur rend hommage.
C’est aussi un grand roman mélancolique sur cette époque où tout semblait possible sur le continent africain. L’indépendance des peuples, quand on croyait au marxisme et au progrès. C’est, enfin, une méditation sur l’identité, le nom qu’on porte, celui qu’on se choisit. “Tous nos noms”, comme l’indique le titre. Jusqu’au bout, le narrateur n’aura de cesse de chercher sa véritable identité. Il y a d’abord ces treize noms dont on l’affubla à sa naissance, ceux de ses ancêtres. Puis les surnoms dont le flatte Isaac, comme aiment le faire les révolutionnaires, dont son préféré, “Professeur éclairé”.
Lecture allégorique
Il y a aussi le nom propre d’Isaac, que son ami lui donnera avec son passeport pour tâcher de le sauver. Enfin, ce surnom de “Dickens” qu’Helen lui attribue parce qu’il parle comme écrit le romancier anglais. Dans la Bible, Isaac est “celui qui a survécu à un holocauste”. Il échappe au sacrifice que Dieu exige de son père, Abraham. Il est aussi celui par lequel l’alliance des peuples est censée aboutir.
Hélène en revanche, responsable de la guerre de Troie, est l’incarnation du destin contre lequel on ne peut aller. A l’évocation de ces références, Mengestu sourit. Il confirme cette lecture allégorique, et en profite pour nous confier que Tous nos noms est en fait le premier roman qu’il ait jamais écrit. “J’avais créé cette histoire mal ficelée, truffée de références bibliques et philosophiques. Je l’avais envoyée à tous les agents new-yorkais. Personne n’en voulait à l’époque. Et puis, je l’ai retravaillée du point de vue des deux personnages. Ce qui donne ce livre.” On peut parier que certains de ces agents s’en mordent aujourd’hui les doigts.
Tous nos noms (Albin Michel), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Michèle Albaret-Maatsch, 336 pages, 21,50 €
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