Le nouvel album de Rinaldo Alessandrini, consacré aux derniers madrigaux de Carlo Gesualdo, sonde la personnalité complexe du noble Napolitain, héraut fantasque des passions baroques. Lointain précurseur de la modernité ou dilettante génial, meurtrier, exhibitionniste ou individualiste notoire : qui était vraiment Carlo Gesualdo, prince de Venosa et comte de Conza (1560-1613) ? Quelle importance […]
Le nouvel album de Rinaldo Alessandrini, consacré aux derniers madrigaux de Carlo Gesualdo, sonde la personnalité complexe du noble Napolitain, héraut fantasque des passions baroques.
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Lointain précurseur de la modernité ou dilettante génial, meurtrier, exhibitionniste ou individualiste notoire : qui était vraiment Carlo Gesualdo, prince de Venosa et comte de Conza (1560-1613) ? Quelle importance historique conférer à sa musique ? La passion qui a enveloppé sa postérité et le jugement des plus grands compositeurs ne permettent toujours pas de garder la tête froide. Igor Stravinsky (1882-1971) était en culottes courtes qu’il s’intéressait déjà à la musique de celui que le xxe siècle a immortalisé à grand renfort d’hyperboles racoleuses : « Musicien et meurtrier », résume l’une des rares monographies qui lui est consacrée. Quant au fait divers qui colle à la peau de Gesualdo, le double meurtre de sa femme et de l’amant de celle-ci en 1590, il a suscité un titre très évocateur, Assassinio a cinque voci. A la fin de sa vie, Stravinsky, décidément turlupiné par la chose, retourne aux sources, fait le voyage vers l’Italie en bateau, visite le fameux château de Gesualdo, situé à 100 kilomètres à l’est de Naples ; il contemple longuement l’épitaphe dudit Carolus Gesualdus. Plus tard, il orchestre un madrigal, Beltà poiché t’assenti et complète les parties manquantes dans les Tres sacræ cantiones de Gesualdo (1957), manifestant tout l’intérêt qu’il porte aux harmonies si peu rangées du compositeur.
Aujourd’hui, c’est Rinaldo Alessandrini qui reprend le flambeau, avec la sagesse de celui qui s’est suffisamment empreint des textes musicaux pour en livrer les clés. Immanquablement associé à l’interprétation de Monteverdi (« Je laisse dire, je n’en crois rien »), Alessandrini hausse gentiment les épaules devant le tableau réducteur de la spécialisation. Résumer son travail revient à dessiner un mouvement centrifuge, aussi dynamique que la gymnastique à laquelle le chef romain s’astreint pendant les répétitions, sautant bruyamment de la salle vers le plateau pour contrôler la justesse du son et l’harmonie de sa spatialisation. S’il magnifie Monteverdi (1567-1643) comme personne d’autre aujourd’hui, Alessandrini montre parallèlement que, autour de cette gigantesque constellation, de nombreux compositeurs méritent amplement l’examen ; que, contrairement à eux, Monteverdi a eu la chance d’être très tôt réévalué et d’avoir composé musique sacrée et opéras qui confortent son poids historique. Au même titre que les madrigaux et les opéras monteverdiens, les grandes quêtes d’Alessandrini se fixent ainsi sur des personnages plus intimes mais pas moins riches : Marenzio et Gesualdo. Monteverdi a porté un projet, il l’a conclu ; Marenzio a le désavantage d’avoir écrit dans le style ancien et surtout sacré. Pour ce qui est de Gesualdo, qui referme la génération de la Renaissance pour tutoyer l’ère de l’opéra, son œuvre « impure » et sa biographie fascinante valaient bien cet album consommé qui sort ces jours-ci chez Opus 111. Voilà un choix de madrigaux de la dernière période dont la force expressive pigmente l’auditeur des stigmates d’un suaire musical indélébile. Car ce disque (Alessandrini n’enregistre pas la totalité des ve et vie livres, il choisit) et la réflexion qui l’accompagne font quasiment figure de réévaluation ; ils tempèrent les lieux communs qui ont alimenté l’imagerie gesualdienne. « Ce n’était pas un professionnel de la musique car, à cette époque, la noblesse ne travaillait pas. Il aimait la chasse et la musique, qu’il pratiquait en amateur. Il obligeait son entourage à chanter sa musique : un réflexe typiquement lié à sa situation de noble. Mais, d’un autre côté, le fait d’être libéré de toute interdiction lui a permis d’aborder la musique avec une pleine liberté. » Les origines sociales de Gesualdo, c’est pour Alessandrini un fait incontournable pour comprendre le personnage et sa musique. Ça commence par la date marquante de sa vie, le double meurtre, en 1590, de sa femme et cousine germaine Maria d’Avalos et de l’amant de celle-ci, le duc d’Andria, surpris in flagrante delicto di fragrante peccato. L’ambassadeur de Venise à Naples a décrit le premier le théâtre du drame en des termes frappant l’imagination, ce qu’Alessandrini tempère plutôt : « Après le meurtre, il est passé en procès et n’a pas été condamné, car sa femme a été reconnue coupable d’adultère. Sa mort était en somme normale, comme normale a été l’absolution de Gesualdo. On peut même dire qu’il était obligé de faire ce qu’il a fait car, par là, il protégeait sa famille : il n’avait pas le choix. Alors, après, on a rajouté d’autres faits divers là-dessus comme on ajoute de la viande au feu ! Après son mariage, il a rejoint le château familial où il a vécu jusqu’à sa mort dans l’agitation de ses pulsions homosexuelles. Il disposait d’une cour masculine qui assouvissait quotidiennement ses fantasmes sadomasochistes, la sodomie répétée. » Grand seigneur doté d’une fortune considérable, Gesualdo se retire en effet de la vie et de la politique pour se réfugier dans la musique et la mélancolie. On doit maintenant s’interroger sur la valeur des six livres de madrigaux.
Alessandrini n’a justement pas le moindre état d’âme ; il remet illico presto les choses à leur juste valeur en séparant la bonne graine de l’ivraie. « Musicalement parlant, on ne peut pas dire que Gesualdo soit quelqu’un d’intéressant. La moitié de ses madrigaux est abominable, c’est mal composé. Il a voulu montrer que tout était possible, dans l’anarchie totale. Gesualdo n’est pas un révolutionnaire. Il apporte le paradoxe dans sa manière de composer, jusqu’au paroxysme, mais il n’a rien inventé. On dit toujours : Gesualdo = chromatisme ; en fait, c’est mineur, son harmonie est plus dissonante que chromatique. Jusqu’au ive livre, la musique est inintéressante. Certains madrigaux sont polyphoniquement très difficiles si l’on tient compte du résultat final, mais quand la musique reflète ses passions, c’est très réussi. Dans les deux derniers livres, on assiste au délire d’un homme victime de la société et de lui-même. Gesualdo se débarrasse de la codification traditionnelle. Il exprime toutes les contradictions de son être et là, il devient très personnel. On peut se sentir agressé par cette musique imposée par une très grande violence : c’est celle de quelqu’un qui veut absolument vous raconter ce qui se passe dans sa tête. Gesualdo s’est exprimé en toute liberté dans sa musique, il a déclaré tous ses problèmes. J’ai eu moi-même un peu de mal au départ car je me suis senti violenté. « Moro, lasso, al mio duolo dolore, dolorosa gioia, Se la mia morte brami » (« Je meurs, hélas, de ma douleur, joie douloureuse, Si tu cherches ma mort ») : ces hyperboles sont normales pour l’époque mais l’expression de la douleur est chez lui la plus élaborée, imprévue. » A propos des madrigaux du vie livre (1611-1613), Stravinsky évoquait à la fois leur étonnante structure métrique tout en louant l’unité de caractère du recueil. Alessandrini, qui contrôle subtilement la libido enfouie sans l’atténuer ou l’amplifier malencontreusement, libère à son tour toute la substance de ces géniales déraisons.
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