Jerry Gonzalez appartient à cette caste restreinte des dynamiteurs du latin jazz. Vie tourmentée, personnalité allumée, carrière entre guillemets, il n’est pas un instant, un endroit où ce drôle de bonhomme, dont le nouvel album Fire dance certifie l’éternelle flamboyance, ne détonne. Le parcours de Jerry Gonzalez s’apparente à celui d’un doux schizophrène. C’est-à-dire normal […]
Jerry Gonzalez appartient à cette caste restreinte des dynamiteurs du latin jazz. Vie tourmentée, personnalité allumée, carrière entre guillemets, il n’est pas un instant, un endroit où ce drôle de bonhomme, dont le nouvel album Fire dance certifie l’éternelle flamboyance, ne détonne.
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Le parcours de Jerry Gonzalez s’apparente à celui d’un doux schizophrène. C’est-à-dire normal dans un monde névrosé ! Certes, au premier degré, le diagnostic paraît un peu poussé. Disons que Jerry Gonzalez cultive avec bonheur le dédoublement de personnalité, comme bien souvent les rejetons d’expatriés. Etre né le 5 juin 1949 à New York ne doit pas aider quand on est l’aîné d’une famille musicienne originaire de Porto Rico. A l’époque, les Cubains Mario Bauza et Frank Grillo, alias Machito, mettent le feu au jazz, relayés par Dizzy Gillespie et Chano Pozo. C’est le temps du fameux cu-bop. L’idée du latin jazz entre dans la danse. C’est dans ce contexte enfiévré que le petit Jerry grandit. Ni portoricain ni américain, « juste nuyorican », sourit-il. Et puis son père chanteur et son oncle guitariste admirent Tito Puente et Louis Armstrong, Tito Rodriguez et Charlie Parker. Un signe du destin pour celui dont la carrière se partage entre congas et trompette. Sur les tambours, il se montre exalté. Plus feutré sur l’embouchure. Au petit jeu des influences, le trompettiste Jerry
Gonzalez cite pêle-mêle « Clifford Brown, Miles, Dizzy, Freddie Hubbard, Woody Shaw… tous les cats », du bop qu’il soit be ou hard peut-on préciser. Dans la peau du congero, il évoque « Patato, Tito Puente, Tataguines, Mongo Santamaria, Manny Oquendo… », illustre généalogie de percussionnistes venus des îles. Aux intersections, il voit le batteur Art Blakey, « un grand-père », et Chocolate Armenteros, « l’un de mes trompettistes préférés, le Dizzy cubain. » Avec la plupart il a joué. Car s’il dirige son propre combo, Jerry Gonzalez n’en est pas moins un sideman recherché. De Dizzy, Eddie Palmieri, Clifford Thornthon, Kenny Dorham, McCoy Tyner et récemment Sonny Fortune, Don Byron, David Sanchez ou Chico O’Farrill il fut la petite main. Un coup devant, un coup derrière, un coup à la trompette, un coup aux congas. A en devenir schizo. Tout comme le style de sa musique, fruit d’un mariage polygame. « La rumba jazz, Los Munequitos De Matanzas associés à Miles Davis. » Le clavé et le swing. Une fusion sans confusion. Soit « l’équilibre le plus juste entre l’expérience noire aux Etats-Unis et l’expérience noire aux Caraïbes ». Un compromis entre investigation et tradition. Pieds et têtes compris dans le forfait.
Sur scène, c’est le coup d’éclat permanent, toujours ambivalent. En 1987, il pulse avec le Conjunto Libre, l’orchestre emmené par Andy, son frère cadet et contrebassiste, et Manny Oquendo, au Festival de La Villette. Ambiance brute de latino. Le lendemain, il remet ça… avec Dexter Gordon, et à la trompette. Plus jazz, pas moins passionnant. Idem pour son répertoire : son montuno, rumba, charanga, merengue, danza, rythmes hérités des cultes « afro » yoruba, congo, abakwa et lucumi, côtoient standards de l’histoire du jazz, des Caravan et autres Stardust des années 30 aux Dance cadaverous et Nefertiti signés Wayne Shorter. A vous filer le tournis et qui sait ? un tour de reins. Début juillet, lui et les siens ont enflammé le New Morning. Un show à la coule dans lequel les classiques Summertime de Gershwin et le Boléro de Ravel ont droit de cité. Autrement habillés. Jerry Gonzalez est l’enfant de cette esthétique charnière, le parfait spécimen du bâtard conçu lors de riches incestes, l’héritier de deux traditions cousines. Un génial consanguin. A ce titre, la belle Elegua, composition qu’il balade depuis des lustres, a valeur de symbole. N’est-ce pas la divinité du panthéon yoruba censée incarner les croisements et, par-delà, l’ouverture sur le monde !
L’autre facette du personnage est celle du bad boy sorti de faubourgs peu reluisants. En 1993, Jerry n’avait plus d’appart. Viré. « Deux ans sans toit, c’est quand même humiliant. » Et aujourd’hui, un réduit dans le village, une « shoe’s box », plaisante-t-il. Pourtant, les engagements ne manquent pas. Mais Jerry ne compte pas, il flambe. Quitte à oublier son instrument au clou, à négliger de le réparer. En 1996, il arbore sur scène une trompette customisée, traduction formelle d’une vie déjantée, total destroy. La vie de l’homme comme du musicien se résume à ces ultimes péripéties, chronique décalée de passionnantes galères. Sur ses origines, Jerry ne triche jamais. Les gens de peu, il connaît. L’allure sèche et le regard vif, il porte, allègre, son âge. En scène comme en ville, il n’a rien du jazzman formaté et propre sur lui. Non, il est irrésistiblement funky, à l’image de son apparence faite de bric et de broc : fines bottines italiennes, large pantalon Carhart la marque new-yorkaise des vêtements de travail, très prisée dans le ghetto , casquette vissée sur la tête. Son sigle : Gonz. Raccourci de Gonzalez mais aussi évocation du docteur Gonzo, personnage halluciné du Las Vegas parano, équipée sauvage au cœur du rêve américain signée Hunter Thompson, livre paru en 1971, quand tout était encore possible ! Gonzalez, c’est toujours cela. Compteurs bloqués sur les folles seventies.
Adolescent, il côtoie les Young Lords, version latine des Black Panthers. Et n’a pas oublié les projects, les cités de brique rouge où il vécut. « Quand j’étais gamin, c’était le temps de l’espoir, l’ère Kennedy. On croyait encore à une amélioration des conditions socio-économiques, à une société plus juste. Dans les projects, toutes les communautés étaient représentées : Irlandais, juifs, Chinois, Italiens, Dominicains… Tous ensemble ! Et puis tout le monde est parti et seuls les Blacks et les Latinos sont restés. D’un mix stimulant, on s’est retrouvés dans un autre ghetto, laissés pour compte. Aujourd’hui, la situation est bien plus dure. Tous les gamins sont armés et les rues sont dangereuses. » Constat amer pour ce père pas encore rangé.
Début 70, dans le sillage d’Eddie Palmieri, il pratique la résistance face à la domination mercantile du label de salsa Fania, une écurie d’élite dans laquelle il fit un passage éclair. C’est l’épopée du Grupo Y Folklorico Experimental Nuyorquino, laboratoire musical installé chez sa mère. « Il s’agissait d’un workshop communautaire, l’occasion de jouer sans pression ce que nous aimions, de jouer toujours plus avec tous ceux qui le désiraient : Rashied Ali, Larry Young, Milton Cardona… » Deux disques sur Salsoul et l’expérience tourne court. Entre-temps, il a séjourné deux semaines à Cuba. La claque. Que d’excellents souvenirs, « Los Papines, l’Orquestra Aragon, les descargas dans la rue… » ! Il en parle encore avec chaleur, comme de ses visites désormais régulières à Porto Rico qui voit en lui le fils prodigue. Dans une Amérique anticastriste, cela fait toujours un peu désordre. En 1979, il grave Ya yo me curé, pour American Clave, le jeune label de Kip Hanrahan. Un disque financé pour partie par la mafia, selon ce dernier. On ne se refait pas. Qu’importe, le résultat est hors champ, hors temps, nourri des santerias dominicales, ces cérémonies vaudoues que Jerry pratique. Une bombe amorcée par le chanteur Frankie Rodriguez, décédé depuis. C’est autour de cette figure que Jerry monte le Fort Apache Band. « En 1980, Daniel Petrie a réalisé un film qui s’appelait Fort Apache, The Bronx : l’histoire d’un flic, Paul Newman, qui tombe amoureux d’une junkie portoricaine. En fait, il s’agissait d’une chronique sur la vie de notre quartier, avec tous les clichés du style drogue, criminalité, prostitution. J’ai donc décidé d’appeler mon groupe ainsi en réaction à cette vision très négative. »
Quinze ans et de nombreux disques plus tard, c’est toujours la même histoire. Celle du sale gamin, « fou de musiques », qui croisait « Monk au détour d’un bloc » et se disait « Mais qui c’est ce drôle de type ? » A cette autre figure du New York uptown, il a souvent rendu hommage, le plus beau demeurant l’indispensable Rumba para Monk, en 1988. Les compositions de Monk jalonnent la carrière de Gonzalez. Pas un disque sans lui. Pas un récital non plus. Son dernier album, Fire dance, enregistré en concert, comprend deux compositions de Monk, versions maquillées et pourtant fidèles : Let’s call this et Ugly beauty.
Ça, c’est son actualité. Indémodable. Et de surenchérir, avec fierté : « Ce disque, comme les deux précédents, est nominé aux Grammy Awards. » Il jure « bosser la composition et le piano », comme lorsqu’il prenait ses leçons chez le saxophoniste Jackie McLean. Pour demain, il a bien des projets. Avec Jackie, Bobby Hutcherson, Archie Shepp. Celui de retourner à Cuba, d’aller au Nigeria, d’enregistrer les thèmes de Los Munequitos De Matanzas, « pour le rythme de basse », d’apprendre à jouer des tambours bata avec Steve Berrios, son subtil batteur. De refaire le coup de Ya yo me curé. Pour l’heure, il vit un rêve éveillé, celui d’une passion qui ne l’a pas quitté depuis ses 16 ans quand il prit sa trompette. Basta les regrets. Hormis sans doute celui de n’avoir jamais joué avec Miles, « qui a rarement eu des percussionnistes à sa mesure ».
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