Anachronisme au cœur du rock français, Married Monk est probablement l’une des plus fines équipes d’écriture d’ici. L’une des plus têtues aussi, résolument attachée à ses valeurs mélodiques, contre vents et marées de l’air du temps. Inventée en Angleterre, cette pop bucolique se permet aussi les textes les plus caustiques et les plus troubles, sans […]
Anachronisme au cœur du rock français, Married Monk est probablement l’une des plus fines équipes d’écriture d’ici. L’une des plus têtues aussi, résolument attachée à ses valeurs mélodiques, contre vents et marées de l’air du temps. Inventée en Angleterre, cette pop bucolique se permet aussi les textes les plus caustiques et les plus troubles, sans slogans et sans gants. Alors que sort le remarquable The Jim side, rencontre avec des Bretons à tête de granit.
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Farceur, le vent du large. Début 1994, en provenance d’Angleterre via Cherbourg et Rennes, une douzaine d’affriolantes chansons acoustiques, suaves et fleuries, passent en contrebande des textes venimeux, des refrains retors. A l’écoute des miniatures rusées de There’s a rub, premier album de Married Monk, on s’accroche spontanément à quelques noms illustres les Violent Femmes, un Syd Barrett requinqué avant de découvrir la vérité, déconcertante. La préhistoire des raffinés Married Monk s’est déroulée dans l’antre caverneux du rock français tapageur, au sein des théâtrales Tétines Noires et des assourdissants Swam Julian Swam. Pedigree médiocrement engageant, finalement insignifiant. Nuls en histoire, médiocres en géographie, les Married Monk. Nés dans une cité de matelots cernée par les flots, le lyrisme maritime n’est pas leur fort. Les chansons, composées à Brixton, banlieue bigarrée de Londres, n’ont rien vu des émeutes raciales, rien entendu des rythmes métissés. Cette cécité aux événements de l’heure permet une clairvoyance paradoxale : loin des micros et des caméras, l’Angleterre éternelle se fait tirer le portrait par Christian Quermelet, exilé baladeur et curieux. Ni nostalgie à la James Ivory ni misérabilisme à la Ken Loach. Ici, le Londres des quartiers populaires serait plutôt celui des Kinks, cossard, insolent et amateur de manèges mélodiques tournant rond. Infiniment respectueux de l’architecture musicale, les Married Monk habitent un petit pavillon coquet mais canardent en cachette leurs voisins parvenus : la psychanalyse (Sigmund tablets), la politique (Get on) et le pessimisme érigé en prêt-à-penser mode (« Désolé, j’ai oublié ma carte du fan-club de Cioran ») se font sobrement trouer la peau.
A l’époque, The Married Monk objet harmonieux malaisément identifiable fait tache dans un paysage rock français qui n’a d’oreille que pour le chant de la harpie hardcore, de la souillon fusion. On les découvre peu diserts, voire méfiants, déterminés à mener la vie dure aux colleurs d’étiquettes qui les guettent. Tout juste consentent-ils à lâcher que le nom du trio vient du Moine de Matthew Gregory Lewis, roman gothique dont le personnage central, par sa sexualité débridée et son pacte avec le Diable, est assez loin de certaines familles bretonnes bigotes.
Deux ans plus tard, embellie et sourires. Le deuxième album de Married Monk, The Jim side, confirme insolemment un brelan de talents : maturité d’écriture, verve policée (en concert, le trio épate) et, surtout, chant d’exception. Christian Quermelet, impressionnant de souplesse, se glisse en catimini dans un tableau de famille où l’on reconnaît le Lou Reed patelin de Coney Island baby, le Kevin Ayers éméché de Whatevershebringswesing, le Peter Astor charmeur de Jo Schmo & the Eskimo. « J’ai commencé à chanter quand j’habitais à Londres, où j’avais suivi ma copine, qui est anglaise. Je ne me suis pas posé de questions, c’est venu naturellement. Ça me paraît idiot de faire toute une histoire du choix d’une langue. On trouve tout naturel que Björk, 22 Pistepirkko, Scorpions ou Boney M chantent en anglais et on s’obstine à chercher des noises aux Français qui en font autant. Et puis tu écoutes Roy Orbison, c’est admirable de lyrisme, mais l’équivalent français, c’est vite Frédéric François. On aimerait bien faire de la musique populaire, on n’est pas dans un délire underground. Nous avons tous trois tâté des beaux-arts, où on te dit « Ne visez pas l’insertion professionnelle », où on encourage une sorte de quête personnelle effrénée. Ensuite, on a pas mal de losers, des gens qui sont allés trop loin dans cette voie, qui sont tout juste bons à se faire subventionner. »
Maître de la nuance équivoque, Christian Quermelet cohabite depuis son retour en France avec un encombrant voisin. De sa fenêtre, il observe des cohortes de visiteurs venus chercher à Paris les derniers vestiges d’un rêve fané. » The Jim side, c’est le côté du Père Lachaise où est enterré Jim Morrison. J’habite juste en face. Ce qui m’irrite, c’est le culte voué à Jim Morrison. Il n’y a pas longtemps, c’était l’anniversaire de sa mort et là, ça a déboulé par cars entiers. On aurait dit un pèlerinage à Lourdes, c’était risible. Je crois qu’à tout prendre, je préfère Freddy Mercury à Jim Morrison. » Composées à deux pas d’un cimetière, les chansons épanouies de The Jim side nappent d’un baume harmonique des blessures anciennes, des plaies à peine cicatrisées. L’orgue ondule entre les souvenirs saumâtres, enrobe des confessions livrées avec l’audace qu’on prête aux timides enragés. Dans la demeure cossue de Married Monk, la moquette profonde et les tentures épaisses recouvrent de sombres soupentes. Fetichism, première chanson de The Jim side, déroule un accueillant tapis de piano songeur jusqu’au cœur des petites hontes du sordide quotidien : le chanteur chagrin y contemple des sous-vêtements souillés, se dit qu’il serait temps pour lui de se raser, afin de donner le change comme le font les filles « s’aspergeant de senteurs fleuries pour couvrir l’odeur de leurs règles ». « C’est le besoin de saloper pas mal de choses, de se saloper soi-même. C’est un peu une marque de fabrique Married Monk cette espèce d’écart entre des arrangements souriants et des textes sévères. Le culte de la pureté, ça m’exaspère. Il faut passer un peu de Monsieur Sale dessus (rires)… Mais ça n’est jamais gratuit. Quand j’ai écrit cette chanson l’été dernier, je n’étais pas dans une forme extraordinaire. C’était la canicule, je picolais pas mal et chaque fois que je pouvais casser quelque chose, moi y compris, je le faisais. »
On avait connu The Married Monk relisant les Cramps. Sur The Jim side, le Beat on the brat des Ramones se fait confisquer son blouson de cuir et sa batte de base-ball. Griffes limées et accents cajoleurs rendent bizarrement menaçants ces hymnes à la violence, comme si un cinéaste pervers avait eu l’idée de tourner un remake d’Orange mécanique en faisant interpréter les rôles d’Alex et ses Droogs par des chérubins au sourire ambigu. « Dans notre cave, pour nous dégourdir les doigts, nous nous offrons quelques vieux classiques du rock qui pétarade : un Ramones, un vieux Sex Pistols, un Buddy Holly ou un Chuck Berry. Dans le genre, j’adore Alan Vega, qui a réussi quelques superbes coups tordus. Sur The Jim side, nous reprenons aussi Moving, de Kate Bush. J’aime beaucoup la couleur un peu classique de sa musique, c’est rare que le rock utilise bien les bases classiques. »
C’est par les Beatles, Herman’s Hermits, les Rubettes ou The Knack que Married Monk s’est éveillé à la pop-music. Des goûts simples, garants d’une exigence implacable en matière d’architecture mélodique. Sans cette générosité harmonique jamais démentie, Goodbye, l’imprévisible et dernière chanson de The Jim side, serait réduite à un pamphlet de plus contre la peine de mort, dans la lignée de fictions bien-pensantes à la Dead man walking. Chez Married Monk, le thème, pas précisément inédit, est traité sur un mode poétique qui laisse pantois, clé d’une émotion d’autant plus noueuse de gorge qu’elle refuse grandes orgues et chantage au sentiment. Elégie glaçante, Goodbye invente un type d’assassin mutant, le « barking kitten », soit le « chaton qui aboie », créature aussi radicalement inadaptée au monde que le fut en son temps la créature du bon docteur Frankenstein. Un hybride paumé, bien dans la manière des autoportraits de Christian Quermelet, qui sur There’s a rub se décrivait sans indulgence comme un « clawless lobster », un « homard sans pinces ». « Je n’ai jamais été très à l’aise en société. A l’école, pas de copains. Peut-être que je leur faisais peur. J’avais beaucoup de mal à communiquer, j’avais d’énormes lunettes ; ensuite, j’ai eu un truc à l’œil et j’ai dû porter un gros pansement. Pendant des années, ça a été le calvaire. J’étais le mec un peu gauche, qui n’arrive jamais à se placer dans les bons coups, qui se croit incapable de séduire. A l’époque, mon univers c’était la voile. Je faisais de l’Optimiste. Et en parallèle je commençais à m’intéresser à la musique. J’ai pris des cours de piano très jeune, puis je me suis acheté ma première guitare. On descendait à la cave avec mon frère, je jouais de la guitare, il tapait sur des cartons. »
Si la solitude extrême imprègne l’album (Bachelor hood fields, Wandering nerd), c’est qu’à Cherbourg, à l’approche de l’âge des possibles, l’avenir sait prendre des airs de nasse. « A l’école, j’ai toujours été très en retard. Alors, on m’a collé à l’institut Saint-Joseph, un pensionnat religieux. C’est là qu’échouaient toutes les fortes têtes. Avec Franck, notre premier batteur, nous nous faisions régulièrement casser la gueule parce que nous n’avions pas la même allure que les autres, parce que nous n’écoutions pas la même musique. Sinon, c’était à mi-chemin entre Les Disparus de Saint-Agil et un stage dans la Légion : prière le matin et méditation de rigueur avant le petit déjeuner, douches froides. Quand on parvenait à s’échapper, on se soûlait. Et quand, par l’intermédiaire de copains, j’ai pu rentrer dans les Tétines Noires et hurler dans un micro, ça a été sacrément libérateur. »
Pourtant, The Married Monk ne rêve ni de barricades ni de Bastille à prendre ; c’est à feu doux que couve le courroux, surtout dirigé contre soi-même. De ses personnages, Christian Quermelet affirme qu’ils lui ressemblent. Pas franchement flatteurs, ces portraits de l’artiste en micheton timoré (Novice), en jeune Monsieur Hire, en cousin mateur d’Arnold Layne, le collectionneur fétichiste chanté par le Syd Barrett des jeunes Pink Floyd. Pourtant, l’air est autrement plus frais dans cet univers étriqué qu’au milieu de ces pampas pour gauchos de carnaval du rock débraillé et déblatéreur. Dépourvues de démesure ronflante et cathartique, les chansons de Married Monk ont la vaillance des mauvaises têtes échappées du troupeau, des solitaires lucides rebutés par les hordes grégaires. Les trois Bretons cabochards déclinent toute invitation à se joindre aux grands défilés revendicatifs, ils les regardent passer, badauds sceptiques. « Les grandes gueules bien-pensantes, on leur fait pouet-pouet. »
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