Droits d’auteur, droits dérivés, à-valoir… Comment sont payés les écrivains français et combien gagnent-ils vraiment ? Si les revenus de certains poids lourds font rêver, un petit tour dans les coulisses des éditeurs – guère bavards sur le sujet – suffit à redescendre sur terre. Splendeurs et misères d’un métier hors norme.
Qui veut gagner des millions ? Pour son premier livre, Not that Kind of Girl, paru en France début octobre, Lena Dunham, la créatrice de la série Girls, a empoché 3 millions de dollars. Autre contrat mirifique, celui signé par un illustre inconnu américain de 38 ans, Matthew Thomas, qui a touché 1 million de dollars pour son premier roman, We Are Not Ourselves. De quoi redonner de faux espoirs aux avatars de Lucien de Rubempré et à tous ces aspirants écrivains qui, à l’instar du héros d’Illusions perdues, s’imaginent faire fortune grâce à la littérature. Une ambition certes plus valorisante que de gagner le gros lot chez Jean-Pierre Foucault. Mais bien moins réaliste.
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Les Américains…et le reste
Car les cachets mirobolants de Dunham et Thomas sont un miroir aux alouettes. On le sait, aux Etats-Unis, tout est plus grand et plus gros et cela vaut autant pour les gratte-ciel et les burgers que pour les chèques perçus par une poignée d’auteurs. Chaque année, les romanciers américains trustent les premières places du classement de Forbes des auteurs les mieux payés au monde : James Patterson, Danielle Steel, Dan Brown, Stephen King… Mais pas l’ombre d’un Français. Pas même Marc Levy ou Guillaume Musso, nos mastodontes hexagonaux. De là à considérer que les éditeurs français paient mal les auteurs, il n’y a qu’un pas qu’Andrew Wylie a franchi allégrement il y a quelques mois. Surnommé “le chacal”, le puissant agent littéraire américain qui représente Philip Roth, Salman Rushdie, Milan Kundera ou Christine Angot (sa seule cliente française désormais) a en effet laissé entendre dans une interview donnée à M – Le magazine du Monde en mars que les écrivains français étaient sous-payés.
Saint-Germain-des-Prés ou le lumpenproletariat des lettres ?
Combien gagnent vraiment les écrivains made in France ? Il existe en réalité un contrat-type relativement encadré. Les romanciers sont rémunérés en droits d’auteur, c’est-à-dire la part qui leur revient sur le prix du livre, selon la règle du “8/10/12”.
Cela signifie qu’ils touchent généralement 8 % de droits jusqu’à 10 000 exemplaires vendus, 10 % entre 10 000 et 20 000 exemplaires et 12 % au-delà. Cette échelle de droits peut varier d’une maison d’édition à l’autre, mais aussi en fonction de la notoriété de l’auteur, de ses ventes précédentes ou des prix (Goncourt, Renaudot…) qu’il a reçus. Pour un écrivain confirmé, qui vend autour de 40 000 à 50 000 exemplaires, peut ainsi être pratiqué le “10/12/14” voire plus.
« Monsieur 18% »
“Les gros auteurs peuvent commencer à 18 %”, assure Antoine Gallimard, directeur de la prestigieuse maison d’édition. Jean d’Ormesson est ainsi surnommé “Monsieur 18 %”. Pour ces privilégiés, l’affaire est juteuse.
“Prenez Franz-Olivier Giesbert, explique François Samuelson, l’agent de Michel Houellebecq et Virginie Despentes, admettons qu’il touche 18 % et que son livre vaille 20 euros, il gagne plus de 3 euros par livre. Quand il en vend 300 000 exemplaires, il empoche presque un million d’euros : 900 000 euros sur l’édition principale auxquels vous ajoutez sa part sur la vente en poche. Si vous avez un gros succès, vous pouvez gagner un million d’euros les doigts dans le nez”.
Et comme l’argent appelle l’argent, ceux qui vendent bien peuvent négocier des à-valoir plus généreux. Il s’agit d’une avance sur les droits, versée souvent en deux temps, à la signature du contrat puis à la remise du manuscrit ou à la publication, plus rarement sous forme de mensualités.
“Depuis une dizaine d’années, il y a une tendance lourde à ce que la rémunération ne se fasse plus tellement sur les droits, mais sur les avances, estime Antoine Gallimard. Chez Gallimard, l’à-valoir débute à 1 000 euros pour un premier roman et peut atteindre 600 000 euros, mais je ne peux pas vous dire de qui il s’agit. Je ne le dirai que devant mon contrôleur fiscal !”
Aux éditions P.O.L, les à-valoir ne sont pas systématiques. “Ma position de principe, explique leur fondateur Paul Otchakovsky-Laurens, c’est que l’auteur apporte son texte et l’éditeur apporte la fabrication, la diffusion, la promotion. Il y a donc une forme d’égalité qui ne justifie pas le versement d’une avance, dans la mesure où l’éditeur engage des frais. A partir de là, il y a des situations personnelles, des cas particuliers. Par exemple, pour des projets à longue échéance de Jean Rolin, il m’est arrivé de verser une avance sous forme de mensualités ou de payer les frais de ses voyages. Chez P.O.L, quand on verse un à-valoir, cela peut commencer à 1 500 euros. Quant à la fourchette haute, c’est ce qu’on appelle le secret des affaires”.
Emmanuel Carrère, auteur maison qui a vendu plus de 150 000 exemplaires de son Royaume, trône-t-il dans ces hautes sphères de l’à-valoir ?
“Je suis un auteur plutôt dur en affaires, reconnaît-il. Mais cela ne se traduit pas par des à-valoir importants : je n’en ai jamais demandé, je n’en ai jamais reçu sur un livre pas encore écrit. Je n’aime pas l’idée de mesurer ma valeur à cette aune”.
Un piège pour l’auteur ?
Aux yeux de Vincent Monadé, président du Centre national du livre (CNL), un trop gros à-valoir peut même “représenter un piège pour l’auteur. S’il ne vend pas autant de livres qu’il a perçu d’à-valoir, il se retrouve plus ou moins lié à son éditeur, avec une sorte de droit de suite pour rembourser l’avance”. Philippe Djian, qui signe des contrats pour cinq livres avec Gallimard, le reconnaît :
“Mes à-valoir sont plus importants que ce qui rentre grâce à mes livres, mais ça dépend d’un livre à l’autre et le système fonctionne, sinon Antoine Gallimard se jetterait par la fenêtre de son bureau. Par exemple, en ce moment, il y a un emballement pour mon roman “Oh…” parce que Paul Verhoeven veut l’adapter avec Isabelle Huppert. Peut-être que cette cession viendra combler le déficit”.
Prudente, la romancière Virginie Despentes explique demander “en général un à-valoir légèrement inférieur à ce que le précédent livre a rapporté au bout de six mois. Ce qui fait que j’ai toujours remboursé mes à-valoir et que je me sens assez tranquille dans les négociations”.
La folie se fait plus rare
L’état actuel du marché du livre, en baisse de 2 à 3 % par an, incite de toute façon à une plus grande modération. “En vingt-cinq ans, j’ai vu les choses aller plutôt vers une économie vertueuse que vers la prodigalité, constate Manuel Carcassonne, à la tête des éditions Stock. La foucade et la folie existent toujours mais se font plus rares”.
Jean-Marc Roberts, son prédécesseur chez Stock, mort l’an dernier, était un habitué des paris risqués et pouvait miser des sommes importantes sur des auteurs qui n’avaient pas encore de gros succès à leur actif. Ce fut le cas quand il racheta Philippe Claudel à Balland pour l’équivalent de 45 000 euros ou encore Christine Angot à Gallimard.
D’après Vincent Monadé, “les éditeurs français versent de moins en moins d’à-valoir en nombre, mais parfois de très forts à-valoir en valeur sur des titres dont ils pensent qu’ils vont être des succès”.
La surproduction éditoriale – les sorties ont doublé en quinze ans – s’accompagne aussi fatalement d’un morcellement des revenus.
“Le public achète de plus en plus ce qui se vend déjà très bien. Les best-sellers peuvent atteindre le million d’exemplaires, explique Vincent Monadé. Et le milieu de chaîne, c’est-à-dire des auteurs qui vendaient entre 3 000 et 8 000 exemplaires, a tendance à disparaître. Aujourd’hui, ce sont des titres, y compris d’écrivains très importants, qui se vendent parfois à moins de 1 000 exemplaires et, dans ce cas, les droits d’auteur sont dérisoires.”
S’ajoutent à cette baisse des ventes une hausse de la TVA sur les droits d’auteur passée à 10 % l’an dernier et l’annonce d’une augmentation de 8 % des cotisations retraite qui risquent de grever un peu plus les revenus des auteurs.
Une centaine d’auteurs pourrait vivre de leur plume
Faute d’études, il est quasiment impossible d’évaluer le nombre d’écrivains qui parviennent à vivre de leur plume. Le ministère de la Culture devrait publier début 2015 la première enquête sur ce sujet. En attendant, Vincent Monadé estime à une centaine le nombre d’auteurs qui vivent de leur oeuvre. Présidente de la Société des gens de lettres, Marie Sellier rappelle quant à elle qu’ils sont 3 500 à être affiliés à l’Agessa, la sécurité sociale des auteurs, et donc considérés comme auteurs “professionnels”. Pour cela, il faut gagner au moins 8 400 euros par an. De là à dire qu’ils vivent de cette somme…
« Le cinéma, c’est la conquête de l’espace »
Un écrivain peut s’en sortir grâce au cumul des droits d’auteur et des droits dérivés : le poche – un auteur touche en moyenne 5 % –, cessions à l’international, droits audiovisuels, mais aussi numériques, objet de toutes les inquiétudes du côté des écrivains qui craignent d’être lésés si les e-books sont vendus beaucoup moins chers que les livres imprimés et qui redoutent le piratage. De tous, ce sont les droits audiovisuels, généralement partagés à 50/50 entre l’auteur et l’éditeur, qui rapportent le plus:
“Une cession pour un téléfilm, ça peut aller de 30 000 euros à une centaine de milliers d’euros si le livre a été un gros succès, détaille François Samuelson. Avec le cinéma, c’est la conquête de l’espace”.
Pour ceux qui n’ont pas la chance de toucher le pactole d’une adaptation sur grand écran, il existe des sources de revenus annexes. Aurélien Bellanger l’a constaté en publiant son premier roman, La Théorie de l’information:
“Je pensais que la seule modalité pour vivre de la littérature, c’était de vendre des livres. J’ai découvert qu’il y avait des techniques, non pas de fonctionnarisation, mais de nombreux dispositifs comme les résidences, les bourses, les prix. Je n’avais pas pensé qu’il y avait autant d’argent semi-public dans l’affaire. J’avais une vision beaucoup plus libérale du champ littéraire”.
Le CNL accorde ainsi des bourses qui oscillent entre 7 000 et 28 000 euros. Vincent Monadé se bat en outre pour que les écrivains soient rémunérés lorsqu’ils participent à des festivals ou des rencontres, ce qui est loin d’être systématique. Parce que leurs revenus sont incertains et aléatoires, beaucoup d’auteurs cumulent une activité littéraire et ce que le sociologue Bernard Lahire a appelé un “second métier” : enseignant, journaliste, traducteur… Mieux vaut assurer ses arrières. Ecrire reste un “métier” hors norme, et toujours une prise de risques.
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