Palmarès minable, magouilles politiques, pluie de stars et de mauvais films. A la Mostra de Venise, cette année, tout roulait, sauf le cinéma. Heureusement, on a pu dégoter quelques chefs-d’oeuvre, de belles gemmes et une vraie découverte.
Cette 55ème Mostra de Venise a accouché d’un palmarès à son image, très politique et très raté. Il suffisait de passer au bar de l’Excelsior pour apprendre avec un jour d’avance que Walter Veltroni (vice-président du conseil et ministre de la Culture) était arrivé à ses fins, et que le Lion d’or n’échapperait pas à un film italien, Cosi ridevano de Gianni Amelio. Trop occupé à poursuivre Abel Ferrara dans ses errances éthyliques à travers le Lido, on avait raté cette reconstitution historique considérée avec dédain par les uns (les critiques français, pour une fois tous d’accord), avec une indulgence gênée par les autres (nos confrères transalpins, sur le couplet « le moins nul des films italiens de la compétition officielle »). Mais les uns et les autres s’accordaient pour crier à la combinazione et qualifier Ettore Scola (président du jury) de valet à la solde du gouvernement. L’absence au palmarès des films de Ferrara (New Rose Hotel) et João Botelho (Tráfico), la médaille en chocolat accordée au Conte d’automne de Rohmer (prix du Scénario, on croit rêver…) ne faisaient qu’amplifier les ricanements indignés. Le dimanche 13 au soir, lors de la remise des prix, Felice Laudadio, le directeur du Festival, n’avait plus qu’à annoncer son départ, après seulement deux ans d’une tentative de redressement artistique qui s’achevait en pantalonnade. Le comble du ridicule était atteint le lendemain matin, avec la publication dans La Repubblica d’une lettre de Scola affirmant qu’il n’avait subi aucune pression d’aucune sorte. Rideau sur une Mostra qui a décidément bien du mal à retrouver son lustre d’antan, trop occupée à fournir une vitrine à un cinéma italien qui peine à conforter sa « renaissance » annoncée.
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Comment expliquer la présence de tant de mauvais films américains, déjà programmés à Deauville et qui se retrouvent ainsi dans une sorte de « tournée des provinces européennes » du plus mauvais goût , sinon par le désir de livrer aux gloutonnes télévisions italiennes leur contingent d’acteurs prestigieux ? Et comment expliquer que d’ennuyeux téléfilms français de prestige comme Voleur de vie et Place Vendôme soient sélectionnés au détriment du prochain Olivier Assayas ? C’est ainsi qu’Emmanuelle Béart et Sandrine Bonnaire ont fait leur petit tour de Lido, et que Catherine Deneuve est venue chercher son prix d’Interprétation : tout roule, mais le cinéma est oublié. Pour le retrouver, il faut s’armer de courage, ne pas hésiter à pratiquer la politique du siège éjectable et fouiner sans se lasser parmi les quatre-vingts films que proposaient les quatre sections vénitiennes. En compétition, on pouvait distinguer deux chefs-d’oeuvre (New Rose Hotel et, bien sûr, Conte d’automne), un très singulier changement de cap (Tráfico) et une excellente surprise signée Warren Beatty (Bullworth).
Projeté dans une atmosphère d’émeute, New Rose Hotel n’a déconcerté que ceux qui persistent à ne voir en Ferrara qu’un « honnête cinéaste de genres », qui perdrait tous ses moyens quand il décide d’oublier le décorum des funérailles mafieuses et des mauvais lieutenants pour creuser ses obsessions de grand artiste moderne : qui regarde qui ? qui manipule qui ? comment un personnage de cinéma se retrouve-t-il dans la position d’un spectateur de cinéma, hanté par une histoire virtuelle ? Adapté d’une nouvelle de William Gibson (proclamé pape de la cyber- littérature), New Rose Hotel prend prétexte d’une ténébreuse machination dans le milieu interlope des multinationales pour se transformer en un fascinant jeu de l’oie, version millénariste du Mr. Arkadin de Welles ou d’Alphaville de Godard. Tourné avec peu d’argent dans quelques chambres d’hôtel, mais avec trois complices de la taille de Christopher Walken, William Dafoe et Asia Argento (fille de Dario et révélation de l’année), New Rose Hotel se présente comme une boucle sans fin, une invitation aux voyages immobiles et au cauchemar éveillé. Chez Ferrara, le regard hagard d’un passant anonyme, capté à son insu par une caméra vidéo, devient infiniment plus suggestif que le scénario le mieux ficelé ou le film le mieux bouclé. Fait de trous béants, d’ellipses soudaines et de variations répétitives, New Rose Hotel nous inocule son virus de fascination et réussit son pari de donner de la chair à un cinéma presque abstrait, aussi flottant qu’une impression passagère. Quand il inventait son concept de « film-cerveau », Deleuze avait dû rêver New Rose Hotel.
De son côté, très loin des clichés sur la fameuse mélancolie portugaise, João Botelho ordonne un joyeux massacre des apparences et des conventions sociales. Sur le principe toujours efficace du « marabout-de ficelle », pratiqué avant lui par l’école Clair-Tati-Iosseliani, Botelho adapte son buñuélisme féroce au clinquant de l’époque et sature son film de couleurs ripolinées et d’aspirations frivoles. En faisant rimer curés-escrocs et politiciens véreux, prostituées de haut vol et tout petits bourgeois qui rêvent de disposer d’un budget déco, artistes aux liftings subventionnés et mendiants lecteurs des Malheurs de Sophie, il pousse Tráfico vers la farce au vitriol. Mais comme c’est un cinéaste subtil et pas un sociologue à la pensée lourde, c’est le travail sur la surface de l’image qui contient et transmet toute la subversion du discours. Botelho a la colère élégante de celui qui décrit un Age d’or privé d' »amour fou ». Alors que la colère de Warren Beatty a tendance à être soulignée au marqueur. Néanmoins, Bullworth séduit. Car ce que dit Beatty de l’état de l’Union n’est pas si souvent énoncé avec un tel manque de fioritures et une telle outrance vengeresse. Beatty sort de sa retraite hollywoodienne pour pilonner les allées de Washington et des ghettos avec la seule arme dont il dispose : son corps d’acteur grimaçant, lapin Duracel qui n’économise jamais un rebond de trop. Le résultat est souvent à pleurer de rire (il faut avoir vu Beatty/Jay Bullworth rapper lors d’un meeting démocrate !) et infiniment plus estimable que les récentes fictions politiques insanes, type Wag the dog ou Primary colors.
Bullworth était aussi beaucoup plus drôle que le Woody Allen annuel, Celebrity, le genre de film qui vous fait amèrement regretter de s’être battu pour y entrer. Dans la lignée de Tout le monde dit I love you, Celebrity est un film inégal, fait de petits hauts (Judy Davis mimant une fellation avec une banane) et de grands bas (les innombrables scènes de ménage), reproduisant ainsi avec exactitude l’oeuvre tout entière du cinéaste Allen. La pire idée du film consiste à faire jouer à Kenneth Branagh le rôle de Woody Allen, avec pardessus faussement pouilleux et gestes frénétiques des mains. En campant les ridicules de quelques beautiful people, Allen lorgne une fois de plus vers la tradition de la comédie sophistiquée à la Cukor-La Cava. Et oublie que la grâce qui émanait de ces films tenait à la fois à la beauté de leur mise en scène et à l’efficacité de leur système de production. Incapable d’approcher l’une et privé à jamais de l’autre, Allen se contente d’empiler les jokes sans parvenir à camoufler la vanité ontologique de son entreprise de restauration. Alors Celebrity fait l’effet d’un Woody Allen de plus, presque de trop.
A l’inverse de Celebrity, film d’autant plus minuscule à l’arrivée qu’il était attendu comme le Messie, il y a les films précédés d’une rumeur calamiteuse et qui s’avèrent fort bons, comme Another day in paradise, le second long métrage de Larry Clark. Annoncé comme une version light et thriller de Kids, ou comme une passagère mais peu glorieuse concession au commerce, Another day in paradise s’affirme au contraire comme une greffe réussie, l’implant fécond de la griffe Clark (présence physique des comédiens, violence crue mais sans épate, sens et respect de l’espace) sur le film criminel, genre sinistré s’il en est. Rêve de production Corman sans Corman, très proche du beau Boxcar Bertha de Scorsese, le film enregistre le passage de témoin entre deux figures mythiques du cinéma américain des seventies (James Woods et Melanie Griffith) et leurs héritiers désignés (les jeunes et remarquables Vincent Kartheiser et Natasha Gregson Wagner). On attend avec impatience la distribution française de ce film, d’autant qu’il devrait être présenté chez nous en director’s cut, donc allégé de quelques conneries mainstream et lesté des scènes de cul qui ont fait la gloire de Clark. Comme on espère avec avidité l’hypothétique sortie d’un des rares films vraiment étonnants de cette pauvre Mostra, Le Talon de fer de l’oligarchie du Russe Alexander Bashirov. Sous ce titre grandiose tiré du roman de Jack London se cache le brûlot inspiré d’un acteur repéré chez Guerman (dans Khroustaliov, ma voiture !), fan de Vertov et Dovjenko, à mille lieues du pessimisme grand-russe d’un Sokourov, épris de romantisme fiévreux et de révolution permanente. En une heure et dix minutes, avec un sens renversant de l’énergie du plan, Bashirov réinvente la contre-plongée comme défi suprême à la fatalité et renoue avec la puissance lyrique du grand cinéma soviétique. Le Festival de Venise peut remercier l’esprit frappeur de la 3ème Internationale de lui avoir offert cette salutaire provocation.
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