Dans son appartement de Porto, pendant le tournage d’Inquiétude, Manoel de Oliveira livrait quelques préceptes simples mais essentiels pour la compréhension d’un cinéma qui sait marier sensualité et exigence.
Littérature. La littérature est très importante pour moi, parce qu’elle représente la parole, la parole et la main étant les deux choses qui distinguent l’homme des animaux. La littérature comme le cinéma sont des expressions idiomatiques, mais on ne peut pas substituer l’une à l’autre. Au début du réalisme littéraire, on a essayé de décrire la réalité avec un grand luxe de détails, comme si elle était objective. Alors que la vision est subjective, elle vient des yeux et du cerveau. Avec un tableau ou un plan, on voit tout d’un coup. Car l’image peut être arrêtée et devenir un tableau, alors que la parole et la musique s’écoulent comme le temps. La littérature décrit la pensée et les sentiments, et c’est magnifique. Mais faire la même chose au cinéma est très difficile.
Machine-cinéma. La machine-cinéma ne crée rien, elle montre ce qui est devant elle. Alors que la musique et l’architecture n’existent pas à l’état brut dans la nature. La musique s’adresse à l’esprit, l’architecture est destinée au corps. Le corps est notre première maison, la seule que nous ayons pour notre âme. Le cinéma, lui, est très concret. Quand il nous montre une tasse, c’est cette tasse, celle-là et pas une autre. Au cinéma, tout est déjà là, le texte et les visages, il suffit de les prendre. Et de s’adapter au monde qui bouge devant nous. Le cinéma est un bloc, avec quatre colonnes distinctes : l’image, le son, les dialogues et la musique. J’essaie de donner à chacune une densité complète et autonome. Mais aucune ne doit dominer l’autre, chacune a sa fonction et son intégrité.
Justesse. Lors de la séquence du casino dans Inquiétude, le 17 sort à la roulette et le croupier l’annonce. Ça suffit. Alors que des gens pensent que le cinéma sert à montrer la bille qui tombe dans le trou. Ce n’est pas la peine d’alourdir quelque chose qui est déjà là, il faut avancer et ne pas faire six plans quand deux suffisent, ou bouger la caméra seulement pour « faire cinéma ». Si on fait ça, c’est qu’on cherche à épater le spectateur, alors qu’il s’agit d’être juste.
Son. J’aime de plus en plus le son direct, même pour capter les pas des personnages. Et je pense que la musique ne doit pas être utilisée comme une canne pour aider le film, pour en remplir les moments vides. Je déteste ça de plus en plus. Il faut respecter la musique en tant que telle. Quand je filme une scène avec la voix off d’un autre personnage que celui qui est à l’écran, comme celle où Suzy s’allonge sur son lit, je demande au comédien de dire le texte sur le plateau, en son direct, assis à côté de moi, près de la caméra. Parce que l’ambiance est là, tout est là, pourquoi les séparer ? Si on les sépare, on perd la complicité entre les différents éléments et le climat très spécial de la scène. Le son est objectif, pas sélectif. Aucun micro n’est capable d’être totalement sélectif comme l’oreille humaine. J’espère que les vibrations produites par le décor et la présence de l’équipe passent dans Inquiétude. Mes films sont de petits morceaux prélevés à la vie.
Décor. Je porte de plus en plus d’attention au décor. Pessoa a dit : « Ma patrie, c’est ma langue. » Même si le cinéma est une technique internationale, je suis d’accord avec lui. Mais ce n’est pas la langue qui fait la patrie, c’est la patrie qui fait la langue, à cause du climat et du décor. Il suffit d’entendre la différence entre le portugais du Portugal et celui du Brésil. Un film tourné en Angleterre et parlé en portugais, c’est un film anglais. En Amérique, Fritz Lang ou Jean Renoir ont fait des films américains. C’est impossible de faire Boudu en Amérique. Les villes et les pays ont leur propre psychologie. Quand j’ai tourné en Afrique pour Non ou la vaine gloire de commander, j’ai vu qu’il y avait dans la nature quelque chose de magique qui se transmet aux hommes. J’aime traiter le décor et les objets comme un personnage. Je cherche à imprégner le film de l’esprit du lieu. Ça, c’est ce que le cinéma peut et doit faire.
Candeur. J’aime beaucoup Otar Iosseliani, parce qu’il a une candeur rare. A mon âge, je cherche encore à être candide. Mais je n’y arrive pas.