L’Américaine Jenny Holzer présente à Paris une installation de mots et de lumière : lettres bleues sur fond noir pour dire les doutes, les fragilités et les perversités de l’être humain.
Je te veux », « Je te provoque », « Je te mords les lèvres »… de grosses lettres bleues défilent sur le panneau électronique. Un tube étroit (une diode) posé contre le mur qui s’anime trente secondes, ou presque, après être branché. « A chaque fois, je frôle la crise de panique », s’exclaffe Jenny Holzer, alors que l’animal met plus de temps que prévu à s’allumer. Une minute plus tard, des vagues de lettres surgissent et défilent en ordre, en désordre, quelques-unes d’entre elles clignotent,changent de caractère, d’autres encore se heurtent, ralentissent, accélèrent puis disparaissent. Une chorégraphie d’alphabet nimbée d’une douce lumière qui raconte la peur et la souffrance d’une agression. Des phrases programmées par l’artiste pour retranscrire l’état d’esprit d’une victime et de son bourreau, sans que la distinction des rôles soit toujours très nette. « Ce pourrait être un viol ou un inceste. Ce n’est pas très clair mais il s’agit de toute façon de relations terribles, de sexe violent, d’obsessions avec un fort impact émotionnel », explique-t-elle. Evocation de drames universels et d’histoires de femmes. A 50 ans, l’Américaine Jenny Holzer est artiste (« du moins je l’espère ») et féministe (« ça j’en suis sûre »). L’une des rares grandes figures féminines de l’art contemporain américain, avec Cindy Sherman et Barbara Kruger. Jenny Holzer promène avec discrétion sa longue silhouette de fille robuste, fondue dans des vêtements plutôt masculins qui lui donnent un faux air Ancien Régime, flanquée d’une longue queue de cheval brune dans le dos. Elle sourit beaucoup, plisse les yeux de gentillesse en expliquant son travail et répond aux questions, avec précision, d’une grosse voix physique. « Je ne comprends pas qu’on ne soit pas féministe aujourd’hui, tonne-t-elle en se penchant vers la table à laquelle elle est accoudée. Beaucoup des femmes ont honte de leur féminisme. Mais la honte est une arme puissante… je ne sais pas pourquoi ça marche tellement bien sur les femmes. Il ne faut pas être gênée, mal à l’aise par rapport à ça. Il n’y a aucune raison de se sentir honteuse d’être une femme, non ? » Elle achève sa tirade militante d’un sourire généreux et confiant. Se sent-elle encore honteuse aujourd’hui ? « Ça dépend. Je me sens parfois découragée. Il reste beaucoup de travail à faire. »
Il y a quelques semaines, le magazine Esquire lui demandait de parler de ses héros. Elle a choisi Louise Bourgeois, le sculpteur français installé à New York depuis cinquante ans envers et contre tous. « Louise n’a jamais dévié de son travail. Elle est très exigeante, d’elle comme des autres. Elle est toujours restée elle-même. » Louise Bourgeois a longtemps choqué le monde de l’art avec ses araignées psychanalytiques et ses sexes d’hommes émasculés. Jenny Holzer a provoqué les mêmes cris d’indignation il y a cinq ans avec ses Lustmord, un travail en réponse aux massacres de civils en ex-Yougoslavie. Un texte explosé, découpé en petites phrases, qui raconte le viol d’une femme à trois voix : celle de la victime, celle de l’agresseur et celle d’un témoin. « Je veux la baiser par là où elle a trop de poils », dit l’un de ses terribles one-liners. Chaque phrase est écrite sur de la peau (l’intérieur d’un bras, un ventre, l’entrecuisse : des zones de chair sensibles) et photographiée en gros plan sobre, comme un cliché médical. Elle publie aussi en couverture du Süddeutsche Zeitung Magazin une phrase écrite en lettres de sang donné par des femmes participant au projet. Par sa crudité et son recours aux matières organiques, Lustmord choque le public, qui le trouve indécent. Ce n’était pourtant qu’un témoignage par procuration tissé par une « artiste publique ». Car au-delà de ses convictions féministes, Jenny Holzer s’intéresse en réalité aux doutes, aux fragilités et aux perversités de l’être humain.
A la fin des années 70, elle affiche en posters dans les rues de New York une série d’aphorismes lapidaires et systématiques, les Truisms : « Abuse of power comes as no surprise », « An elite is inevitable », « Everyone’s work is equally important », « Murder has its sexual side »… deux cents vérités assenées avec une certitude laconique. En fait, une liste d’affirmations imaginées par l’Américaine pour schématiser les pensées de l’homme de la rue. Une sorte de « portrait du monde », se souvient-elle aujourd’hui, « avec des pensées de jeunes, de vieux, de démocrates, d’antigouvernement… C’était une façon de dire aux passants « Voilà ce que les autres pensent. Qu’est-ce que vous faites de ça ? »
Les Truisms donnent bientôt naissance aux Inflammatory essays, inspirés de ses lectures de Mein Kampf et autres récits d’illuminés, Living, Mother and child et tout récemment Arno (1996-97). Au gré de ses voyages et de ses rencontres, Jenny Holzer décline « ses » pensées sur des T-shirts, des panneaux publicitaires, sur des étiquettes, sur MTV, sur des pochettes de préservatifs (« Men don’t protect you anymore »), dans une église allemande, sur une poubelle, sur un taxi, dans un aéroport… une prise de parole publique et un détournement en règle de l’espace collectif, dans l’anonymat. « Le premier test, c’est d’observer si les gens s’arrêtent », explique l’artiste, qui a l’habitude de rôder aux alentours de ses installations. « S’ils s’arrêtent, c’est bon signe. Les gens n’ont pas l’habitude de voir du texte dans la rue. Ça attire leur attention. Après, ils ont plus ou moins l’air de réfléchir à la phrase. Parfois c’est l’échec total. » Avec bonhomie, elle se secoue de rire.
En guise de rétrospective au Guggenheim de New York en 90, elle a fait défiler ses aphorismes le long des coursives du musée. Une spirale de jaune, rouge et vert. « Le choix des couleurs est important. Ce n’est pas la même chose si le texte défile en rouge ou en bleu, doucement ou rapidement. Ce sont ces détails qui en font une expérience visuelle concrète. Mon travail a plus de corps, plus de chair que ce que la plupart des gens croient. » A Paris, elle a fait recouvrir le toit de la galerie Yvon Lambert. L’espace intérieur se retrouve ainsi plongé dans l’obscurité, laissant simplement deviner une rangée de dix bancs de marbre, alignés les uns derrière les autres. Le public est invité à les caresser du doigt pour déchiffrer le texte gravé dans la pierre. Pendant que les trois diodes verticales se hérissent de lettres bleues. En attendant que sa petite fille de 10 ans arrive à Paris, Jenny Holzer se promène dans les réserves de la galerie, vérifiant le bon fonctionnement de ses « babies ». Elle se souvient de cette photo de Picasso aperçue dans un journal, quand elle était petite. « Il était sur une plage, en maillot de bain, avec une maîtresse. Il avait l’air tellement content de lui, tellement sûr de lui. Ça m’a intriguée. Je me suis dit « C’est ça un artiste ? »
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