Avec dix acteurs face à vingt spectateurs, Eric Didry met en scène la sédimentation d’un récit.
Parce que le public n’est pas convié à un spectacle bien bordé, prêt à être déroulé chaque soir dans un ordonnancement immuable, seuls vingt spectateurs pénètrent dans les sous-sols du Théâtre Gérard-Philipe pour assister aux Récits/Reconstitutions menés par Eric Didry. On entre tout d’abord dans une sorte d’antichambre et l’on prend place sur un banc où nous attendent dix comédiens. Bientôt, on nous entraîne de l’autre côté du mur planté au centre de la pièce. A la pénombre succède la lumière, quelques rangées de chaises s’offrent aux visiteurs qui s’assoient aux côtés des acteurs. L’un d’eux se lève et le récit démarre, suit son propre fil, s’invente à mesure que les mots s’ancrent dans le passé, y voyagent en désordre. Ce soir-là, c’est Philippe Cherdel qui se lance le premier : les dimanches et cet été unique passés chez pépé et mémé p’tit chou sont
une matière éparse, vrillée par la perte, le deuil et l’enfance révolue. Notre propre mémoire y fourgue ses souvenirs, entremêle à ses mots d’autres couleurs, d’autres espaces. L’acteur va se rasseoir. Un temps. La reconstitution commence : les autres comédiens se sont levés, ont gagné le mur et restituent le récit de Philippe Cherdel sans se préoccuper d’un début ou d’une fin. Ce qui les a marqués, ce qu’ils ont retenu, ce qui les a touchés, cela seul sera dit, peut-être même répété. Un autre récit suivra, une nouvelle reconstitution. Rien de plus, rien de moins.
Au moins nous aura-t-il été donné de prendre conscience de cet étrange phénomène dont parle Eric Didry : « Je leur disais souvent : se souvenir ou inventer, c’est pratiquement la même chose. Il faut vraiment inventer les mots pour faire passer la mémoire, ça c’est leur travail. C’est une grande liberté, aussi. A la différence de l’écriture, parler, c’est parcourir un fil. » Les récits sont improvisés chaque soir. Alors, en quoi pouvaient donc bien consister les répétitions ? « Le groupe est prépondérant, indique Philippe Cherdel. Il y a un travail d’écoute énorme, c’est surtout à ça que servent les répétitions.«
A l’origine, Eric Didry, après avoir créé le formidable Boltanski/Interview, a animé un stage à la Comédie de Reims autour du livre de Claude Lanzmann, Shoah, publié après la réalisation de son film. « Lanzmann parle du présent de la mémoire », indique Didry. Il ne lui semble pas possible de travailler directement sur Shoah et il demande à ses acteurs des récits à partir de thèmes comme celui de la honte. Première surprise : les récits sont passionnants. Deuxième choc : d’un acteur à l’autre, la transmission fonctionne à plein régime. L’expérience se poursuit depuis près de trois ans pour en arriver à ce constat paradoxal mais réjouissant quant à la pratique de l’acteur : « La mémoire, c’est l’oubli. C’est ce que les acteurs qui se souviennent me transmettent, un oubli faramineux », insiste Didry. Dès lors : « Comment remonter la pente du récit ? » Une clé, peut-être, nous est fournie dans la préface du programme, un extrait d’Une Vérité inutile de Valery Brioussov : « L’art commence à l’instant où un artiste s’efforce d’éclairer pour lui-même ses sensations secrètes, troubles. Sans cet éclaircissement, point de création ; sans mystère dans le sentiment, point d’art.«
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