Paris, Rouen, Le Havre : trois expositions simultanées pour balayer l’oeuvre contrastée de Claude Closky, artiste multisupport qui interroge notre rapport ambigu aux objets de consommation. Entre plaisir et servitude.
Une longue silhouette gracile, pâleur du corps, fragilité du geste. Un regard fugace, timidité teintée d’une douce ironie. Une voix sombre, sourde, que vient parfois éclairer un rire bref et sonore. Dans la grande pièce lumineuse qui lui sert d’atelier, boulevard de Sébastopol, et où s’entassent sur la moquette, le long des murs, de gigantesques piles de journaux, magazines et revues, Claude Closky se cale dans un immense fauteuil où il semble disparaître. Patiemment, il répond aux questions, développe, dans des propos d’une apparente simplicité, la logique sinueuse de son travail, nous fait entendre quelques pièces sonores, Europe 1 et Week-end des jingles radio trafiqués et samplés , s’installe à son ordinateur, ouvre un fichier contenant la maquette de sa nouvelle installation vidéo, Fruité, qu’il expose à la galerie Jennifer Flay : projetée sur toute la surface du mur, Closky met en scène dans une danse tournoyante et envoûtante une longue série d’adjectifs tous positifs empruntés au vocabulaire de la publicité. De « magnifique », courant et presque usé, aux plus récents « ultraplat », « antirides » ou « Premier » comme la carte Visa du même nom. Des mots souvent accompagnés du packaging sur lequel ils figurent. « Cette mise en forme est très séduisante, presque hypnotisante par l’effet du zoom avant. C’est une façon de prendre de la distance avec ce langage très lisse de la publicité, tout en me réappropriant son efficacité visuelle. On a à peine le temps de saisir le mot qu’il y en a un autre qui arrive. C’est une métaphore de la manière dont on les voit. Le mot nous échappe, mais de toute façon, il y en a un qui vient après. »
Sur le même mode, Closky a réalisé deux modèles de papier peint, « Marabout », où 8 000 mots s’enchaînent les uns aux autres, et « Cosmétique », une cascade bleutée de produits de beauté : « En les plaçant côte à côte sur des kilomètres, l’impact publicitaire de chaque objet s’annule. » Il faut aussi y voir un parallèle avec la répétitivité du quotidien, où un événement chasse l’autre et en banalise l’effet. Closky pose donc un regard distancié sur la publicité et le monde qui nous environne, mais s’abstient de tout jugement critique. En isolant les mots et les choses qui le composent, son travail opère comme une sorte de lunette qui permet de les voir, d’en prendre conscience. Ainsi doit-on comprendre sa vidéo Boucheron présentée au Spot du Havre où, inexorablement, « tragiquement », une main n’en finit pas de rattraper un flacon de parfum, et l’installation « Objets, sacs, gens » au Frac de Rouen où, inversement, par un dispositif de caméra subjective, le spectateur n’en finit pas de passer au travers des objets. Paris, Rouen, Le Havre, trois expositions simultanées pour balayer l’oeuvre contrastée d’un artiste utilisant tous les supports, dessins, photos, collages, textes, livres-objets, installations sonores et vidéo, sites Internet… Closky sonde les codes, les signes qui articulent le réel, et s’interroge sur le rapport ambigu, mêlant plaisir et servitude, désir et répulsion, qui nous lie aux objets de consommation.
Mais quand, au bout de cette longue discussion à bâtons rompus, on s’étonne de n’avoir pu recueillir aucun élément biographique, de n’avoir pas parlé de lui, sourire aux lèvres, il s’en tire par l’une de ses pirouettes qui ponctuent fréquemment son discours. « On ne fait que cela depuis trois heures. » Et pour satisfaire notre curiosité, il décline son état civil à toute allure « 35 ans, né, vit et travaille à Paris » comme pour renvoyer à sa vacuité cette petite indiscrétion.
A bien y réfléchir, on peut y voir, au-delà de la pudeur, une application ludique de son travail, nourri de mots et de choses, de chiffres et de lettres, de classifications absurdes et de combinaisons fastidieuses. Ainsi, un collage De 1 à 1 000 francs réalisé à partir de papiers découpés dans des catalogues de vente par correspondance représente des objets classés par ordre croissant de prix. Une pièce De A à Z met bout à bout des logos publicitaires, de Craven A à Télé Z. Un ensemble de 330 photos Tout ce que je peux faire avec 5 francs témoigne des nombreuses façons de disposer cinq pièces de 1 f. D’autres laborieuses entreprises encore Les 365 jours de l’année 1991 classés par ordre de taille, 8 560 nombres qui ne servent pas à donner l’heure semblent épuiser un réel aussi absurde que vain. Mais à côté de ces monumentales installations, des petits dessins au stylo bille une rature figurant une mouche écrasée, ou une ligne un cheveu et un poil bout à bout égrènent avec humour la tragédie banale du quotidien, traits d’esprit minimalistes que souligne une phrase aérienne, brève et efficace comme un haïku japonais.
Tout le travail de Closky semble donc se faire à la frontière du sens et du non-sens, dans une zone floue où le sens se déconstruit, se décale, se décolle, se dilue dans le signe qui l’évoque, et où le portrait d’une personne, au lieu de s’en tenir à l’approximation d’une représentation figurative, se résume à l’énumération chronologique de tous les jours de sa vie. « Le principe est simple, une suite de dates, de la naissance à celle du portrait, inscrite dans un format réduit, identique d’une personne à l’autre quel que soit son âge. Plus la personne est jeune, moins il y a de dates et plus les caractères sont gros, ce qui traduit l’idée que, quand on est jeune, le temps passe moins vite, et aussi qu’il n’y a pas de grande différence entre une personne de 40 ou de 50 ans, il suffit de réduire un peu le corps pour que tout rentre, précise-t-il en exhibant le Portrait de Jennifer Flay à 32 ans. Le même format ne signifie pas que tout le monde est pareil, mais simplement que, quel que soit son âge, sa vie forme un tout. »
Totalement impersonnels, ces « antiportraits » engagent donc une réflexion sur le temps, sur la manière dont il façonne l’individu, et placent d’emblée l’oeuvre de Closky sur le terrain mouvant d’une métaphysique de l’éphémère, du temps qui passe, du quotidien et de son cortège de répétitions. Pour preuve, le catalogue d’exposition coédité par Purple prose et le Frac Haute-Normandie, gros de 576 pages, s’intitule Magazines et s’apparente moins à un livre d’art qu’à un magazine féminin, genre Vogue ou Harper’s Bazaar. « J’aimerais aussi concevoir un livre qui serait comme une sorte de catalogue, genre La Redoute ou Les 3 Suisses, mais où tout serait écrit à la première personne, comme si ces objets m’appartenaient. »
A côté de ces oeuvres penchées sur l’extérieur, réagissant aux propositions multiples de la publicité et du marketing, Claude Closky se ménage des espaces de repos : des dessins à l’encre de Chine composent l’une de ses dernières oeuvres, Ricochets une composition « moins conceptuelle que rétinienne » exécutée dans le seul but de s’octroyer un peu de liberté.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}