C’est à San Francisco, au milieu des débris hippies, que le duo de Swell raconte le psychédélisme renfrogné de son nouvel album, For all the beautiful people. Un disque à l’image du local du groupe : carré mais en désordre, les murs sages mais la décoration maboule.
Pour les maisons bleutées fleurissant les rues escarpées, c’est raté. Pour le fameux pont rouge enjambant une baie miroitante, itou. Le remake de l’été de l’amour devra attendre : entre les gratte-ciel que décapite le brouillard, une bise maligne asticote des grappes de touristes transis et en déroute. Privé de soleil par une chape de ouate bistre crochée à ses collines, San Francisco prend en ce mois d’août des airs (frisquets) de Londres en novembre.
A peine extirpés de Chinatown, on arrive à un grand bâtiment anonyme, quartier général de Swell : le groupe a fui le Tenderloin, ses sex-shops pouilleux et ses putes faméliques, pour s’établir à la lisière du quartier des affaires. « Dans le Tenderloin, où nous avons enregistré l’album 41, il y avait des poivrots plein la rue, des règlements de comptes réguliers entre dealers. Je me souviens d’avoir vu une voiture descendre la rue en sens interdit, faire un tête-à-queue, lâcher deux mecs qui ont aussitôt ouvert le feu sur une autre bagnole, puis sont remontés dans la leur et ont foutu le camp. Ici, on est un peu plus tranquilles. »
L’immeuble de bureaux devenu terre d’asile a probablement hébergé des locataires plus reluisants : les deux pièces riquiqui occupées par Swell forment un déroutant capharnaüm où voisinent vélo amputé de ses roues et de son guidon, nus féminins cadavériques, cartons de vieux vinyles (de Traffic à Led Zep), monceaux de bandes magnétiques, ordinateurs et planche de surf délaissée, insolite souvenir d’une époque où David Freel en décousait avec les vagues du Pacifique. Difficile d’imaginer en Adonis des plages le rescapé de la rue (« En fait, je vis plus ou moins comme un sans-abri »), emmitouflé dans une veste de chasse, coiffé d’une casquette informe enfoncée sur les oreilles, la visière rabattue sur un tarin chaussé de lunettes noires, qu’on rencontre aujourd’hui.
La trajectoire de David Freel, c’est le rêve américain à rebours, l’ascenseur social en chute libre. « Après des études scientifiques, j’ai longtemps travaillé dans la vidéo, pour des compagnies d’automobiles, pour des sociétés d’investissements. Je gagnais 10 000 dollars par mois, je voyageais sans arrêt, je descendais dans les meilleurs hôtels. Je portais une chemise avec le logo de la compagnie, j’étais censé être autonome, dur en affaires et, surtout, ne jamais, absolument jamais merder. Et en même temps, j’écoutais les Pixies et les Replacements. Je n’avais jamais envisagé de devenir musicien, mais je n’arrêtais pas de composer des chansons, en tâtonnant. Quand j’ai laissé tomber mon boulot, j’ai décidé de les enregistrer et ça a donné le premier album de Swell. »
Depuis le récent départ de Sean Kirkpatrick (marié, remplacé sur disque par le batteur de PJ Harvey et sur scène par celui de Smog), Swell se résume à un duo déterminé. Cheveux ondulant sur les épaules et sourire gamin, Monte Vallier, bassiste volubile, incollable à propos de la scène rock indé, est préposé aux interviews promotionnelles, expédiées avec une redoutable efficacité. Beaucoup moins immédiatement avenant, David Freel ponctue ses interventions de gloussements en cascades, de rafales de rires sardoniques, parsème son discours d’une profusion de « shit », « crap » et « fuck » lâchés d’une voix torve et roublarde. Champion de la joute oratoire d’autant plus acharnée que le sujet est plus dérisoire. Au fil d’une conversation fertile en digressions (on papotera gaiement d’Albert Camus, de David Lynch et de la période psychédélique des Rolling Stones), David Freel s’improvise guide au pays de Swell, cette contrée opaque, renommée pour ses splendides orages déclenchés par le heurt de la colère grise et de la liesse noire. « Le titre du nouvel album, For all the beautiful people, est complètement ironique. Ça aurait pu être un titre de chanson à la fin des années 60, un truc bien niais et guimauve. Mais au verso de la pochette, on voit Franco, une sorte de gangster à l’air pas commode, le majeur bien dressé en l’air. La juxtaposition du titre et de cette photo, c’est un peu notre façon d’enfoncer un dernier clou dans le cercueil du mouvement hippie. »
Lequel n’en a pas vraiment besoin. Une rapide incursion dans le quartier de Haight Ashbury, autrefois égayé par des physionomies fleuries, révèle la profondeur du désastre. Entre une échoppe de crème glacée et une boutique de fringues Gap, une effrayante galerie de très jeunes zombies aux yeux vides font la manche ou dealent l’héroïne ayant définitivement supplanté les cigarettes qui font rire. Signe des (mauvais) temps : les autochtones, pourtant élevés dans un climat sacrément permissif, se mobilisent pour tenter de faire expulser ces encombrants gamins ayant fui le Texas ou le Nebraska dans l’espoir d’oublier en Californie leurs familles dysfonctionnelles. David Freel : « Les hippies ont changé. Il reste quelques vieux débris ravagés par l’acide, mais la nouvelle génération est agressive. Ce sont des gamins incroyablement en colère. On en trouve aussi qui imitent les hippies d’antan, mais pour eux c’est une mode purement vestimentaire, ils ne lisent aucun des livres que les premiers hippies lisaient, ils se contrefoutent du mysticisme oriental. »
Depuis l’impitoyablement vachard Wooden hippie nice, qui date de 1990, David Freel larde de piques venimeuses la légende baba de San Francisco ; dans Oh my my, il enfonce le clou (empoisonné) en chantant « I hope you drink to Kerouac, not Kesey » (Ken Kesey, auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou, fut un célèbre pape de l’acide à la mode sixties). « Je bois à la santé de Kerouac, pas à celle de Kesey. La culture beat me botte vraiment. Kerouac était un type sidérant, sa connaissance de la culture orientale était incroyable. J’ai lu Les Clochards célestes quatre fois, c’est bien mieux que Sur la route. Les beats sont restés infiniment plus intègres que les hippies. » Nostalgie beat oblige, David achète ses livres à City Lights, impeccable librairie créée dans les années 50 par le poète Laurence Ferlinghetti. Ici, sur Columbus Avenue, le culte du stream of consciousness (variante de l’écriture automatique) et le soutien à toutes les minorités, politiques, raciales, sexuelles ou esthétiques, permettent à un petit commerce viscéralement indépendant de narguer les grandes surfaces du livre. David : « Notre devise, c’est « pas de compromis ». Nous ne nous laissons jamais emmerder et nous ne calculons pas nos effets. J’écris 95 % de mes textes d’une seule traite, un peu à la manière beat. Je suis incapable de faire autrement. Pourtant, je vénère certains songwriters professionnels, des gens comme Kris Kristofferson, Nilsson ou Jimmy Webb. Ce type est un dieu, je donnerais mon bras droit pour écrire une chanson comme Wichita lineman ou Gentle on my mind, une des rares reprises que nous ayons jamais envisagé de jouer. »
Avec For all the beautiful people, Swell évolue sans jamais se renier. Révolution douce pour le palais de qui aime les choeurs feuilletés, les strates de guitares plus pelucheuses que sèches et les claviers vagabonds nappant un noyau d’amertume fondante. La matité d’un son unique (mais de plus en plus régulièrement copié) s’égaie d’agaceries argentines ; au puritanisme indé succède un souci de séduction déroutant d’abord, puis réellement enthousiasmant. Les équivoques chromatiques, le nuancier dépressif et le lymphatisme acerbe qui ont fait la réputation du groupe s’ornent de lignes mélodiques moins fuyantes, ondulant au gré de ballades d’une inimitable nonchalance on comptera cette saison sur les phalanges d’un doigt les beautés capables de faire de l’ombre à Oh my my ou Something to do. Des ballades aussi ambiguës que charmeuses.
Avec Swell, une précaution minimale : ne jamais se fier à la langueur avenante de chansons aux titres régulièrement ravissants et trompeurs. Ainsi, Pink pink rain, délicat intermède flottant où, dans la pure tradition swellienne, s’enchevêtrent mugissements de vaches, cornes de brume, pluie d’été, fracas de tonnerre et gémissements d’un type en train de se faire poignarder. David : « La pluie rose est un terme qu’employaient les troupes au Vietnam. Quand les hélicoptères bombardaient un secteur occupé par les Viets, ils lançaient tellement de bombes et de fusées qu’il pleuvait du sang et des bouts de bidoche. De la pluie rose, en langage militaire. » Monte : « C’est étrange, mais cette guerre horrible a donné la meilleure musique que l’Amérique ait produite. Chaque fois qu’on a un gouvernement pourri, d’Eisenhower à Nixon, le rock se porte à merveille. Mais quand la situation politique est bonne, les charts sont envahis par la pire des daubes. A la fin des sixties, le Top 40 était incroyablement expérimental. Aujoud’hui, c’est n’importe quoi. » Pendant que Monte avoue adorer Neil Young, Ron Sexsmith ou Elliott Smith, David fustige la paresse qui pousse la presse à rapprocher Swell des sommités du spleen local (Mazzy Star, Red House Painters, American Music Club). « Bien sûr que nous jouons tous la même musique douce. Ça doit être pour nous remettre du bruit des tramways ou par crainte des tremblements de terre. Oui, c’est sûrement ça : nous savons que nous allons tous mourir demain, alors nous évitons de provoquer l’écorce terrestre. »
De l’importance d’une lettre farceuse. L’an dernier, Swell a failli devenir Swill (soit « pâtée pour cochons ») pour se débarrasser d’un contrat discographique paralysant. « Au départ, on voulait faire quelque chose de complètement différent, des chansons psychédéliques déjantées. Toutes les chansons du nouvel album se sont d’abord intitulées Swill, de Swill 1 à Swill 12. Sur la version finale, nous avons gardé Swill 9. Ça nous plaisait bien, cette idée de pâtée pour cochons offerte aux beautiful people.« Des personnages de chanson de Scott McKenzie gavés de pâtée pour gorets, l’idée est digne du Velvet Underground écoeuré en découvrant en 1968 les love in de la Côte Ouest. David : « Quand j’étais gamin et que j’écoutais les disques de mes grands frères, je ne supportais pas la voix de Lou Reed. Je me disais « Mais pourquoi est-ce que ce mec ne se décide pas à chanter ? » Ce qui est drôle, c’est que j’ai fini par chanter un peu comme lui, avec ce ton caustique, désabusé et pince-sans-rire. » Toujours, le chant désenchanté de Swell refuse les éclairages crus et les contrastes criards. « On essaie de faire planer les gens naturellement, notre musique est plus envapée que psychédélique le terme psychédélique implique une confusion des images, alors que ce qui nous intéresse, c’est une continuité dans les humeurs stoned. Ce qui ne signifie pas forcément ramollo : ça peut être intense. »
De confusion hypnagogique en circonvolutions hypnotiques, For all the beautiful people confirme la pertinence d’un cheminement obstiné chez Swell, les chefs-d’oeuvre naissent au confluent du hasard et de la maniaquerie. Monte : « Le mixage de l’album a représenté un boulot dingue, terriblement minutieux. Pourtant, l’élément dominant dans notre musique, depuis le début, ce sont les accidents. Le talent, c’est finalement de savoir reconnaître un bon accident. » David : « Mais il se peut bien sûr qu’il n’y ait pas d’accidents véritables, que ce soit notre subconscient qui crée tous les accidents. Merci docteur Freud (accent germanique à couper au sabre et rire vicieux).« Du charlatan viennois cher à Nabokov, Swell a surtout retenu que le malaise physique est un langage (« Je souris intérieurement/En sachant que plus tard je vomirai », sur Today). Monte : « Ce n’est pas comme ça qu’on va déloger Céline Dion du sommet des charts. Nous avons toujours visé le Top 40, mais c’est le Top 40 qui n’est pas prêt pour nous. »
Pour la périlleuse ascension vers les cimes du Billboard, Swell s’est enfin équipé d’une vidéo rigolote. Sous un ciel aussi orange que dans une chanson de Love, un clébard se mord inlassablement la queue, David et Monte font les zouaves, exactement comme dans Magical mystery tour. David : « Les nouveaux Beatles, c’est nous. Si seulement je pouvais être Ringo Starr, l’enfoiré le plus chanceux du monde. » En fin d’après-midi, la morosité s’est progressivement dissoute dans la déconnade. Quand on prend congé de Monte et David, plus hilares que râleurs, le vent a miraculeusement dégagé l’horizon. Soudain pimpantes, les rues de San Francisco étincellent sous un petit coin de Swell bleu.
Swell, For all the beautiful people (Beggars Banquet/Labels).