Enfant solitaire des campagnes canadiennes, Bruce La Bruce essaie aujourd’hui d’être gay et cinéaste hors des normes en bricolant des films très personnels et très sexués. Après Hustler White, joli succès pour un film gay underground, sortent en France ses deux premiers longs métrages rescapés de la censure, No skin off my ass et Super Huit 1/2.
J’ai grandi dans une petite ferme au Canada. Mes parents étaient pauvres et ont eu six enfants. J’étais un garçon très isolé. Mon seul ami, c’était mon poste de télé : comme j’étais souvent malade, on a passé beaucoup de temps ensemble c’est d’ailleurs comme ça que j’ai perdu mon accent canadien. Les films étaient mon seul lien avec le monde extérieur. Aujourd’hui encore, je vois le monde à travers les références des films hollywoodiens que j’ai ingurgités à cette époque. Des gens comme Elizabeth Taylor, Geraldine Page et Tennessee Williams ont construit mon identité. J’ai eu la chance de grandir à la fin des années 60, au moment où le Hollywood du passé s’effondrait, où une contre-culture émergeait. Un courant moins conventionnel, anti-establishment. Même la forme était plus expérimentale avec des réalisateurs comme Arthur Penn, Robert Altman ou Sam Peckinpah. Dans un film comme Bonnie & Clyde, la violence est esthétisée : c’était très novateur à l’époque.
Comment tes parents ont-ils réagi devant cette passion dévorante pour le cinéma
Mes parents étaient assez cultivés pour des fermiers, puisqu’ils connaissaient très bien les films hollywoodiens classiques. On peut même dire qu’ils ont engendré ma vocation de cinéaste. A la fin des années 40, la middle-class était plus sophistiquée qu’aujourd’hui.
Comment es-tu venu à la réalisation ?
Je n’avais pas vraiment prévu de tourner des films. Je pensais plutôt devenir écrivain, ou simplement critique de films. J’étais fasciné par le cinéma, mais je ne pensais pas avoir suffisamment de personnalité pour créer mes propres films. C’est un processus tellement compliqué qu’il faut être extrêmement motivé. D’autant plus que j’étais vraiment phobique de toutes les questions techniques. Ce n’est que très récemment que j’ai compris qu’il suffisait de s’entourer d’une bonne équipe. En tournant des clips vidéo avec des équipes de films plus commerciaux, j’ai découvert que beaucoup de réalisateurs grand public ne connaissent rien aux questions techniques et qu’ils les délèguent à d’autres. En réalité, je pense que j’en sais plus que la moyenne des metteurs en scène à ce sujet.
Quand as-tu quitté la ferme ?
A 18 ans, pour aller à l’université. J’ai étudié l’histoire et l’esthétique du cinéma, jusqu’à obtenir un diplôme en histoire du cinéma. Parallèlement, j’ai commencé à traîner dans la scène punk avec des gens qui tournaient des films en Super-8. Ce qui est génial avec le Super-8, c’est que ça n’est absolument pas technique : tout le monde peut empoigner une caméra et commencer à tourner. C’est ce que j’ai fait avec des films expérimentaux que je projetais dans les clubs punks.
Les punks ont été tes premiers vrais amis ?
En fait, quand je suis arrivé à Toronto, j’ai d’abord essayé de trouver des amis homosexuels, mais j’ai très vite été déçu par la scène gay : esthétiquement inintéressante et trop refermée sur elle-même. Pour se faire accepter, il fallait entrer dans le moule. Porter certains vêtements, avoir une coupe de cheveux bien précise, voire une forme de corps bien précise. J’ai trouvé ça étouffant et vain : j’ai donc refusé de me conformer à cette culture gay. Du coup, je n’arrivais pas à me lever un seul mec. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai commencé à fréquenter les prostitués : pour baiser ! J’ai tapiné moi-même un moment : je couchais avec des vieux, mais j’étais payé en échange. Quand je retourne à Toronto, je ne vais pas dans les bars gays classiques, mais dans un bar où se retrouvent les prostitués : il y a là une forme particulière de camaraderie que j’aime beaucoup. La communauté gay a perdu cette capacité de refuge pour tous les marginaux et les désaxés dont elle pouvait encore s’enorgueillir jusque dans les années 60. Comme j’étouffais dans le cercle gay, j’ai commencé à traîner dans un squatt punk. C’était une époque excitante parce qu’on faisait les choses spontanément, sans penser à la suite. Aujourd’hui, les jeunes veulent tout de suite faire partie du monde officiel du cinéma ou de la musique. Ils veulent être professionnels le plus tôt possible. Au début des années 70, on ne se posait pas ce genre de questions. « Tu as envie de monter un groupe ? Monte-le. » « Tu as envie de tourner un film ? Prends une caméra. » Où est le problème ? C’est à ce moment-là que j’ai monté avec des amis J.D.’s, un fanzine punk. « J.D.’s » pour Juvenile Delinquants. Ou James Dean. Ou J.D. Salinger. Ou Joe Dalessandro. Ou Jack Daniels… On faisait un numéro quand on en avait envie, sans ambition commerciale. C’est presque déprimant de repenser à ça aujourd’hui, quand les jeunes sont si impatients de rentrer dans le système. C’est comme une épidémie : tout le monde veut être un player. A cette époque, la scène punk n’était pas encore récupérée. Je me souviens de groupes punks qui ne répondaient même pas aux sollicitations des maisons de disques. Aujourd’hui, ça n’existe plus.
Tu traitais quels sujets dans J.D.’s ?
Malgré les beaux discours, nous trouvions que les punks n’étaient pas si libérés que ça sexuellement, en particulier sur la question homosexuelle. Il y avait même des relents d’homophobie. Pour prendre le contre-pied, on a décidé de rendre les punks sexy, les skinheads homo-érotiques. Pour qu’ils se déshabillent, on les soûlait, et on se déshabillait nous-mêmes. C’est d’ailleurs un principe que j’ai gardé dans mes films : je ne demande jamais à un acteur de faire ce que je ne pourrais pas faire. Voilà la frontière entre cinéma et pornographie. Vous faites de la pure pornographie quand vous filmez en voyeur les gens dans des situations humiliantes. Si vous êtes vous-même dans le cadre en train de vous faire goder, ce n’est plus pareil. Je préfère donc qu’on me qualifie de philosophe pornographique, car si on baise dans mes films, et de façon plutôt rude, mon propos n’est jamais uniquement de montrer ça. Il y a toujours un projet au-delà.
Quels étaient les sujets de tes premiers films expérimentaux ?
Boy/Girl est sexuellement moins explicite que mes films ultérieurs. C’est un collage d’images de mes amis, d’images de la télé, de musique et d’effets sonores en contrepoint aux images. Mon grand truc, c’était de déconstruire la narration. C’était très expérimental. En gros, l’idée était qu’au lieu d’écrire un scénario à l’avance, mieux valait filmer ce qui nous touchait au quotidien genre ta colocataire se perce un sein, tu prends ta caméra et ensuite construire un film à partir de tous ces bouts de pellicule. I know what it’s like to be dead était une réponse expérimentale à mon angoisse d’attraper le sida. Et Slam était une sorte d’exercice dans lequel j’entrecoupais des images de pornographie pure par des images de punks en train de bastonner, le tout recouvert de tubes des Carpenters !
As-tu été influencé par des réalisateurs expérimentaux tels que Paul Morrissey et Andy Warhol ?
Oui, mais aussi par les réalisateurs gays pornos des années 70, qui tournaient des films très expérimentaux. Peter de Rome, Wigfield Pool, Jack Deveau, Peter de Berlin, Fred Olstead… Il y avait toute une écurie de metteurs en scène qui tournaient des films en 16 mm répertoriés comme pornos mais pleins d’invention, jouant avec la narration… Depuis, certains ont été reconnus comme des films d’avant-garde, ils font désormais partie de la collection du musée d’Art moderne de New York. Les personnages étaient très underground, proches de l’univers de Warhol justement : désaxés, prostitués, travelos, gigolos. C’est la filiation Kenneth Anger, Jack Smith, Warhol et Morrissey, les frères Kuchar, que je poursuis aujourd’hui. Si mes films marchent si bien à leur échelle, c’est qu’ils remplissent le vide qui a suivi cette formidable époque.
On en arrive à No skin off my ass.
La traduction française du titre est « Je m’en bats les couilles ». Mais on perd le jeu de mot sur « skin ». J’ai été très influencé par That cold day in the park, le premier film de Robert Altman, tourné à Vancouver en 1969. Quand je l’ai vu, adolescent, j’ai cru que c’était ça un film pornographique, puisqu’une femme mûre jouée par Sandy Dennis y développe une fixation pour un jeune inconnu rencontré dans un parc. Une fixation d’ordre éminemment sexuel à mes yeux : elle le maintient captif dans son appartement et il y avait de la nudité ! C’était un film qui sentait le soufre, presque décadent. Je m’étais complètement projeté dans la fixation du personnage féminin. Dans No skin off my ass, je joue un gay qui tombe sur un magnifique skin dans un parc et lui propose de venir prendre un bon bain chez lui. Ils finissent par vivre une histoire. C’est le fantasme absolu, non ? C’est devenu un film culte, il a fait le tour des festivals alors qu’au départ on pensait qu’il ne passerait que dans quelques bars gays et des galeries d’art contemporain, comme mes premiers films.
Et Super Huit 1/2 ?
C’est sans doute mon film le plus amer. A la fois un documentaire sur cette capacité propre au monde du cinéma à descendre quelqu’un en flammes après l’avoir encensé, et une sorte de jeu avec tous les formats du cinéma, une mise en abyme du cinéma par le cinéma. Les fameuses scènes dites « pornographiques » sont moins là pour faire bander le spectateur que pour le faire s’interroger sur ce qui est représentable au cinéma. Pour ma part, la pornographie me gêne dans la mesure où elle peut être très déshumanisante. Pour les deux côtés de l’écran. Pour jouer moi-même les scènes de sexe, je dois me conditionner intellectuellement. Ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air. Il y a des conséquences psychologiques, autant le savoir. Quand certains de mes spectateurs viennent me voir en rigolant et me disent « J’aimerais tourner dans un film porno », je leur conseille plutôt d’y réfléchir à deux fois.
Coup sur coup, Hustler White et Super Huit 1/2 ont eu des problèmes avec la censure française.
Je ne veux pas trop jouer les pleureuses avec la censure, parce qu’à chaque fois qu’un de mes films est censuré, ou menace de l’être, ça me rapporte une publicité que je ne pourrais jamais me payer autrement. Cela dit, si la censure s’exerçait en amont et m’empêchait de tourner ce que je veux, je serais sans doute plus vindicatif. Jusqu’à présent, mes films ont toujours fini par atteindre leur public. Mais il est évident qu’il faut rester vigilant. En ce qui me concerne, j’essaie surtout de ne pas céder à l’autocensure.
Dans Hustler White, on pouvait reprocher au film une certaine ambiguïté politique, puisque le héros sexy était un skinhead.
On retrouve cette ambiguïté pour de nombreuses icônes érotiques, y compris hétérosexuelles bien sûr. J’ai pris conscience du problème au moment même où je tournais le film. Mais d’abord, je refuse le politiquement correct manichéen, j’assume une part d’ambiguïté. Et par ailleurs, je pense qu’un metteur en scène n’est pas complètement responsable de toutes les images qu’il crée. Elles viennent en partie d’une zone inconsciente du cortex. C’est la beauté de l’art : à un certain moment, l’intellect ne peut plus interférer dans l’expression. Tout ce dont je me souviens aujourd’hui, c’est que je n’avais pas de message à transmettre.
Après le succès international d’Hustler White, te considères-tu comme un metteur en scène ?
En tout cas pas comme un metteur en scène professionnel. Je l’ai toujours fait comme un désir sauvage, en continuant à exercer ailleurs un boulot alimentaire. Les films ne me rapportaient pas d’argent, je n’étais pas dans le système. Ça n’a pas beaucoup changé, sauf quand je tourne des clips, ce qui est plus professionnel. Disons que je tourne des films quand j’ai quelque chose à dire, pas pour gagner de l’argent. D’un autre côté, tu peux perdre cette motivation. L’avantage alors d’être un professionnel, c’est que peu importe ta motivation, tu dois tourner des films. Pour ma part, si je ne me sens pas motivé, je préfère ne pas tourner et rester au lit pendant trois mois. Pour moi, aujourd’hui, le challenge est peut-être de traduire ce que j’ai fait dans le cinéma underground pour un cinéma plus populaire.
Pour toucher plus de gens ?
En partie. Je pense que c’est une progression naturelle pour un artiste ou un réalisateur de toucher un public plus large à chaque fois. En partie parce qu’il se tourne tellement de merdes qu’on se sent presque obligé de faire mieux. Ou en tout cas d’empoisonner le système. Mais c’est dangereux parce que je connais des gens qui ont tenté ça et qui se sont fait avaler par le système.
La voie est étroite : que penses-tu du parcours de John Waters ?
Il a sans doute mieux réussi que les autres. On ne peut pas dire qu’il se soit vraiment compromis. Il continue à écrire ses propres scénarios. Même si c’est plus commercial en apparence, il se débrouille pour que ce soit finalement aussi provoquant qu’avant. Il reste fidèle à sa personnalité et à ses obsessions. Il a moins changé qu’il n’a forcé son public à s’adapter à son évolution.
Peux-tu donner des exemples d’artistes qui se sont trahis en devenant plus populaires ?
Dans l’avion, j’ai vu L’Idéaliste, le dernier Coppola. J’ai pensé : « On dirait que ce film est dirigé par un jeune ambitieux qui a appris la réalisation dans un bouquin. » Il n’y a pas un plan original de tout le film, pas un seul moment d’émotion authentique. L’un de ses premiers films, You’re a big boy now, était tellement inventif, frais, imaginatif. Ça me déprime qu’il ait pu tourner des choses si personnelles et en finisse là aujourd’hui. Désormais, les héros des films sont des avocats, des comptables, des mathématiciens. James Dean jouait des rebelles, des personnages torturés. Natalie Wood ou Elizabeth Taylor jouaient des filles cinglées…
Tu pourrais faire tourner des stars ?
J’ai vraiment un problème avec les acteurs professionnels parce que je trouve qu’ils jouent tous pareils, et surtout qu’ils jouent tous faux. C’est complètement décalé. Si je devais tourner avec des noms, je prendrais peut-être des mannequins, qui n’ont pas été formatés. Aux acteurs entraînés à avoir l’air si naturels, je préfère toujours les acteurs un peu guindés, un peu raides : c’est maladroit, mais honnête.
No skin off my ass, sortie le 19 août et Super Huit 1/2, sortie le 9 septembre 1998.
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