Que reste-t-il du charisme si particulier de ce lieu où naquit le reggae, expression musicale la plus forte de ces trente dernières années ? Où sont les personnages qui forgèrent ces styles à la fois primitifs et futuristes tels le dub ou le talk over ? A Kingston, le reggae a changé de nom mais la ville demeure en état d’urgence. A l’aube du troisième millénaire, sa part irréductible comme sa face mutante conjuguent leurs efforts pour accoucher d’une ère nouvelle.
Ce voyage commence à Nassau, escale fortuite mais providentielle. Comme aiment à le souligner la plupart des dépliants touristiques, les Bahamas sont « à une distance civilisée de la civilisation ». Comprenez : à 20 minutes de Miami par voie aérienne. Comprenez également : la Carte Bleue y est acceptée partout. Après quelques jours employés à se baigner dans un lagon aux flots indigo, au milieu des dauphins, à déguster des consommés de conques à la tomate et à siroter des Bahama mama, Gombay smash ou yellow bird, nous nous apprêtions à quitter l’archipel lorsqu’une question se mit à tarabuster nos esprits pourtant peu disposés, sous des cieux si cléments, à la prise de tête. Comment expliquer le manque de vitalité dont la musique des Bahamas fait preuve comparée à celle produite sur les îles avoisinantes ? Et surtout, pourquoi le reggae est-il né en Jamaïque et nulle part ailleurs ?
Mme Bazard, qui travaille au ministère de la Jeunesse, des Sports et de la Culture, nous donna un premier indice : « Vous savez, dans l’histoire des Bahamas, contrairement à celle des îles voisines, on ne recense aucun grand soulèvement d’esclaves. Lorsque les Blancs comprirent qu’ils ne pouvaient tirer grand profit de ce chapelet de petites îles souvent marécageuses et, de toute façon, géologiquement impropres à la culture intensive de la canne ou du tabac, ils convoyèrent ici les peuplades les plus dociles, celles qui manifestement auraient moins bien toléré les durs travaux des champs, comme les Eboes, qui venaient du golfe du Bénin. Les captifs issus des tribus les plus belliqueuses, Coromantees, Congos ou Zoulous, étaient sélectionnés pour fournir la main d’oeuvre aux îles à forte productivité comme Haïti, Cuba ou la Jamaïque.« Certains d’avoir retrouvé notre fil conducteur, nous partîmes le lendemain pour Kingston.
Un son de basse profonde monte des quartiers, encercle les collines. Les sound-systems unissent leurs graves, sidèrent la nuit, interpellent les étoiles. Des hauteurs de Constant Spring, Kingston, ville africaine mutante, gronde orgueilleusement. Les chétives et vacillantes loupiotes de lampadaire dispensent au loin des myriades de lueurs orangées, alimentent l’illusion de feux de tribus, tandis que les enceintes monstrueuses cognent leurs phrases rythmiques digitales, tapissent l’obscurité de signaux sonores guerriers comme des ruades de tambours avant l’assaut. Je reviens ici quinze ans après, une idée en tête : savoir ce qui a changé. La réponse est martelée : pulsion sourde et petites clartés d’incendie pareilles à celles d’une étoile depuis longtemps éteinte, resurgissant d’une histoire si lointaine, si ancienne qu’elle en paraîtrait presque pittoresque. Kingston, dans cette phase de mobilisation qu’est le seuil de la nuit, persiste à vous faire croire que le grand soulèvement est imminent, que les machettes et les lances brillent d’un affûtage soignéet vengeur, que la danse des torches peut commencer, que le tambour organise rage et attise courage.
Nous nous sommes posés chez Mr et Mrs Davies, vieux couple de retraités, résidents d’une vaste propriété posée au sommet d’un luxuriant mamelon de Constant Spring. Depuis qu’il vit ici, Lester Davies a vu le quartier et les environs de Stony Hill être progressivement abandonnés par les familles blanches qui sont parties s’installer plus loin, à l’intérieur des terres. Autrefois, cette partie du haut Kingston fournissait à la classe dirigeante une position symboliquement irréfutable et stratégiquement enviable. Certains soirs comme celui-ci, ces familles d’Européens dont la prospérité se fondait sur le travail de la main d’oeuvre d’origine africaine pouvaient entendre monter de la ville cette stupéfiante rumeur de jungle, ce grondement démultiplié par l’écho où les chants et les tambours mêlés semblaient annoncer l’imminence d’un déferlement de violence, la proximité d’un équarrissage total. La peur s’invitait-elle alors entre cheddar et pudding ? Troublait-elle le sommeil des jeunes filles rousses aux oreilles desquelles étaient forcément parvenues ces histoires de viols et d’éventrements de femmes enceintes qui hantaient le souvenir des derniers soulèvements ?
Si vous parlez de cette île à un rasta, il est probable qu’il vous en fasse une peinture aux couleurs de géhenne. Mais si vous prenez la peine de lever la tête et de cueillir la première mangue s’offrant à vous, son goût effacera jusqu’au souvenir d’avoir pu un jour déguster un autre fruit avant celui-ci. Le meilleur reggae contient souvent cette double saveur, étrangement mêlée, douleur et sensualité. Comme si son voeu secret, et inconscient, était de parcourir la totalité d’un spectre où s’inscriraient toutes les sensations. Dans le jardin de Mrs Davies, on trouve une gamme exceptionnelle de fruits, d’agrumes et d’essences variés : l’ackee tree, le bougainvillée, le flamboyant, l’arbre à jew plum, le manguier, le citronnier, le sour orange tree, le cocotier… Apercevoir un croissant de lune entre deux branches de cocotier dans la douceur soyeuse d’une nuit d’été, alors que l’herbe fumée charge le moindre courant d’air d’une volupté irréelle, vous éclaire définitivement sur la dimension poétique de ce pays. Si, dès le premier voyage, mon rapport à la Jamaïque relevait du traumatisme, c’est que l’essentiel des expériences que j’y ai vécues, qu’elles soient climatiques, humaines ou artistiques, contribuait à entretenir l’idée d’une vie au-delà des sens, de la possibilité d’une connaissance bien plus étendue de la réalité et des phénomènes. Comment s’étonner ensuite d’y rencontrer des personnages d’une telle intensité mystique qu’ils vous semblent à la fois perdus dans les espaces interstellaires de l’intelligence et comme arrimés à la nécessité de leurs racines biologiques avec cette terre au magnétisme si particulier. Le reggae et surtout le dub fonctionnent de cette manière : son centre de gravité, matérialisé par la basse et la batterie, vous rappelle avec une régularité cardiaque votre attachement profond à la matrice commune, tandis que l’écho, les manipulations sonores, vous projettent dans un infini qui n’a pas de nom, qui n’exige d’ailleurs plus la présence de paroles. Le reggae est une expérience musicale assez originale car elle traduit des intentions visant à transformer non seulement votre perception mentale mais aussi, par l’usage massif des basses fréquences, votre composition moléculaire. C’est une musique qui vous bouge, vous fissure et, comme si cette inlassable pulsion, rassurante puisque régulière, correspondait à la poussée d’un organisme travaillant à sa propre éclosion, elle vous accouche. Le reggae est une sage-femme. Doit-on voir dans le regain d’intérêt dont il fait l’objet, en cette ultime pincée de millénaire, une façon de requérir ses services au moment, douloureux et incertain, où vient à naître le prochain ? Toute la pensée rasta, indissociable de l’évolution de cette musique, cultive une véritable obsession du thème de la « révélation », d’une prochaine manifestation d’un mystère et du dévoilement d’une vérité par Dieu ou par un homme inspiré de Dieu. Dans la Bible, le livre des révélations s’appelle l' »Apocalypse », et il est assez banal de dire que la langue la mieux pratiquée par les rastas reste celle où fourmillent les références à la fin d’un temps, au commencement d’une ère nouvelle et à l’Armaggedon, ultime bataille opposant les partisans du Bien et ceux du Mal.
En parcourant de nouveau ces quartiers, autrefois sillonnés de jour comme de nuit dans un taxi de la Yellow Cab que je louais au mois, le souvenir des personnages rencontrés, souvent dans des circonstances pittoresques, frappait à la porte. U Roy, « The Originator », maître du toasting qui préfigure le rap, m’accordait un soir un entretien dans la cour de sa maison en construction de Waltham Farm Park… Mais, avant de parler, le Roy prépare un chalice, cette pipe à eau fabriquée artisanalement dans une noix de coco évidée. Il l’a bourrée de sinsemilla, l’herbe à Jah, et la passe à son voisin. Après deux taffes, j’ai l’impression d’avoir fumé des piles Duracel. Mon cerveau fonctionne si vite que je vois les fresques peintes sur les murs, adaptation naïve d’une scène de l’Exode, se mettre à bouger comme dans un dessin animé. Une peur mortelle m’envahit tandis qu’une poule picore le lacet de ma chaussure tel un lombric égaré. Autour de moi, U Roy a rassemblé ses femmes, ses enfants, ses frères et même les voisins pour assister à ce moment unique, que dis-je, historique : un journaliste européen ayant survolé les mers, risqué sa couenne en traversant le ghetto, vient recueillir la parole du plus grand DJ de l’histoire de l’île. Il a fait installer des chaises en rotin. Il y a au moins douze personnes assises autour de nous. Mais comme foudroyé par la stupeur, la bouche encombrée d’un gruau d’hébétude, je ne peux prononcer le moindre mot. Plus tard, j’ai compris ce que Marley voulait dire quand il parlait de se « laisser emporter par les rapides psychiques du Haut Niger ». Le photographe avec lequel j’étais parti cette première fois faillit s’y noyer : un après-midi du printemps 1979, le directeur de l’hôpital psychiatrique de Kingston m’appelait à Paris m’informant que le malheureux venait d’être interné, et me priait de bien vouloir le récupérer toutes affaires cessantes. On l’avait retrouvé en train d’errer dans les rues de la ville, distribuant son argent et ses vêtements. Il se faisait appeler « Tchang » et affirmait être à la recherche de ses ancêtres.
Si la Jamaïque est à l’origine d’une révolution qui affecte toute la musique actuelle, celle-ci germa dans une sidérante vétusté. Le studio de King Tubby à Olympic, une fraction mal branlée de West Kingston, ressemblait à une salle à manger. On y accédait en traversant un jardin en friche où séchait sur un étendoir du linge en dentelle de mites. Dans cette pièce minuscule, Tubby, homme au crâne chauve, un faux air de Joe Turner, surveillait une console pullulante de boutons et potentiomètres. Détail saugrenu, un énorme lustre à pendeloques en verre grossier, mauvaise copie de ceux qui illuminent les salons de Versailles, s’affolait au plafond chaque fois que la basse vrombissait. Pendant dix ans est sortie de cette improbable casemate, outre le meilleur reggae, une nouvelle conception, presque une nouvelle philosophie de la musique : le dub. Son principe repose sur deux piliers : récupération et méditation. Le dub est la première musique à recycler des éléments existants, raison pour laquelle son inventeur n’est pas musicien, mais ingénieur du son. Le travail de Tubby consistait à sortir le morceau de sa matérialité première pour lui faire atteindre cet état quasi ectoplasmique, meublé d’échos et d’effets de réverbération sonore, grâce auxquels une autre réalité l’attendait. Alors que les chansons nourrissaient de prophéties et d’imprécations les esprits exaltés, la version dub aménageait un espace spiralé propice à la divagation. Cet horizon, une fois libéré, pouvait accueillir le délire du talk over. Il existait entre la face chantée et l’instrumentale une complémentarité semblable à celle associant les éléments d’une même fusée : un premier étage pour décoller, l’autre pour planer et divaguer. Le dub plaçait la jeunesse jamaïcaine sur une rampe de lancement pointée vers un ailleurs sidéral, une Afrique tribale et mythique, visitée par l’esprit d’un « invader » de science-fiction. Le dub apparaît quelques années après l’indépendance de la Jamaïque, alors que cet instant, fort du point de vue de l’histoire mais décevant par sa traduction dans la réalité, a dilapidé l’essentiel de sa charge symbolique. L’île l’histoire, la politique, la religion officielle redevient une prison dont il faut s’évader. L’hypothèse d’un retour en Afrique, que cultivèrent les premiers rastas, se transforme avec le dub en une projection purement mentale, un moment de féerie, d’irréalité. Comme si cette manipulation de studio visait à convertir des aspirations en fantasmes. Dès lors, le dub dessine une sorte d’arbre cosmique dont les racines sont enfouies en Afrique et les branches caressent les étoiles.
Le meilleur arboriculteur fut sans doute Lee « Scratch » Perry. Surnommé The Upsetter, « l’emmerdeur », Perry est tout à la fois talent scout, producteur, compositeur, chanteur et personnage hors norme. Sa musique livre de lui-même l’image d’un homme à la sensibilité baroque, dont l’esprit entre continuellement en collision avec des idées de production marquées par une fantaisie et une audace qui l’autorisent à emprunter de fulgurantes diagonales. Grâce à Perry, Bob Marley a connu le sursaut créatif dont il avait tant besoin à la fin des années 60. Il donnait à la musique des Wailers cette orientation africaine et lui assurait un habillage sonore d’une radicale modernité.
Quelque dix ans plus tard, le rencontrer obligeait à visiter Washington Gardens, où il trônait en son saint-siège de Black Ark, « l’arche noire », étrange demeure couverte de fresques colorées du peintre jamaïcain Van Campbell, rassemblant toute l’iconographie rasta : le lion de Judée, Hailé Sélassié enfant, puis empereur, des portraits de Marcus Garvey ainsi que des empreintes de mains. Une fois entré dans la cage de verre et de feutrine de son studio où flottait une forte odeur d’encens, on découvrait ce petit homme tout sec concentrant dans son regard l’intensité d’un rayon laser, dont on craignait qu’il puisse percer à jour vos secrets les plus intimes. En débardeur à petits trous et short de nylon rouge, il appuyait sur les curseurs de sa console tout en dansant dessus. Autour de lui régnait une sorte de respect mêlé de crainte. Pour avoir vu au mur une photo du chanteur Max Romeo barrée au feutre de la mention Judas, on suppose qu’il devait en cuire à quiconque osait lui déplaire. A force de l’observer, on commençait à lui trouver une certaine ressemblance avec l’empereur d’Ethiopie, ressemblance qu’il ne manquait pas de cultiver en portant des casquettes militaires. Mais après l’avoir écouté parler, il n’y avait plus aucun doute, ce mec se prenait pour Dieu : « C’est écrit dans la Bible !, tonnait le petit homme, dans la Genèse. Ecoute. Le nom que porte cette île est bien Jamaïca n’est-ce pas ? Jah Make’er, Dieu l’a créée. Ici man, tu es dans LA VALLÉE DES DÉCISIONS ! C’est écrit dans la Bible ! » On essayait bien de ramener la conversation sur des terrains moins mouvants, mais il s’emportait de plus belle, les yeux dardant d’une sainte colère. « Man, où est-ce que tu es en ce moment ? Dis-le-moi, allez ! Ici, tu es dans l’arche noire et moi je suis le nouveau Noé ! Cette arche a besoin d’un combustible extraordinaire pour se mouvoir et cette énergie c’est REGGAE ! Et quelle est la couleur de la terre ? Allez dis-le-moi ! La terre, elle est noire et si la terre est noire, c’est que Dieu, il est noir ! » Nananère. Et le sable alors ? On quittait l’endroit farci jusqu’à la trogne de Rastafari, de Nyahbinghi et de Black Supremacy. Venu pour écouter le producteur des meilleurs disques de Marley, on repartait jurant avoir rencontré le jumeau noir et mystique de Louis de Funès. Mais il ne fallait pas se plaindre car, quelques mois plus tard, pris d’une violente crise de paranoïa, Perry détruisait à coups de masse les murs de son studio. Quant aux journalistes qui le rencontrèrent par la suite, il leur sortait son sexe en guise de bienvenue ou alors parlait en n’utilisant des mots que les consonnes, représentant selon lui les lettres noires de l’alphabet, omettant les voyelles, lettres blanches, qu’il remplaçait par des « x ».
Perry habite aujourd’hui en Suisse, auprès de sa femme Mireille, sa cadette de 30 ans, qui semble avoir réussi à remettre un peu d’ordre dans sa vie. Il donne des concerts, inégaux, enregistre des disques qui le sont tout autant et produit parfois à leur demande des artistes étrangers, comme il y a deux ans les Beastie Boys. Mais la bonne nouvelle est que Lee Perry est toujours vivant. King Tubby, lui, a été assassiné en février 1989 par un cambrioleur, alors qu’il regagnait son domicile. Et bon nombre des personnages que j’ai rencontrés alors connurent un sort identique : Prince Far I, Hugh Mundell, Peter Tosh, Carlton Barrett. Le poète Michael Smith fut lapidé à mort par des militants politiques en pleine campagne électorale. Garnett Silk, l’un des artistes les plus prometteurs de la nouvelle scène, en qui certains voyaient même le digne successeur de Bob Marley, fut assassiné dans des circonstances encore mal élucidées. Des cambrioleurs se seraient introduits nuitamment sur le chantier de la maison qu’il faisait construire pour sa mère et dont la famille occupait la seule pièce achevée. Réveillé par le bruit, le chanteur aurait tenté de faire fuir les intrus. Dans l’échange de coups de feu qui suivit, une balle est allée se loger dans un réservoir à gaz, installé à proximité, qui explosa, tuant Garnett et sa mère sur le coup, et laissant son frère aveugle. Difficile d’éclairer cet inventaire tragique d’une quelconque lueur de compréhension. Les statistiques placent Kingston comme ville la plus meurtrière au monde. Mais l’acharnement que mit le destin à décimer ainsi la communauté artistique de la ville suggérerait presque l’impact d’une malédiction. Ceux qui ne sont pas morts vivent dans les affres de l’éthylisme ou endurent les pires difficultés à vaincre leur dépendance à la cocaïne. Jimmy Cliff invoque les conséquences d’une frustration généralisée et un complot.
Retrouver Kingston, c’est sentir son orgueil blessé, faire face à une amertume dont on conçoit qu’elle ait pu se figer dans les coeurs au fil des ans, des élections, des interventions du FMI, des plans d’austérité. Si la partie nouvelle de la ville, où vit la classe moyenne, s’est considérablement développée avec une formidable poussée de « shopping malls » à l’américaine où rutilent bijouteries, boutiques de prêt-à-porter et salles de restauration rapide, en revanche un bref détour par downtown Kingston vous instruit sur la dimension du fossé qui s’est creusé ces dernières années entre population active et déshérités. Le ghetto tel que le chantait Bob Marley est devenu, grâce au programme du gouvernement de P. J. Paterson, l’actuel Premier ministre, une zone en voie de « réhabilitation ». Mais comme une digue trop modeste pour retenir la crue, la misère s’est répandue dans les endroits les plus vulnérables. Des villes entières ont pu ainsi s’établir autour des décharges publiques. Des promoteurs, bénéficiant d’avantages fiscaux, tentent bien d’implanter quelques lotissements, mais la lenteur des travaux et l’installation hasardeuse des équipements font que l’accès à ces nouveaux logements ne parvient pas à résorber le problème. L’année dernière, l’ancien Premier ministre Michael Manley est mort d’un cancer. Dans les années 70, il avait incarné le rêve d’une société jamaïcaine apaisée et maîtresse de son destin. Artisan d’un rapprochement avec Cuba, on dit qu’il a sous-estimé le pouvoir d’attraction que représentait le modèle américain. Lui manquait ce pragmatisme que l’on prête encore à Edward Seaga, son successeur. Beaucoup pensent que si Manley le visionnaire avait réussi l’union avec Seaga le gestionnaire, le pays serait aujourd’hui dans un bien meilleur état. Le 22 avril 1978, sur la scène du Peace Concert dressée dans l’enceinte du National Stadium de Kingston, Bob Marley parvenait à réunir les deux hommes pour une minute dont parlent déjà les livres d’histoire. Mais la situation nécessitait alors bien plus qu’un simple geste symbolique. Marley et Manley disparus, la Jamaïque semble orpheline d’une certaine idée d’elle-même…
Les années 70 furent une décennie violemment idéologique. La politique ensanglantait les quartiers. Qu’ils soient sous la domination du Jamaican Labour Party de Seaga ou du People National Party de Manley, la sauvagerie s’efforçait de maintenir à sa façon une certaine parité. « A partir de 6 h du soir, rappelait le DJ Tapper Zukie, même les chiens ne s’aventuraient plus dans le ghetto. Les seuls aboiements que l’on pouvait entendre étaient ceux des revolvers. Presque tous les adolescents de cette génération sont orphelins. » Aujourd’hui, les alternances répétées ont fini par réconcilier la classe dirigeante autour d’une gestion au centre qui, évidemment, abandonne ses marges aux plus offrants. Le Workers Party, seul représentant de la gauche communiste au Parlement, semble discrédité pour longtemps. Depuis l’assassinat de Maurice Bishop, à l’origine de l’intervention américaine sur l’île de Grenade en 1985 et dont ses dirigeants porteraient la responsabilité, son influence ne cesse de diminuer. Si bien qu’aujourd’hui, sur la scène politique, il n’y a personne pour faire entendre une autre voix que celle de l’ultralibéralisme. Carl Wint, éditorialiste au Gleaner, département politique intérieure, résume ainsi la situation : « Une partie de la jeunesse, celle des ghettos mais aussi celle des classes légèrement plus élevées, ne travaille pas, survit au jour le jour, se retrouve continuellement bombardée de messages publicitaires la sollicitant pour une vaste gamme de produits de consommation. Difficile de savoir si cela peut durer car il n’existe aucun moyen de canaliser la frustration ainsi engendrée. La politique est discréditée à leurs yeux. La violence n’est plus la même. Elle reflète les contradictions d’une société à l’américaine, mais avec moins de débouchés et donc beaucoup plus de périls. » Si les possibilités qui s’offrent à un homme dépendent toujours de celles de l’endroit où il se trouve, la Jamaïque persiste à être une mère bien ingrate.
Le dancehall ignore l’histoire et ne montre aucune envie de méditer. De toutes les musiques produites sur l’île, elle est la plus primitive, d’une brutalité presque hyperréaliste. Du décor sonore installé par le reggae et le dub ne reste que cette colossale scansion d’un rythme synthétique qu’escorte une voix ivre d’elle-même, s’éloignant à toute force de la musicalité pour approcher au plus près la vocifération ou le grommellement animal. Etonnant paradoxe que cette intrusion despotique de la technologie pour un résultat aussi volontairement fruste. Le dancehall règne en maître sur la production et le marché depuis le début des années 80. Que l’émergence du phénomène puisse coïncider avec la mort de Bob Marley est presque fortuit. Car le dancehall existait déjà avant qu’il ne soit connu sous une appellation mentionnant son lieu d’expression : la salle de bal. La conquête de la parole va devenir dans les années 60 un enjeu artistique essentiel et contribuer à faire des animateurs de sound-systems des créateurs à part entière, rompant ainsi avec une vieille hiérarchie qui n’accordait l’usage du micro qu’aux seuls chanteurs. C’est ainsi que le toasting ou talk over permettra à des saltimbanques de discothèque de s’emparer du pouvoir. Vertige du verbe, gargarisme de l’ego, les improvisations de U Roy et de Big Youth entraînent dans leur sillage celles de Yellowman. Sachant détourner à son avantage son infirmité, cet albinos est la première vedette du dancehall. Sa façon déterminée et rigolote de se présenter comme un séducteur aux multiples conquêtes lui attire la sympathie du public. Que cet Homer Simpson badigeonné au vitriol puisse évoquer sa sexualité avec autant de désinvolture et de groove rend son impact plus psychologique que musical. On lui impute cette escalade dans la vulgarité qui devait caractériser la mode du « slackness », chanson d’inspiration pornographique, accélérant la mise à l’écart des thèmes chers au reggae.
Sydney Davies, directeur d’une agence immobilière sur Paisley Avenue, édite depuis quatre ans Dance Hall Magazine, hebdomadaire diffusé entre Kingston et Londres. La quarantaine pragmatique et dégarnie, Sydney avoue être un amateur de reggae traditionnel qui a évité de se laisser envahir par la nostalgie. « Bob Marley encourageait l’Afrique à se libérer. Mais aujourd’hui, l’Afrique est libérée. Le reggae sollicitait le corps et l’esprit. Les textes étaient souvent concernés et sérieux. Le dancehall ne se soucie que du moment présent. Il s’adresse à un public dont la seule richesse est sa jeunesse, qui n’a pas le temps de réfléchir. Son unique préoccupation, c’est l’instant. Le reggae était la musique des pauvres qui se lamentaient sur leur sort. Le dancehall exprime les aspirations des jeunes Jamaïcains qui veulent du fric et rêvent de conduire une Mercedes Benz. Et l’obtiendront coûte que coûte, avec des flingues s’il le faut. Les valeurs de la société ont changé. Beenie Man et Bounty Killer viennent d’un milieu extrêmement modeste. Grâce au dancehall, ce sont aujourd’hui des milliardaires et des héros dans ce pays. »
Semblable à une ellipse du temps, la rivalité opposant les deux principales vedettes actuelles n’est pas sans rappeler la guerre que se livraient les premiers opérateurs de sound-systems, Sir Coxsone et Duke Reid, dans les années 50. On ne compte plus les affrontements entre posse des deux DJ’s. En février 97, alors qu’une chaîne de télévision tourne la séquence d’un film sur Beenie Man à proximité des studios Arrows, dans l’est de Kingston, Bounty Killer accompagné d’une quinzaine d’hommes envahit le plateau et détruit le matériel de prise de vue. Le constat de police s’établira comme suit : un homme avec la carotide tranchée, un autre avec un tesson de bouteille enchâssé sous l’oeil droit, un troisième avec une balle dans l’avant-bras gauche. Plus récemment, la police a trouvé la tête d’une chanteuse, à qui l’on avait préalablement rasé les dreadlocks, quelques jours après avoir découvert son corps dans une carrière. Le film Dancehall Queen, réalisé par Don Letts et Rick Elgood, reproduit, sur le mode sitcom, ce climat de compétition acharnée. L’exagération de soi-même se traduit par l’adoption de vêtements qui feraient passer Jean-Paul Gaultier pour un petit ravaudeur de monastère. Les filles, dont les danses sont d’une totale obscénité, rivalisent d’outrances glitter, s’inventent des toilettes de roulure futuriste avec cuissardes de gladiateur sado-maso ornées de sequins en faux or, corset en vinyle rouge et perruque en nylon fuchsia. Plus qu’une caricature, cette mode qui a trouvé en Biggy son Jean-Paul Gaultier semble mettre ses utilisatrices à l’épreuve de leur propre capacité à repousser les limites, toutes les limites. Si le dub incitait à la méditation, le dancehall, lui, encourage clairement à la mutation.
Pourtant, l’élément essentiel qui va affecter ces dernières années la vie musicale de l’île demeure l’introduction massive des drogues dures. En juin 97, un débat parlementaire tente de trancher sur le rôle que doivent jouer les autorités américaines dans la lutte contre la culture du cannabis en Jamaïque. Washington souhaite en effet détruire les plantations de ganja en aspergeant le sol avec des défoliants, dont certains experts savent que leur action dans le sol aurait des conséquences déplorables sur l’écologie des zones concernées. De plus, sachant que le Sénat américain a voté la libéralisation de l’herbe dans certains Etats de l’Ouest dont la Californie et le Colorado, cette intervention pose clairement la question du respect du principe de souveraineté. Quelques mois plus tôt, le premier ministre P. J. Paterson a réussi à se sortir astucieusement de la crise appelée « the ship rider problem ». Les Américains voulaient contraindre les Jamaïcains à tolérer une fouille des embarcations susceptibles de transporter de l’herbe et voguant dans les eaux territoriales jamaïcaines, sans en référer aux autorités insulaires. Paterson a refusé, mais la pression économique sur un petit pays très dépendant des échanges commerciaux qu’il opère avec son grand et puissant voisin se fait forte. Eradiquer l’herbe reviendrait à mettre en péril l’existence de nombreux fermiers modestes qui comptent sur leurs récoltes pour vivre. Cela reviendrait en outre à ouvrir plus largement la porte au crack, à la cocaïne et à l’héroïne, qui ont une influence indéniable sur la criminalité et détruisent de plus en plus de vies dans ce pays. Pour Mutabaruka, dub poète et animateur d’une émission hebdomadaire sur Irie FM, il ne fait aucun doute que « la cocaïne a remplacé la ganja et le dancehall a remplacé le reggae. » Et qu’il y a corrélation.
Il n’y a plus de camelots à l’entrée des studios. Ils vendaient des bananes ou du sky juice, ces petits sachets de plastique remplis de glace pilée, arrosée de sirop de grenadine que l’on suçait avec une paille. Et vous dépannait de quelques pincées d’herbe à Jah à l’heure de la têtée. Il n’y a plus de camelots, mais de studios non plus. Du moins, ont disparu ceux dont le son maison suffisait à faire deviner à un rasta aveugle où sa canne blanche et les bons offices de His Majesty avaient mené ses pas. Dans les pages jaunes, on a beau chercher les noms de Channel One, Joe Gibbs et Treasure Isle, ils n’y figurent plus. Le digital sonne partout du même clinquant et un si grand choix de consoles et de savoir-faire ne se justifie plus. Aller assister à une séance d’enregistrement avec Geoffrey Chung et Mikey Boo, ou Horsemouth Wallace et Family Man, vous occupait la journée. L’accès y était des plus restrictifs. C’était très clair : seuls les chiens se voyaient d’office refuser l’entrée. Il régnait dans la cabine une sorte de touffeur sénégalaise, une épaisseur à travers laquelle la basse ne pouvait pénétrer qu’en faisant valoir cette densité d’orage et cette lenteur d’objet non identifié. J’ai passé ainsi tout un après-midi à Channel One, assis devant la grosse caisse de Sly Dunbar, à triper sur le délicat toucher de peau du matois. Confession sentimentale peut-être, mais à chacun son jazz. Sly est l’un des très rares batteurs à avoir donné à son instrument un rôle aussi décisif que la basse. Dans le reggae, la basse est l’autorité suprême, elle ordonne aux autres. Sly, grâce à sa fantaisie et à son intelligence, savait détourner une part du pouvoir. Sly & Robbie inventèrent la cohabitation fructueuse, ils inventèrent le reggae.
Sly est aussi le seul musicien jamaïcain à vous fixer un vrai rendez-vous… et à s’y tenir. Les autres vous font tourner en bourrique et ne s’excusent pas. La standardiste de Mixing Lab a l’air d’une conne. Elle vous fait trop sentir que vous lui cassez les pieds, qu’elle a mieux à faire se repeindre les ongles par exemple. En plus, elle bâille. Sly travaille en ce moment sur un album où le dancehall est mélangé à la musique cubaine. On ne l’appelle pas le malin pour rien. Trop dominé par la percussion, il semblerait que l’on tente aujourd’hui d’ajouter au dancehall des éléments qui l' »humanisent », une section de cuivres par exemple. Aujourd’hui, Sly est plus producteur et moins batteur. Car être batteur alors qu’une encyclopédie du rythme peut être inscrite sur un logiciel, ça ne signifie plus grand-chose. Mais après avoir accompagné, entre autres, Dennis Brown, Peter Tosh, Burning Spear, Black Uhuru et Serge Gainsbourg, comment peut-on trouver du plaisir à programmer des machines ? « J’essaie d’adopter la même attitude qu’auparavant. J’utilise des boîtes à rythmes, mais je m’efforce d’y inoculer mon feeling. Aujourd’hui, il faut retourner à l’école et étudier les manuels techniques des nouvelles consoles et des machines dernier cri. Je lis les revues spécialisées pour me tenir au courant. » Cette nouvelle m’attriste car je me fais difficilement à l’idée que Paul Gauguin puisse un jour confesser qu’il vient d’installer McDraw sur son ordinateur. En désespoir de cause, lui demandant qui aujourd’hui peut prétendre avoir conservé le « feeling » d’antan, il répond : Luciano et Yammie Bolo, dont il produit le prochain album.
Et comme rien n’est jamais simple dans ce pays, Yammie Bolo donne rendez-vous dans un endroit, vous attend dans un autre pour finalement vous conduire dans un troisième. Ackee Walk, Queensborough. Kingston 12. Des gosses jouent à faire comme les grands au volant d’une camionnette confite dans la rouille. Yammie allume son spliff sous un arbre à pain. Yami Yami, c’est le sobriquet que l’on donne au gourmand et les bonnes joues de notre ami doivent rassurer sa maman. Des garçons comme lui, on en rencontre souvent. Sa voix est superbe, son phrasé d’une grande sensibilité. Mais la Jamaïque, comme Cuba, se distingue par cette extrême concentration de talent au mètre carré. A croire que la sélection opérée par les esclavagistes et celle achevée par l’ignoble sévérité du travail imposé dans les champs de canne à sucre a fortuitement raffermi le gène de l’expression vocale. Le parcours de Yammie souligne cependant l’intérêt qu’ont pu lui porter des parrains aussi influents que Sugar Minott, Augustus Pablo, Tapper Zukie et Lee Perry. Chanter à l’église, chanter à l’école, chanter sur le petit chemin de terre et chanter aussi dans le jardin après le goûter. Ce pays est chant autant que son. Là réside l’exception. Ecouter George Faith, Junior Murvin ou Vivian Weathers, pour ne citer que quelques semi-obscurs, vous réconcilie avec les anges. Yammie a commencé sa carrière professionnelle à 15 ans. Il partait avec le sound-system de Buju Banton sur les petites routes de l’île, mettons entre Mandeville et Sav’la Mar, avec ses chèvres qui dodelinent de la tête sur les talus et ses carrefours sans enseignes, où de vieilles femmes assises vous vendent des oranges rassemblées dans le creux de leurs tabliers. Dans les villages, le samedi après-midi, des joueurs claquent leurs dominos sur des tables branlantes. Les petites filles ont revêtu leur robe du dimanche mais sans les noeuds roses qu’elles mettront demain un peu bouffantes, un peu bouffonnes. On a installé la sono sur la petite place, à côté d’un épicier dont la baraque en planches peintes en rouge, vert et jaune porte une enseigne Red Stripe, la bière locale. Yammie a pris le mike, on lance le riddim en appuyant sur la touche play d’un gros magnéto rafistolé et c’est parti… Et ça te roule du cul et ça te gravite de la croupe… Rub a dub style. Tout le village est comme saisi par le saint groove. Des petits vieux, des chicots à la fenêtre de leur sourire hébété, un chapeau au feutre gras rabattu sur des yeux embrumés par le rhum, essaient de se rapprocher en dansant des fesses callipyges d’une jeune voisine, moulées d’une bien mince pièce de coton. Et tous ignorent à quelle heure ceci va se terminer… Voilà comment on devient artiste en Jamaïque. Et avec quelle humilité. Ce qui ne les empêche pas de penser grand. De parler avec cette conviction qui forcément fatigue si on la sort de son contexte.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}