Si Jimmy Cliff est l’artiste jamaïcain que l’on cite le plus souvent après Bob Marley, son parcours n’épouse pourtant en rien le monothéisme musical ni l’inflexibilité religieuse de son illustre compatriote et ami. Musicien vagabond, explorateur mystique, il revient ici sur son odyssée personnelle qui, du fin fond d’une campagne tropicale, l’a conduit sur la grande scène et sous les dorures des beaux palaces. Sans assouvir une quête allant bien au-delà.
Le film The Harder they come a joué un rôle important dans votre carrière. Il a également révélé au monde cette culture underground qui existait alors en Jamaïque. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Ivan, le personnage que j’interprète dans le film, arrive de la campagne en rêvant de faire une carrière de chanteur. Naturellement, il n’imagine pas qu’il va devoir passer entre les griffes d’un producteur. Aujourd’hui, les artistes sont plus nombreux mais beaucoup envisagent leur carrière de façon autonome. Ils veulent se produire eux-mêmes, économisent et s’autoproduisent. En ce qui concerne la réalité de la drogue en Jamaïque telle qu’on la voit dans le film, les choses ont beaucoup changé. La culture de la ganja était une source de revenus importante pour bon nombre de petits paysans. Les Américains ont décidé d’intervenir, obligeant les autorités jamaïcaines à détruire les plantations d’herbe alors qu’eux-mêmes l’autorisent dans certains Etats. L’Etat américain exerce un meilleur contrôle de la culture du cannabis telle qu’elle existe en Californie par exemple. Et, surtout, il en tire un important bénéfice. A la place de la ganja, ils ont introduit la cocaïne et d’autres drogues dures qui, elles, détruisent de jeunes vies. La ganja n’a jamais fait le moindre mal à quiconque.
Quel est l’effet le plus perceptible de ces changements dans le monde musical de l’île ?
La ganja donne accès à une certaine conscience, c’est un ingrédient important dans la religion rasta. La cocaïne n’a aucune religion. La cocaïne a tout simplement brisé la carrière de nombreux artistes. Certains ne sont plus productifs du tout. Gregory Isaacs et Ninja Man s’en sont confessés publiquement. C’est toute la jeunesse de ce pays qui est en danger. L’arrivée massive de la cocaïne a rendu la société beaucoup plus violente.
La culture dancehall, qui domine actuellement en Jamaïque, est-elle directement liée, comme on le dit, à l’usage de la cocaïne ?
Le dancehall représente une progression naturelle dans l’histoire du reggae. Cela aurait évolué de la sorte, avec ou sans cocaïne. Le ska était une forme antérieure du dancehall. On définit cela également comme étant du reggae digital parce qu’en Jamaïque comme ailleurs la technologie est devenue incontournable. Je n’en vois pour l’heure que les mauvais effets, car la majorité des musiciens se reposent sur les machines et ce sont elles qui commandent pas ceux qui les utilisent. Personne à l’heure actuelle n’a su les dominer. Le sampling, c’est bien, mais cela permet souvent de dissimuler ses propres lacunes créatives.
Enregistrez-vous de préférence en Jamaïque ou bien avez-vous choisi d’autres endroits pour travailler ?
Mes deux derniers albums, je les ai faits au Brésil. J’ai toujours eu un certain succès là-bas et je m’y sens bien. Je vais à Bahia. Là-bas, ils jouent le reggae avec de vrais instruments. Ils mélangent ça avec des percussions samba. Pour moi qui ai contribué à inventer le reggae, c’est une possibilité de se ressourcer en innovant. J’ai essayé de procéder de la même façon en Afrique. J’ai pour projet un album où je mélangerais au reggae les styles des pays que j’ai visités : le Zaïre, le Mali, le Ghana, le Congo, où j’ai déjà enregistré à Brazzaville, ils ont sans doute les meilleurs studios du continent. L’album devrait s’appeler Heritage. Mais il faut composer avec les troubles politiques qui agitent sans cesse ces pays. Je prendrai mon temps et, comme je reste très populaire en Afrique, ce sera difficile peut-être, mais pas impossible.
Régulièrement, vous vous êtes éloigné du reggae en tant que forme musicale pour vous aventurer sur d’autres territoires.
Je me considère comme un artiste, quelqu’un de créatif, qui se doit de repousser ses limites. Je n’ai pas trouvé le reggae par hasard sur mon chemin. J’ai contribué à le créer. Mais je n’ai jamais voulu m’arrêter là. J’ai constamment éprouvé le besoin de respirer un air neuf. On m’a beaucoup critiqué pour avoir agi de la sorte et, bizarrement, ces critiques sont plus souvent venues d’Europe que de la Jamaïque. Je devais coller à une image, ne surtout pas m’en éloigner. J’ai toujours trouvé cette attitude très injuste. Si Paul Simon, Sting ou les Rolling Stones changent leur approche, expérimentent d’autres formes musicales, tout le monde applaudit. Mais si vous êtes noir et que vous jouez du jazz par exemple, alors là on n’accepte pas que vous puissiez bifurquer. « Pourquoi Miles Davis s’entête- t-il donc à jouer autre chose que du bon vieux jazz ? » : voilà ce que l’on entendait quand Miles s’est mis à chercher d’autres voies. On n’apprécie pas que les Noirs sortent du champ qu’on leur a donné à labourer.
Avez-vous souffert de pareils préjugés ?
Au début, oui. Aujourd’hui, j’ai pris du recul. Quand j’ai enregistré l’album Cliff hanger, en 1985, je mélangeais le reggae avec du funk et je devais presque me justifier. C’est un comble pour un artiste d’avoir à rendre des comptes, non ? Mais bon, j’ai survécu. J’ai su poursuivre ma route artistique. Faire ce métier, c’est combattre aussi bien que créer, et j’en ai vu beaucoup tomber et ne jamais se relever.
Selon vous, quelle raison donner au fait que beaucoup de musiciens jamaïcains aient pu avoir un destin aussi pathétique, voire tragique ?
Quand ce n’est pas la cocaïne qui les a piégés, c’est l’alcool. Pour moi, la frustration explique beaucoup de choses. Certains en ont eu marre de se faire voler. Ils ont fait ce métier pendant tant d’années sans jamais en récolter les fruits qu’ils finissent par trouver dans la drogue ou l’alcool une forme d’anesthésie, d’oubli.
Vous souvenez-vous de ce que vous avez ressenti quand vous avez été confronté la première fois à la dure réalité du business ?
De la rage, du désespoir, l’envie de tuer, voilà ce que je ressentais. A un moment, il m’a fallu m’asseoir et réfléchir. Tuer quelqu’un comme le fait Ivan dans The Harder they come ? Cela aurait signifié la fin. Je savais que j’avais encore ma vie et mon talent, que cela me permettrait de survivre à ceux qui me faisaient du mal. Je n’oubliais rien pour autant.
Ce type de rapports entre producteurs et jeunes artistes était-il la norme lorsque vous avez débuté ?
Certains producteurs connaissaient eux aussi des difficultés et il est bon de nuancer l’image que donne le film. Nombre d’entre eux prenaient des risques en produisant tel ou tel artiste. Ils ne récupéraient pas toujours leur mise de départ. Je le sais parce que j’ai fait de la production moi-même. Alors oui, il y avait des voleurs et puis, à côté, il y avait des types qui cherchaient simplement à survivre. Prenons le cas le plus célèbre, Coxsone. Je n’ai jamais enregistré pour lui, mais j’ai mené mon enquête, j’ai observé la manière dont il a réussi à maintenir sa tête hors de l’eau. Quelqu’un comme Duke Reid avait d’autres affaires, son magasin et ses blanchisseries, tandis que Coxsone n’avait que ses productions. Beaucoup aujourd’hui cassent du sucre sur son dos, pas moi. Sans doute parce que je n’ai jamais travaillé pour lui, mais également parce que je suis passé par là. Je connais les aléas.
Dans The Harder they come, Ivan poursuit son chemin vers la violence, le meurtre et la clandestinité. A quel moment votre propre histoire s’est-elle dissociée de celle du héros du film ?
Quand je suis arrivé de la campagne, je me suis d’abord installé à East Kingston, puis à West Kingston, deux quartiers très durs. J’avais la possibilité de me procurer un flingue. J’ai préféré faire de la musique. C’était tellement facile pour un jeune de se munir d’une arme. L’issue était trop tentante, mais en fait c’était plutôt un piège, une impasse.
Cette pauvreté qui vous entourait vous a-t-elle conduit à en rechercher la cause et l’origine ?
J’ai toujours été politiquement lucide. Mon père était quelqu’un de très intelligent, de très bien informé. Il fut le premier à apporter des journaux dans notre communauté. Il avait en quelque sorte le statut d’avocat de village ce conseiller qui résout les conflits avant qu’ils ne dégénèrent, un peu comme un griot en Afrique. Son vrai métier, c’était tailleur. Vous alliez dans son atelier et il vous parlait. Quel parleur c’était ! Il possédait un grand sens de la conciliation. Il savait mettre d’accord les parties les plus farouchement opposées. Il ne m’a jamais rien enseigné, ne me parlait pas directement, mais comme j’étais là, à ses côtés, j’écoutais. Son esprit était indépendant. Son point de vue était sans doute moins historique que celui de Marcus Garvey, mais il savait ce que cette situation de peuple colonisé avait comme incidences. Quand je suis arrivé à Kingston, la graine de sagesse qu’il avait plantée en moi s’est mise à pousser.
Quelles furent les premières difficultés que vous avez eu à résoudre à votre arrivée à Kingston ?
Manger. De temps à autre, mon père m’envoyait un peu d’argent, mais c’était insuffisant pour que je puisse me nourrir tous les jours. J’ai commencé par ramasser des bouteilles vides pour empocher la consigne. Je les récupérais la nuit, je les lavais et, le jour, je les vendais. A la différence d’Ivan, j’étais trop fier pour voler. Mon père était quelqu’un de très religieux et il m’avait enseigné quelques principes.
Aviez-vous des idoles qui vous servaient d’exemples ?
Quand j’étais à l’école, j’écoutais Derrick Morgan, Blues Blaster, des artistes locaux. Mon intérêt pour le chant a commencé là. A la fin de l’année scolaire, on organisait une fête. Les élèves avaient répété une petite pièce de théâtre et des chants qu’ils interprétaient sur une estrade. Dans chacune des classes où j’ai mis les pieds, j’étais toujours sollicité pour participer au spectacle. C’est depuis cette époque que j’ai su que j’étais meilleur acteur que chanteur, mais en Jamaïque, les opportunités de chanter sont plus évidentes. Quand je suis arrivé à Kingston, je savais ce que je voulais faire de ma vie. Dès que j’ai pu, j’ai pris des cours du soir. J’étudiais l’électronique. J’apprenais à réparer les postes de radio et de télévision. Mais dans ma tête, c’était clair : je voulais passer à la radio et à la télévision, pas les réparer.
Comment débute-t-on dans ce métier quand on débarque de la campagne ?
Exactement comme le dépeint The Harder they come : tu fais la queue à l’entrée des studios dans l’espoir de décrocher une audition, et si ce n’est pas suffisant, tu essaies d’obtenir l’adresse du producteur et tu l’attends à la grille de sa propriété, pour chanter a cappella ta petite chanson.
Comment était le marché du disque à cette époque ?
Bien meilleur qu’aujourd’hui. Un single pouvait alors espérer vendre entre 30 et 50 000 exemplaires. Aujourd’hui, si tu en vends 10 000, tu as un succès. Les causes économiques expliquent en partie cet effondrement du marché. Egalement le fait que les gens préfèrent copier sur cassette plutôt qu’acheter. Mais il faut aussi admettre qu’il n’y a plus de chansons, que la créativité s’est envolée. Une chanson que j’ai enregistrée à l’époque, Miss Jamaica par exemple, demeure aujourd’hui un classique. Tu prends n’importe quel titre de Bob Marley, et c’est la même chose. Run run run de Prince Buster, tu peux l’enregistrer demain, ça marchera. On sait faire des boucles rythmiques, mais plus de vraies chansons. Et encore, beaucoup des riddims ne sont même pas originaux. Ils sont samplés et recyclés. La musique jamaïcaine était très présente dans les charts en Angleterre, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Etant optimiste par nature, je pense que les choses évoluent selon des cycles et que l’île redeviendra créative tôt ou tard. En ce moment, nous sommes dans une phase de sécheresse.
La musique jamaïcaine n’a jamais été aussi présente qu’en ce moment, son influence s’exerçant un peu partout, dans le trip-hop, la drum’n’bass, la techno, le rap, etc. Mais cet apport n’a pas du tout profité à la Jamaïque elle-même. Pourquoi ?
Nous n’avons pas su nous doter de structures. Le métier de la musique est resté très amateur. Nous n’avons pas su préserver certaines formes de notre patrimoine musical, qui pourraient aujourd’hui guider de jeunes musiciens. J’ai créé plusieurs labels en Jamaïque, dont Oneness et Sun Power. Dès que tu commences à t’occuper d’affaires, tu découvres l’immaturité de tes interlocuteurs, l’absence de responsabilité.
Votre départ de Jamaïque pour l’Angleterre dans les années 60 fut planifié par Chris Blackwell, qui voulait « internationaliser » votre nom. Quel est le premier souvenir de votre arrivée à Londres ?
Le brouillard. J’ai flippé, je voulais retourner chez moi, au soleil. C’était terrible. Glauque. J’avais 19 ans. Millie Small venait de remporter un grand succès en Angleterre avec My boy lollipop ; Chris souhaitait me lancer dans le grand bain. J’ai commencé par faire des voix d’appoint sur les disques d’artistes Island, parfois je tapais des mains, ça donnait un peu de vie aux séances d’enregistrement. Je dansais, je gesticulais, j’essayais de rendre ces heures de travail un peu plus funky. Je réveillais tout le monde. J’ai participé aux disques du Spencer Davis Group, de Spooky Tooth, Mott The Hoople, Free et beaucoup d’autres.
Où habitiez-vous ?
J’ai d’abord emménagé dans le quartier d’Earl’s Court, puis je me suis rapproché de la communauté jamaïcaine de Londres à Finsbury Park, où j’étais plus près de mes racines. Par la suite, je me suis rapproché des Africains, des ressortissants du Nigeria, du Ghana.
Cela vous a-t-il permis d’ouvrir une fenêtre sur autre chose ?
Absolument. Musicalement et spirituellement. Mon écriture a changé, est devenue plus profonde. L’Angleterre est devenue une école, un terrain d’entraînement. J’y suis resté quatre ans. La graine de la conscience africaine a toujours été en moi, j’ignore comment, mais le fait de vivre en Jamaïque te ramène forcément à ce point de départ. Je connaissais Marcus Garvey de nom, mais je ne possédais pas une grande connaissance de ses écrits. Dans mon village, il n’y avait qu’un seul rasta. On le considérait à la fois comme un sage et comme un fou. On l’appelait Brother Man, parce que c’est ce qu’il nous disait quand on le rencontrait : « Love again brother man ! » C’était quelque chose de neuf. Beaucoup en avaient peur à cause de sa barbe et de ses dreadlocks, moi, je me suis approché de lui. Il me parlait de l’Afrique. La première chanson que j’ai écrite, avant même d’arriver à Kingston, alors que j’étais encore à l’école, s’intitulait Back to Africa. J’avais 12 ans. C’est venu comme ça, d’instinct. Mon père ne m’a jamais tenu le moindre discours relatif à l’Afrique.
Quand vous vous êtes retrouvé en Angleterre, ces éléments ont sans doute pris une autre réalité, plus intense et douloureuse…
En Jamaïque, j’appartenais à la majorité. En Angleterre, en tant que « Nubien » (Nubie : ancienne Ethiopie considérée comme berceau de l’humanité), je faisais partie de la minorité. J’ai alors fait l’expérience des préjugés et du racisme. Le racisme, c’était mon quotidien. Les préjugés, c’est qu’il a fallu que je me batte pour que ma musique soit acceptée. Celle des Noirs américains l’était ; pour les Antillais comme moi, c’était autre chose. La musique jamaïcaine appartenait à un underground qui ne concernait que les gens d’origine jamaïcaine et les skinheads. C’est-à-dire deux catégories qui ne sont pas respectées. Peu à peu, mes convictions africaines se sont solidifiées en moi, bien plus qu’elles ne l’auraient été si j’étais resté en Jamaïque.
Vous vous êtes toujours montré assez distant à l’égard du rastafarianisme, que ce soit dans vos chansons ou dans vos propos. Pourquoi ?
Parce que je ne suis pas d’accord avec tout ce que suppose cette religion. J’accepte toute la thématique africaine, l’identification aux racines. Mais concernant la divinité d’Hailé Sélassié, j’ai besoin d’éléments plus tangibles. Je veux des faits. Il m’est arrivé de rencontrer des rastas qui me disaient « Sa Majesté ceci, sa Majesté cela. Sa Majesté parlait plusieurs langues… » Je rétorquais « Mais comment savez-vous qu’il parlait toutes ces langues ? L’avez-vous entendu les parler ? OK, racontez-moi son histoire. Combien de frères et soeurs avait-il ? Quelle était sa profession ? Comment est-il devenu empereur ? » Finalement, il s’avérait que j’en savais plus sur Hailé Sélassié qu’eux. Mais moi, je refuse d’accorder crédit à la fantaisie préfabriquée.
Cette attitude sceptique a-t-elle été une source de problèmes pour vous en Jamaïque ?
Oh ! oui. Quand tout le monde était rasta, moi j’étudiais l’islam. C’était une partie de ma quête spirituelle et, évidemment, je ne correspondais pas à l’ambiance du moment. Je n’ai jamais pris le moindre train en marche. J’ai étudié l’islam, j’ai étudié rasta, j’ai grandi dans le christianisme, j’ai étudié le bouddhisme et, aujourd’hui, je peux dire en connaissance de cause que je n’appartiens à aucune de ces religions.
Une vieille amitié vous liait à Bob Marley, mais avez-vous eu des discussions sur la religion avec lui ?
J’ai connu Bob lorsqu’il est venu la première fois faire une audition au Studio Beverly, dans lequel j’enregistrais. Nous avions à peu près le même âge, mais j’avais commencé le métier avant lui. J’ai assisté à son premier bout d’essai. Plus que son talent, j’ai été immédiatement conquis par son esprit. A partir de ce jour, nous avons entretenu une très belle relation. Si l’on se perdait de vue pendant plusieurs mois, nos retrouvailles étaient toujours joyeuses. Quand il a quitté ce monde, j’ai voulu écrire une chanson sur un ami, mais également sur une figure qui, à mon avis, a marqué son temps. Il fut aux années 70 ce que Frank Sinatra, Elvis Presley et les Beatles ont été aux décennies précédentes. Je crois cependant que la reconnaissance qu’il a obtenue est venue du peuple, pas de l’establishment ni des médias qui, en Jamaïque comme ailleurs, ont immédiatement décelé une menace dans sa musique, un danger pour l’ordre établi. Nos expériences personnelles nous ont permis d’acquérir une certaine connaissance. Lui a trouvé dans rasta la grille de lecture de tous les phénomènes, passés, présents et futurs. Et il s’y est tenu. Il avait éliminé le doute de son esprit. Moi, j’ai éprouvé le besoin d’aller chercher ailleurs, de poser d’autres questions. Dans ce sens, je ne pouvais jouer le rôle que Bob a joué : celui d’un prophète. C’est ce qui m’a peut-être permis de poursuivre ma route tandis que Bob a accompli son chemin en un temps plus court. En fait, presque instinctivement, nous évitions d’aborder ce sujet. On préférait parler de nos projets artistiques avec un grand respect mutuel.
Où vous situez-vous aujourd’hui, après avoir parcouru tout ce chemin spirituel ?
Ma conclusion est claire. Toutes les civilisations et toutes les cultures ont pour origine les Sumériens et les Egyptiens de l’Antiquité. Ce sont mes ancêtres. Et d’où venaient ces gens ? Eh bien, c’était des extraterrestres. Certaines parties de la Bible sont claires à ce sujet.
C’est assez étrange de vous entendre tenir de tels propos alors que vous venez de clamer votre scepticisme à l’égard des « fantaisies préfabriquées » propres aux religions.
Ce n’est pas une théorie si absurde que cela. Je dirais même qu’elle convient parfaitement si l’on prend les religions et les textes qui les accompagnent, qu’il s’agisse de la Bible, du Coran ou de la Baghavad-Gîta, comme des avancées primaires dans le domaine de la conscience. Mais il faut naturellement aller au-delà, car aucun de ces livres n’a su apporter une solution globale quand ils n’ont pas favorisé la plupart des conflits sur terre. Je me dis que le christianisme a, pour de multiples raisons, envisagé le monde de son point de vue, et se fixait pour but l’élimination de ceux qui contestaient son autorité. Que pendant des siècles, nous avons subi cette conception monothéiste et eurocentriste, que les dommages commis au nom de cette conception sont désormais suffisamment apparents à tous pour que nous soyons à même d’élargir notre esprit.
Votre opinion sur une origine extraterrestre de l’homme est à la fois étrange et familière. On peut ainsi la rapprocher de conceptions dont certains artistes noirs se sont fait l’écho. Par exemple Sun Ra qui, dans sa biographie, à la mention « lieu de naissance », indiquait : « Saturne ». A un journaliste qui se présentait à lui de la sorte : « Bonjour, je suis du New York Times« , Jimi Hendrix répondit : « Enchanté, moi je suis de Mars. » Miles Davis, John Coltrane, George Clinton, Public Enemy, etc. : on retrouve la même idée d’une provenance mystérieuse, d’une relation particulière au cosmos. Comment expliquez-vous cela ?
Ecoute. Je suis petit-fils d’esclave, arrière-petit-fils d’esclave. Naître esclave signifie que l’on nie d’emblée ton appartenance à la race humaine. Les humains, ce sont les autres, les Blancs. J’imagine que cette singularité t’amène forcément à envisager différemment les choses. Mais cette version finit par offrir en compensation une infinité de possibilités à ceux qui en subissent la contrainte temporelle. Elle finit surtout par te faire considérer les affaires « humaines » comme négligeables et t’oblige à réfléchir aux phénomènes avec un angle de conscience beaucoup plus large, qui englobe une réalité allant au-delà de nos limites de perception. D’où la volonté de repousser certaines limites qui sous-tend la création des gens que tu viens de citer. De même que le point de vue eurocentriste de l’histoire relève autant de la vanité que de l’escroquerie idéologique, le fait de considérer la terre comme centre de l’univers et seul endroit à disposer d’une vie organique est, selon moi, parfaitement discutable. Mais nous entrons dans une période où certaines choses seront révélées. D’ailleurs, quelques personnes savent déjà.
Dont vous faites partie ?
J’ai des convictions. Je ne suis pas un homme de religion je parle là des religions organisées , mais j’ai en moi un besoin de connaissance et une dimension spirituelle que je me suis efforcé de préserver parce qu’elle m’a permis de créer.
Vous venez d’un coin perdu et anonyme de cette petite île des Caraïbes, et vous voilà aujourd’hui dans une suite luxueuse d’un grand hôtel parisien : un voyage étonnant.
Mais je vais encore dans le ghetto. Je ne suis pas coupé de cette réalité. La connaissance que j’ai acquise m’a fait évoluer mais, fondamentalement, je reste ce garçon de la campagne, venu de Sommerton, Jamaïque, qui essaie de faire son chemin dans le monde.
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