« Dernières années », sa nouvelle rétrospective au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, est l’occasion pour Christian Boltanski de reprendre sous d’autres formes un dialogue entamé avec le poète et mathématicien Jacques Roubaud par la publication de leur livre commun, le bien nommé Ensembles. Un riche échange où il est question de création, du temps, des souvenirs. Et bien sûr de la mort.
En février dernier, Christian Boltanski, peintre, et Jacques Roubaud, compositeur de mathématique et de poésie, cosignaient Ensembles, un drôle de livre à spirale dans le plus pur esprit de l’OUvroir de LIttérature POtentielle. La première partie du livre, Liste : 99, prend la forme d’une série de listes de noms (99, donc) organisées chacune par Jacques Roubaud selon un principe propre et constituée à partir de trois grandes listes établies pour des travaux antérieurs par Christian Boltanski. La deuxième partie, Multiplications, peut se lire comme un hommage du peintre au livre oulipien de Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes. De la même manière que le lecteur pouvait recomposer ad lib les poèmes en combinant des languettes de texte, il peut ici ressusciter des fantômes à partir des fragments de visages déjà utilisés dans certaines des pièces de Boltanski.
Ce livre ayant révélé au grand jour la convergence qu’on pouvait soupçonner entre deux oeuvres majeures, il semblait opportun de profiter de la nouvelle exposition de Christian Boltanski pour prolonger la rencontre sous la forme d’un dialogue, cette fois libéré ou presque de toute contrainte. C’était un dimanche après-midi très ensoleillé. On avait d’abord pris « le chemin » de l’exposition, salle après salle, et tout imprégnés encore de cette lumière sombre, nous nous sommes échappés par une porte dérobée pour retrouver la clarté sous la rotonde du musée, assis sur les marches d’un escalier.
Christian Boltanski Je crois qu’il y a une différence entre nous : dans votre activité, vous avez la chance d’avoir le suspens. On ne sait jamais ce qui va se passer à la page suivante. Dans cette exposition, j’ai aussi essayé d’introduire le temps : il y a un début et une fin. Mais malgré tout, on peut rester un quart d’heure à un endroit, et trois secondes à un autre, alors que dans la lecture du roman le déroulement du temps reste primordial. La grande différence entre les arts plastiques pour employer un mot que je n’aime pas et la musique, la littérature et le cinéma, c’est que pour tous les autres arts il y a un déroulement. Quand on va au théâtre, le rideau s’ouvre, ça commence, et deux heures après ça se termine. Quand on voit une expo, on peut retourner en arrière, on peut rester cinq heures, il n’y a pas la même notion du temps. Et là, pour cette expo, c’est vrai qu’il y a la vague tentative d’avoir un début et une fin. Mais cela reste bien plus aléatoire que dans le roman. J’ai toujours regretté de ne pas pouvoir agir sur le suspens, sur le retournement.
Jacques Roubaud Mais il y a aussi la fatalité épouvantable de la forme du roman qui est précisément que ça se termine. C’est une catastrophe épouvantable, un suicide. Pour moi, la parenté de votre travail n’est pas avec le roman mais avec cet exercice de la liste qu’est la poésie. Dans le Je me souviens de Georges Perec, il n’y a pas de suspens.
Christian Boltanski Un livre de poésie, on peut l’ouvrir au milieu.
Jacques Roubaud Non seulement on peut, mais on doit. Comme la poésie, votre travail est une forme assez particulière de récit, un récit qui naît d’une liste de souvenirs ou d’images qui vous arrivent dans la tête. Au fond, il n’y a pas tellement autre chose dans le récit que ça. Pour moi, c’est un mode extrêmement fort pour atteindre la vérité profonde du récit. C’est une manière de faire dont je me sens très proche, c’est très proche du travail que je fais à partir de l’Oulipo. L’art qui nous vient de Queneau et de Perec, c’est l’art de la liste. Et l’art de la liste, ce n’est pas la liste des grandes oeuvres du passé mais la liste des choses infra-ordinaires.
Christian Boltanski Là, je voulais que l’exposition se termine en queue de poisson. Elle commence de manière formelle et elle se termine molle, avec des sortes de tas, de dépôts, elle devient moins précise.
Jacques Roubaud Mais le référent de ces formes molles, ces objets perdus et retrouvés, est quelque chose qui peut renaître. Car une fois sortis de cette exposition, ces objets vont être exactement comme les âmes qui sont dans les limbes et qui retrouvent une autre vie.
Christian Boltanski Le seul élément optimiste de cette exposition, c’est qu’il va y avoir de nouvelles aventures. Quand j’achète une veste aux puces, elle a été aimée par quelqu’un, portée par quelqu’un et puis elle a été délaissée pour des raisons X, et elle est en attente ; moi, je vais la choisir, je vais l’aimer à nouveau et cette veste va revivre. C’est un objet à qui on offre une seconde vie, une seconde possibilité d’aventure. Les objets trouvés de l’exposition n’ont plus d’identité, plus d’histoire. Tous les objets que nous possédons ne sont pas seulement utilitaires, ils sont chargés de plein d’histoires et de plein d’affection liée à ces histoires. Mais là, ces objets trouvés n’ont plus d’histoires, ils sont en attente d’histoires.
Jacques Roubaud Ils sont tout à fait dans la situation des âmes dans certains textes du Talmud ou dans certains textes médiévaux.
Christian Boltanski En revanche, les visages qu’on voit dans la première salle de l’exposition n’ont plus de vies possibles. Ils ne peuvent pas être réutilisés. Tous ces gens qui ont vécu, qui ont connu la passion et le deuil, qui ont eu ce qu’on appelle la petite histoire, pour eux c’est fini, pour toujours. Je crois à l’unicité de chaque être. Chaque être est vraiment quelqu’un parce qu’il a une mémoire, une histoire, et cette chose est tellement vulnérable, elle disparaît tellement vite. Toute la complexité d’une personne, la richesse de ce qui lui est arrivé tout d’un coup n’est plus rien. Vous êtes quelqu’un parce que vous savez des choses, mais des choses de niveaux très différents, des petits savoirs et des grands savoirs. Si je vous tue, à la seconde même, vous êtes pire qu’un tas de merde.
Jacques Roubaud Mais vous continuez à avoir un type d’existence, celui du souvenir de ceux qui vous ont connu.
Christian Boltanski C’est minuscule, ça n’existe pas. Ou quelques heures, quelques mois…
Jacques Roubaud Quelques années.
Christian Boltanski Oui, mais c’est extrêmement peu de choses.
Jacques Roubaud Mais c’est parfois décisif dans les vies.
Christian Boltanski Mozart est toujours là mais pas en tant qu’être : il est là comme mythe, ou comme objet artistique. Quand Pollock est mort, ses amis se sont réunis et l’un a dit « Il reste parmi nous parce qu’il y a ses oeuvres si belles »… Et puis son meilleur ami s’est levé et il a dit « Non, il est vraiment mort, je l’ai vu dans sa tombe, certes il reste des choses mais il est vraiment mort. »
Jacques Roubaud Il faut distinguer la mort et la disparition entière. Entre les deux, il y a des espèces de survies partielles, c’est-à-dire les images de tout être qui restent dans ceux qui l’ont connu. Ça fait encore partie de la vie.
Christian Boltanski On dit qu’on meurt deux fois : une première fois, puis une seconde fois quand on voit une photo de vous et que plus personne ne sait qui vous étiez.
Jacques Roubaud Quand plus personne n’a de souvenir de vous. Là, c’est la cessation.
Christian Boltanski Ceux de la première salle de l’exposition, c’est comme ça. Tous ceux qui les voient ne savent plus rien d’eux. Qu’est-ce qu’on peut dire ? Oui, ils ont été humains. C’est tout ce qu’on peut dire d’eux.
Jacques Roubaud Mais les gens qui voient ces visages sont amenés à les rapprocher d’autres visages. Ils reconnaissent d’autres.
Christian Boltanski Les gens sont tellement semblables et tellement différents. Tout le monde perd son parapluie et chaque propriétaire de parapluie est quelqu’un de différent. Les gens ont tous deux yeux, un nez, une bouche, ils sont même souvent interchangeables dans leurs vies et, en même temps, ils sont uniques. Mon travail avec ces visages, c’est un peu le contraire du portrait. Le portraitiste essaie de faire ressortir l’âme, la personnalité de son sujet. Mais là, ces gens, je n’essaie pas de les déterminer, de dire « Celui-là a été un grand savant, celui-ci un homme bien, celle-là très mauvaise »… Là, il n’y a plus d’âme parce qu’il n’y a plus de personne il n’y a vraiment plus personne.
Jacques Roubaud En même temps, on est absolument persuadés qu’elle est là. Mais on n’y a pas accès.
Christian Boltanski Et celui qui a l’air le plus sympathique a peut-être été un meurtrier terrible… Si on essaie d’imaginer, on va se tromper totalement. Il n’y a aucun moyen et aucun désir d’expliquer qui ils étaient.
A propos de la possibilité de survie des morts dans la mémoire des vivants, vous n’étiez pas tout à fait d’accord. Christian Boltanski, qui a travaillé avec des anonymes, semble beaucoup plus pessimiste que Jacques Roubaud, dont le travail repose beaucoup sur des souvenirs et des matériaux plus personnels.
Jacques Roubaud Je ne suis pas sûr que ma position soit moins pessimiste. Quand on sait que l’on ne sait rien de ces visages, de ces objets, d’une certaine façon, c’est fini. On ne peut pas s’illusionner sur la possibilité que quelque chose survive. En revanche, dès que l’on fait intervenir son propre rapport au souvenir, alors on est dans cette illusion, et, d’une certaine façon, c’est au moins aussi pessimiste.
Christian Boltanski Je pense que plus on travaille, plus on disparaît. Aujourd’hui, je ne suis vraiment plus rien. C’est peut-être un peu faux et très christique, mais je crois que l’artiste est quelqu’un qui tient un miroir devant son visage, que chacun se reconnaît en lui mais que lui n’a plus de visage. On devient son oeuvre, ça m’a toujours amusé que Giacometti à la fin de son oeuvre ressemble à un Giacometti, que Francis Bacon ressemble à un Francis Bacon et que moi je ressemble à une boîte de biscuits. On n’est plus que ça : son oeuvre. Il n’y a plus d’histoire, je n’ai plus de souvenirs, plus d’enfance. J’ai tellement raconté d’histoires fausses sur mon enfance que je n’en ai plus, j’ai une enfance collective. Mais on ne peut parler que de ce qui est commun, que de ce qui est l’autre, et jamais d’une chose à soi. Tout travail artistique se situe entre le soi et les autres, et comment soi devient les autres et comment le sentiment de soi devient le sentiment des autres. Quand on parle d’une chose extrêmement personnelle, on ne parle que de quelque chose qui est déjà chez l’autre.
Jacques Roubaud On atteint aussi cette sorte progressive d’impersonnalité par l’exercice de la poésie, avec des contraintes. On peut mettre dans les livres ses propres souvenirs, mais on ne sait même pas s’ils sont exacts, et de toute façon ils sont incommunicables.
Au-delà du constat que l’on faisait de différence dans votre rapport aux souvenirs personnels, ce qui rapproche fondamentalement vos démarches c’est qu’elles constituent des formes biaisées d’autobiographies. D’une certaine manière, on pourrait dire que votre travail à tous les deux, c’est faire des autobiographies de morts.
Christian Boltanski Dans mon travail, il y a le ratage. Chez moi, le ratage est inscrit.
Jacques Roubaud C’est exactement la même chose dans mon propre travail. Il y a l’échec.
Christian Boltanski On essaie de saisir la vie, mais la vie n’est pas saisissable, et donc toute oeuvre d’art est liée à l’échec. Pour dire des banalités, Giacometti refaisait mille fois le portrait de son frère mais n’a jamais réussi à saisir son frère. On ne fait que rater, et c’est cette sorte d’acharnement à réussir tout en sachant que l’on va rater qui caractérise notre activité.
Jacques Roubaud On essaie de savoir ce que c’est. Mais ce que c’est quoi que ce soit ne peut pas émerger d’une liste de propriétés et tout ce qu’on est capable de donner c’est une liste de propriétés.
Christian Boltanski On est les plus sérieux du monde : on fait des listes, on prend tous les objets, on a des numéros, mais on sait que tout cela n’avance à rien tout cela ne fera pas revivre. Mais je continue cette sorte de devoir scientifique de tout décrire, de tout prendre. Je ne refuse rien. Faire des choix serait sentimental, et je refuse cela, comme je crois que vous le refusez. C’est ainsi, les choses sont comme ça.
Jacques Roubaud C’est ainsi, ou ça aurait pu être ainsi. Mais on ne peut pas concevoir ce genre d’entreprise si on ne va pas vraiment jusqu’au bout : on ne va pas choisir douze objets parmi les objets trouvés de la rue des Morillons. On ne va pas choisir selon des critères sentimentaux. Si on le fait, il faut le faire entièrement.
Ce sérieux du travail n’exclut pas pour autant toute dimension ludique.
Christian Boltanski Au contraire, parce que c’est considéré comme inutile et aberrant. Ce qui nous lie tous les deux, c’est à la fois l’amour de la règle et l’importance du sentiment. En gros, nous appliquons des règles qui pourraient être appliquées par n’importe qui. Par exemple, les objets trouvés de l’exposition, ça peut être fait à Tokyo demain sans moi, c’est une règle. Même chose pour vos listes. Mais, en même temps et là je ne sais pas trop comment ça marche c’est effectivement lié à nous et lié aux sentiments.
Jacques Roubaud Dans Je me souviens de Perec, il n’y a pratiquement pas de choses qui lui sont strictement individuelles. Ce sont des choses que toute personne du même milieu, au même moment, pouvait savoir. Il a donc énuméré ses souvenirs selon une règle strictement non individuelle, tous les matins dans son cahier, sans retoucher après. Et si, à la lecture, c’est son portrait, c’est qu’il s’est investi sentimentalement dans la mise en oeuvre de cette règle impersonnelle. On peut dire la même chose de l’exposition de Christian Boltanski : on a vraiment l’impression que c’est l’oeuvre de quelqu’un.
Christian Boltanski se présente comme peintre, et Jacques Roubaud comme compositeur de mathématique et de poésie. Comment vous situez-vous l’un et l’autre dans l’histoire de vos disciplines ?
Christian Boltanski Moi, je ne crois pas au progrès ni au changement. En art, le progrès ne veut rien dire. La science est peut-être cumulative, même si j’ai de sérieux doutes, mais l’art n’est absolument pas cumulatif. L’art n’est pas meilleur aujourd’hui qu’il y a cinquante ans.
Jacques Roubaud Ni pire.
Christian Boltanski Ni pire. C’est comme un fleuve, l’eau est un peu plus loin mais elle est la même. Rien ne change.
Jacques Roubaud Mais mathématiquement, il y a accumulation. Il n’y a rien à faire. Moi je vis dans une certaine idée de la poésie, qui est évidemment une idée de mon âge j’ai 60 ans , c’est une idée qui tient la poésie pour présente, et par conséquent tenant compte de tout ce qu’il y a eu avant. Ça fait deux présupposés. D’abord : il y a encore de la poésie, et ça, beaucoup de mes amis ne le pensent pas. Et ensuite : il y a de la poésie parce qu’il y a eu de la poésie avant. En un certain sens, cette poésie est comme celle de Lucrèce et comme celle des troubadours, et en même temps elle a beaucoup changé.
Ce qui apparaît dans vos différences d’approches, c’est peut-être vos rapports au savoir. Christian a un rapport plutôt conflictuel au savoir, et Jacques, lui, un rapport boulimique.
Jacques Roubaud Avec des stratégies et des méthodes très différentes, on se rejoint beaucoup.
Christian Boltanski Je pense, pour être prétentieux, que je suis extrêmement savant. Etre artiste, c’est être extrêmement savant, mais d’une autre manière. On accumule énormément d’informations : à mon âge j’ai des millions d’informations, et je puise dedans, je les fais remonter à la surface quand j’en ai besoin. Mais ces informations, ça peut être avoir lu Marie-Claire il y a trois jours, d’avoir vu quelque chose dans la rue. On accumule un savoir qui n’est pas forcément livresque et on se sert constamment de ce savoir, comme d’un réservoir.
Jacques Roubaud L’origine de ce réservoir peut être très différente selon la manière de faire. Moi, mes matériaux, je vais les chercher dans les maths, dans plein de choses, mais je n’ai pas un respect réel, scientifique du savoir. Quand je le prends, j’en fais ce que je veux.
Christian Boltanski Quelque chose d’utile, on prend les choses quand on en a besoin. Il faut se servir des choses.
Jacques Roubaud Le matériau peut être n’importe quoi.
Christian Boltanski Je regarde beaucoup la télé, les feuilletons américains vraiment stupides, et parfois un quart de l’image m’est extrêmement précieux. C’est ce quart dont j’avais besoin. Mais on ne sait jamais vraiment ce qui est utile pour nous, il faut donc absorber énormément de choses. Ça peut toujours servir. Parfois quand je vois une fille, je me dis « Quel dommage qu’elle n’ait pas vécu au xvième siècle, elle aurait été très belle, aujourd’hui elle est très moche ! » De la même manière, certains artistes collent avec leur temps, par une sorte de hasard, et d’autres ne collent pas. Question de chance. Le type d’art que je fais n’aurait peut-être pas du tout collé il y a cinquante ans, et par une sorte de hasard du temps il colle plus aujourd’hui. Il correspond à un désir. Ce qui me fascine aussi, c’est de me demander ce que j’aurais fait comme art si j’étais né vingt ans plus tôt. J’aurais sans doute été un peintre expressionniste abstrait. Alors que j’aurais été le même. Si vous étiez né vingt ans plus tôt, quel poète auriez-vous été ?
Jacques Roubaud Aucun. A cause du surréalisme. Je n’aurais pas pu sortir de l’impasse dans laquelle j’ai déjà failli demeurer. Donc, dans la version optimiste, je ne serais pas devenu poète. J’aurais été mathématicien, simplement.
Christian Boltanski C’est tout de même une chose assez étrange de penser que tous les bons peintres des années 50 étaient abstraits et plutôt expressionnistes, comme Rotkho. Comme s’il y avait un poids de l’histoire plus important que celui des individus. Quand on est artiste, on a l’impression que c’est vraiment nous, que c’est notre histoire, que c’est notre truc, et puis en fait le fait d’être né à un moment précis joue tellement… Alors, j’aurais peut-être été un expressionniste abstrait un peu bizarre, j’aurais peut-être mis des petits personnages dans les coins… Mais il faut bien remarquer que la manière de parler est très liée à l’époque de la naissance.
Jacques Roubaud Il y a une expérience à faire qui consiste à prendre des poèmes des années 20, 30, 40, 50, et à regarder quels mots ils contiennent et à quels moments ces mots sont apparus dans la langue. On se rend compte alors que certains des poèmes de Hugo les plus frappants sentimentalement sont par exemple composés uniquement de mots qui sont entrés dans le français avant 1300. Et si on essaie de composer des poèmes avec une dominante de mots qui n’existaient pas en 1960, l’atmosphère est entièrement différente.
Christian Boltanski C’est une chose troublante car dans la tradition romantique de l’artiste, on se dit « C’est moi, c’est mon destin, c’est mon message… » Et on voit qu’on est tellement canalisé par des événements extérieurs. Je suis persuadé que la chute du mur de Berlin et la fin du communisme ont eu une importance extrême dans la forme du travail des artistes d’aujourd’hui. Le minimalisme est lié à l’utopie universelle, c’est « On trouve les formes parfaites, applicables partout ». Aujourd’hui, les jeunes artistes n’ont pas de formes, ou ils ont plein de formes, il n’y a plus l’idée d’une forme. Les événements historiques ont une influence énorme, au niveau souvent inconscient, sur ce que nous faisons.
Jacques Roubaud Une influence très indirecte, elle passe par des médiations.
Christian Boltanski La non-croyance dans un avenir pour moi , c’est aussi la non-croyance dans une forme très précise. On est toujours lié à son époque de cette manière : mon exposition est une exposition d’aujourd’hui mais elle est aussi irrémédiablement liée à l’époque de ma naissance, c’est une exposition qu’un jeune peintre ne pourrait pas faire aujourd’hui.
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