Personnage tourmenté des années 80, disparu brutalement en 96, Richard Baquié laisse derrière lui des engins déglingués aux airs mélancoliques. Marseille, sa ville natale, lui offre une rétrospective et transforme son garage en musée.
Pas moins de 30 degrés en entrant dans les salles. La chaleur étouffante que le visiteur prend en pleine figure le fait comme pénétrer dans la salle des machines d’un cargo à la dérive. Il peut ensuite constater l’ampleur des dégâts : une centaine de machines de bric et de broc. Hélices d’avions et carcasses de voitures, phrases dérisoires déclinées sur tôle et montage de récupération trônent dans des salles transformées en véritable cimetière des éléphants. Les seize années d’activité de Richard Baquié sont rassemblées, chronologiquement. Objets, maquettes, assemblages, dessins composent la rétrospective d’un trublion mort un peu trop tôt, à l’âge de 44 ans. L’homme qui ne rit jamais a beau s’être paré de tous les atouts du jeu et de la séduction jusque dans l’allure soignée et lunettée d’une star pelliculée , tout respire la mélancolie fatale, la nostalgie poisseuse.
Pourtant, Richard Baquié, né en 1952 dans la cité phocéenne, passe souvent pour un ludique des années 80. Après un passage aux beaux-arts de Marseille où ses mentors se nomment Toni Grand, Viallat et Kermarrec, de sculpteur il se fait bricoleur, touche-à-tout, homme des machines, du tout-métal et de la métaphore percutante. Il commence plutôt bien en inventant un grinçant jeu de l’oie du marché de l’art. Ses premiers avions-baudruches et autres simulations de voyage en voiture ventilateurs intégrés donnent l’image d’un homme qui aime bien se marrer, inventer les trucs les plus fous, jouer du chalumeau et de la clé de douze pour donner naissance à des machines improbables, entre vertige et réalité. « Je fabrique des machines pour créer des situations. Je cherche une sculpture qui agit. » Avec quelques amis et beaucoup d’humour vis-à-vis des terminologies artistiques, il fonde le garagisme ou sculpture de série B, médium et outils étant plus proches de ceux du garagiste que de l’artiste traditionnel. Une nouvelle attitude artistique, proche des performances de l’Américain Allan Kaprow : « Tout comme dans le rock’n’roll il y a un son garage, il y avait la sculpture garage » (Aborigènes et Exotiques n° 5, spécial garagisme).
Mais en s’enfonçant dans les salles, on découvre très vite un autre personnage, aux obsessions diverses : le café, qu’on attribuera à sa convivialité méditerranéenne, un persiflage domestique « Chérie, si ta casserole fuit, change-la » et très vite des idées sombres, une nausée de la vie qui se traduit par des phrases-couperets sonnant comme des haïkus amers « Nuit blanche, matin gris, jour noir » , titres en tôle découpée s’enroulant autour d’oeuvres des plus désabusées « Nulle part est un endroit », « Autrefois il prenait souvent le train pour travestir son inquiétude en lassitude ». Solitude, présence incontournable d’un père qui vécut les camps nazis : l’oeuvre aux barbelés qu’il réalise pour lui donne le ton. Amore mio résume sans doute le mieux sa complexité, entre fantasme et peur du vide : en 1985, il éventre en quatre une Plymouth, brocardant sur chaque côté une plaque de givre, une machine à faire du thé, une roue d’image pour une illusion de cinéma et les incontournables ventilateurs, sur fond de chansonnette années 60. La rengaine désuète et lancinante de Come prima accompagne le visiteur tout au long de l’exposition.
De son état plutôt pessimiste, on en saura plus en jetant un oeil sur ses carnets où il consigne pêle-mêle des réflexions sur l’art « L’art contemporain dans la logique de l’histoire de l’art est à prendre comme un lieu expérimental… on ne demande pas à un physicien mathématicien d’être compris. Tout juste on attend l’application même lointaine d’une recherche » et beaucoup d’états d’âme « Chez un artiste, l’acte est souvent désespéré et violent… Suis-je un artiste terroriste ou un terroriste artiste ? »
Même son passage au Japon en 88 ne fait que le conforter dans ses fixettes existentielles. Il y réalise Instant de doute, panneau routier nippon, indiquant des directions contraires, balayé par ce X géant qui vampirise désormais ses travaux. Il ramène du pays du Soleil-Levant des aphorismes cinglants : « Les Japonais sont grossiers là où nous nous croyons subtils (avec les femmes), raffinés quand nous nous comportons comme des porcs (avec l’alimentation). On est tout le temps renvoyé à soi-même, mal à l’aise et en porte-à-faux entre l’émerveillement et l’exaspération. »
Baquié acquiert définitivement la panoplie du parfait loser en 91, lorsque la Fondation Cartier organise une rétrospective de ses oeuvres qu’il intitulera lui-même « Constats d’échec »…
Un rayon de soleil dans un monde féroce ? Rarement chez Baquié.
Seule une série de petits travaux à l’encre tranche avec le reste de l’exposition, une bataille rangée de couleur.
Malgré ses voyages incessants à partir de 90 et sa nomination comme professeur aux Beaux-Arts à Paris, Marseille reste la ville fétiche, tentaculaire et étouffante : « Il est des villes qui atteignent l’universalité sans le vouloir, elles planent dans l’inconsistance par l’oubli, une absence sur la carte. Comme englouties par leurs propres flots. Marseille serait donc intemporelle et y vivre, ne pas exister. » Il y réalise pourtant une commande publique intitulée L’Aventure, voiture entière immergée dans un immense trou de béton dans les quartiers nord de la ville, XIIIème arrondissement. Un acte vécu comme une provocation pour les riverains qui la détruiront par vindicte populaire.
Baquié a peu pratiqué la référence dans son art de récupération. Sa seule fascination va à Marcel Duchamp, qu’il cite régulièrement. Il lui rend un hommage en 92, directement inspiré d’une oeuvre qu’il n’a jamais vue, Etant donné, une femme couchée dans un paysage des plus kitsch, offrant son corps lascif au regard des voyeurs. Hommage brutal pour un homme pudique dont il faut sans doute mesurer les affres à l’aune d’un romantisme des plus noirs.
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