Voies de la création théâtrale montre comment les éclairs du Théâtre de la Taganka à Moscou et de son fameux fondateur Lioubimov restent fixés à jamais dans la conscience du théâtre occidental.
Iouri Lioubimov, que la Turquie vient d’honorer d’une énième distinction, est un vieux monsieur. Il voit le jour en 1917, l’année où la Russie décida que tout devait changer. L’objet de sa vie, de son engagement, mais aussi de sa disgrâce existe toujours, privé de l’esprit qui fit si longtemps sa force. La Taganka, bâtisse de brique rouge de la banlieue de Moscou et lieu culte de la création théâtrale durant le stalinisme brejnévien, est aujourd’hui en proie aux divisions, entamée dans sa chair. Lioubimov, démiurge de la scène et illustre successeur de Meyerhold, y est presque aujourd’hui considéré comme un étranger.
Lorsque Peter Sellars parle de Lioubimov, le silence pesant qui plombe ses phrases et qui refoule difficilement l’émotion résonne comme un double hommage : au métier, incommensurable, mais peut-être plus encore à l’homme qu’un régime décida un beau jour de priver d’identité nationale. A l’époque, en 1984, Sellars est sous l’emprise de son art. Comme touché dans sa propre chair, l’Américain subit de plein fouet le coup de tonnerre administré par les durs du pouvoir qui profitent du climat international tendu. Quand, en France, Vitez cite à son tour Lioubimov, c’est moins pour évoquer un style théâtral, une technique, pourtant bien définissable et riche d’enseignements, que pour décrire le séisme que son auteur suscita sur le public russe dans les années 60-70.
L’aventure humaine de la Taganka puise ainsi sa force dans la résistance intérieure à l’oppression, assumant l’héritage du théâtre antifasciste qui avait montré que la parole pouvait résister un temps aux flammes. C’est dans la misère quotidienne du Moscou des années 60-70, là où n’existent ni amusements, ni cinéma, ni télévision, ni alouettes rôties qu’elle s’aménage un espace de liberté et forge son identité, en un pied de nez renvoyé à la grisaille et à la dictature. Les chicanes du stalinisme ou la disparition d’un membre clé, le chanteur Vladimir Vyssotski, auront à peine affaibli le souffle de ses productions et la relation privilégiée, passionnelle même, que la Taganka entretenait avec des spectateurs assidus. Contraint de prendre en compte ce « phénomène social », le pouvoir s’en accommode, joue même perfidement le jeu, en installant ses oreilles invisibles qui encaissent sans coup férir le réalisme des répliques. Mais la Taganka n’est pas qu’un théâtre de la provocation ou de l’allusion. Lioubimov en fit un espace d’expérimentation, dans la tradition de Brecht, modelant une dialectique en constante évolution où le public est partie prenante.
En hommage au fier bâtiment de brique rouge, Les Voies de la création théâtrale ont offert une beau pavé noir qui a valeur de stimulant et illumine les fondations de cette auguste collection. Nourri comme il faut l’être, il retrace ce parcours constellé d’épines, d’humiliations mais aussi de joies fulgurantes.
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