Alors que sort son nouvel album L’Argot du bruit, il serait temps de prendre enfin au sérieux le facétieux Pascal Comelade. Que ce soit en duo avec PJ Harvey, avec sa formation ou sa fanfare de jouets, voilà le compositeur le plus intrigant et sous-estimé de France, responsable de quelques rengaines les plus émouvantes et farfelues jamais tentées de ce côté-ci de la musique populaire.
Si l’on avait quelque goût pour les slogans chocs et pas chers, on proclamerait sans hésiter que Pascal Comelade est l’un des musiciens les plus singuliers, les plus riches et les plus sous- estimés de ces dernières années. Mais encore faudrait-il souscrire à ce genre de formules superlatives, qui ont déjà été employées en mille occurrences douteuses. Pour faire sobre, on se contentera donc d’un simple et vibrant conseil d’ami : oreilles curieuses, partez à l’écoute de L’Argot du bruit.
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Cette invite bienveillante, nous la destinerons spécialement à ceux qui ignoreraient encore l’existence de cette république musicale populaire et indépendante depuis près de vingt ans dont Comelade est le très éclairé dirigeant. Un univers sonore sans égal qu’on appellera Comeland, dont cet album constitue une porte d’entrée idéale, un moyen direct d’accès. Quelque chose nous dit d’ailleurs que le Catalan, cette fois-ci, pourrait bien décrocher enfin un plébiscite à la mesure de sa valeur. Pas seulement parce qu’il partage ici deux plages ébouriffantes de beauté avec PJ Harvey : du premier au dernier morceau, il témoigne plus que jamais d’une santé, d’une cohérence et d’une plénitude qui font plaisir à entendre.
Comelade a toujours été un musicien difficilement localisable. Ce qui a priori est plutôt bon signe, mais peut aussi être pénalisant en France, on n’aime guère les artistes sans cartes de parti.
Au mitan des années 70, Comelade, « amateur de musique passé à l’acte », fricote ainsi déjà avec des zozos sans attaches, dont ce pays, par frilosité et pruderie, continue de taire les noms : Richard Pinhas, pionnier de l’autoproduction et de l’électronique à la française, Jac Berrocal et Pierre Bastien entre autres. S’échappant d’une première veine plutôt répétitive et trouvant bientôt un asile chaleureux (le label nancéen les Disques Du Soleil Et De L’Acier), Comelade va ensuite signer jusqu’à aujourd’hui une petite dizaine d’albums hors compétition, à mille coudées (franches) des stéréotypes et des chapelles de tous bords.
Ces albums sont les délicieux méfaits d’un pianiste qui, entouré ou non d’une formation interlope de rastaquouères le Bel Canto Orquestra , puise à sa façon dans les musiques et le patrimoine populaires, procède à d’audacieux strip-teases mélodiques (voir les Haïkus de piano), s’amuse à relire les standards (comme dans les Danses et chants de Syldavie), à revisiter le répertoire catalan sans écrire de cartes postales (Un Tal jazz). Le tout avec une science bancale, une intelligence ludique qui doivent davantage à la pataphysique qu’à la musique de haute précision. Revers de cette médaille : des disques comme Traffic d’abstraction, El Cabaret galactic ou Musiques pour films, volume 2 seront si singuliers qu’ils soulèveront bientôt chez leur auteur cette douloureuse question : quel peut être le statut d’une musique instrumentale de cet acabit, sans famille reconnue, non répertoriée dans les classifications officielles ?
Pendant longtemps, on n’aura pu défendre la musique de Comelade sans avoir à ferrailler contre les malentendus et les non-sens, sans avoir à décoller les étiquettes farfelues dont quelques mous du tympan l’auront affublé. Car on aura parlé de tout et surtout de rien à propos de Comelade : de minimalisme, d’impressionnisme, de Satie de sous-préfecture, de Rota du pauvre, de musiques pour films imaginaires, fêtes foraines désertes, bals perdus et autres cirques fantômes. Sur la foi d’un piano solitaire, d’un accordéon, d’un mélodica, d’instruments-jouets ou d’un trois-temps boiteux, quelques sourdingues auront convoqué une imagerie tire-larmes assez débectante, ouvrant leur boîte à trémolos, se mouchant dans leurs souvenirs d’enfance et de bons vieux temps évanouis. Sans compter ces arbitres des élégances qui, le sourcil sévère, auront accusé le Catalan de tous les vices : fumisterie (« Des solos de guitare en plastique, moi aussi je peux en faire ! »), approximation inqualifiable (« Ça joue pas un peu faux, là ? »), crimes de lèse-majesté (« Comment peut-on massacrer ainsi Honky-tonk woman ? »)…
C’est là où L’Argot du bruit nous ravit. Car Comelade, comme s’il se sentait mieux que jamais dans sa musique, à l’abri de tous les filets à papillons dans lesquels on a voulu le piéger, signe son disque le plus épanoui, le plus affirmé. Un disque où transparaît de la plus convaincante manière sa passion toujours pas apaisée pour les rencontres. Où sa complicité avec ses musiciens (qui l’accompagnent fidèlement depuis des mois, voire des années) se dévoile dans la matière toujours plus vivante des orchestrations. Où son jeu de piano expose toutes ses nuances reconnaissable sans jamais virer au mécanique, au summum du « dépouillement lyrique ».
Du coup, ce n’est sans doute pas le fruit du hasard si ce disque porte un titre qui, pour la première fois, se risque à définir le propos, la démarche, le langage de Comelade. L’Argot du bruit : une formule gracieusement empruntée à l’incomparable peintre Gaston Chaissac qui, dans son village du bocage vendéen, déclarait quant à lui pratiquer « l’argot de la peinture » : Chaissac peignait sur des pierres, des bouts de bois, des briques, des cartons… Autant d’objets trouvés, fatigués, détritus sans noblesse mais chargés d’âme, de vie, riches en formes hasardeuses, en graphismes improbables, dont il s’amusait à épouser, amplifier ou tordre les contours, pour mieux y lover, y révéler son propre langage.
On retrouve cette dimension plastique, cet amour de l’accidenté, ce refus de l’apprêt chez Comelade qui, avec sa propre gestuelle, ses propres pinceaux, son grain, son style et son humour, peint des musiques bien à lui sur des bouts de tango, des débris de sardane, des copeaux de valse, des restes de rock, réussit à s’inventer une voix même lorsqu’il reprend les airs les plus connus ou manie les scies les plus émoussées, les plus rouillées ces Besame mucho, ces Bella ciao et autres Yeux noirs usés à force d’avoir tourné.
Mélodies, formes, sonorités populaires ne sont pas ici des éléments de décor, des motifs rapportés, annexés pour agrémenter une tapisserie pittoresque, mais bien un vrai matériau, chaud et palpitant, au coeur duquel Comelade travaille, compose, imprime sa marque, pour élaborer, comme il le dit, « une sorte d’hommage dégénéré à des musiques de bal relativement imaginaires : des squelettes de valse au piano-jouet jusqu’aux fanfares molles, en passant par la chansonnette vicelarde et l’imitation de rock’n’roll ».
Finalement, il y a dans l’art de Comelade au moins autant d’humilité que d’audace. On y entend qu’il est peut-être plus juste, plus intelligent et plus honnête de travailler avec des matières existantes, abîmées, que de prétendre partir d’une illusoire page blanche. Et que l’enjeu, alors, n’est pas de faire du neuf à tout prix, mais bien de créer du singulier, de l’habité, à partir même de ce qui est immémorial. Si la musique de Comelade est si fraîche, alors même qu’elle utilise des formes connues, c’est paradoxalement parce qu’elle échappe à cette obsession parfois éreintante de la nouveauté qui réunit dans une même agitation victimes de la mode et ayatollahs de l’avant-garde. Il nous plaît alors de la rapprocher de l’increvable jeunesse de certains soneros cubains et, plus généralement, de tous ces représentants des musiques traditionnelles non folklorisées qui trouvent à se régénérer sans renier leurs bases. En cela, Comelade est peut-être le compositeur le moins occidental à vivre sous nos latitudes. Qu’il accède à ce genre d’exploit sans tricherie, et avec autant de personnalité, ne peut que nous inciter à lui tirer le plus ample de nos coups de chapeau.
Quelle musique écoutait-on dans ta famille ?
Du blues, du vieux jazz. Le premier concert que j’ai vu, c’était Memphis Slim, peut-être même avec Willie Dixon. De là mon penchant pour les pianistes. Ça correspond aussi à une époque où j’ai moi-même essayé de démarrer le piano ça a été très dur. Je prenais des cours avec un pianiste de bal, qui m’a dit « Tu ne seras jamais pianiste, mais tu peux jouer quatre bribes. Je vais te montrer des clichés de base : avec ça, tu te démerderas. » Il y a un moment où tu sais exactement ce que tu peux faire avec ton instrument, surtout quand tu ne travailles pas, ce qui est mon cas : je ne répète jamais, je ne joue jamais à la maison, je ne fais pas mes gammes… Il y a eu des périodes où j’ai essayé de lire et d’écrire la musique, mais je n’y arrive pas vraiment. Je ne suis pas un bon exemple pour la jeunesse de ce pays.
Est-ce que ces limites te mettent encore mal à l’aise ? Ou bien as-tu réussi à les dépasser ?
Au début, j’ai essayé d’autres instruments. Le saxophone, le banjo-guitare et, de là, la guitare électrique. J’ai été assez longtemps guitariste rythmique dans une paire de groupes de rock. On reprenait Led Zeppelin, Black Sabbath, Free : ça impressionne le voisin ou les jeunes. Pour en revenir au piano, le virtuosisme, quand il ne vire pas au sport comme dans la fusion et le jazz-rock, m’impressionne toujours. Comme chez Cecil Taylor ou, à l’autre extrême, chez Monk, où il y a toujours de la poésie. Quant à moi… Je crois que j’aimerais jouer comme le pianiste cubain Bola de Nieve. C’est-à-dire un jeu à la limite du piano-bar : simple, dépouillé mais lyrique.
Sur L’Argot du bruit, le piano-jouet est moins présent. Comme si tu étais plus à l’aise avec le « grand » piano.
Ça va, ça vient… Le piano-jouet, c’est une survivance de l’époque où Pierre Bastien et moi voulions créer un big-band d’instruments-jouets. A l’arrivée, il est resté le piano-jouet et les guitares en plastique. J’ai beaucoup utilisé le piano-jouet, peut-être trop. L’intéressant, c’est que tu n’en as jamais deux équivalents au niveau du son et de la façon de jouer. Je sais très bien que si on creusait l’idée, on pourrait dire que c’est l’instrument qui me convient vu mes capacités. Le terme de pianonaniste, que j’emploie sur le dernier disque, c’est ça : mon côté pianiste nain, associé au fait qu’à un moment donné, la musique s’apparente toujours à l’onanisme. Et cette réduction de piano, comme si j’étais moi-même une réduction de musicien.
Y a-t-il un musicien qui t’a particulièrement donné envie de pratiquer la musique ?
Oui, Heldon. Le groupe de Richard Pinhas, un ami que je connais depuis 75. Ce qui peut sembler paradoxal quand on compare ma musique à la sienne, assez électronique, étirée et expérimentale. Son attitude a beaucoup joué : à une époque où les ouvertures étaient assez misérables, c’est le premier, en France, à avoir réellement fait de l’autoproduction à tous les niveaux, à s’être vraiment pris en main, en oubliant les maisons de disques, le démarchage… A l’époque, on était aussi sur une même longueur d’onde. J’en étais alors à un stade de musique plutôt répétitive et électrique. On avait des pôles d’intérêt commun comme les albums de Fripp et Eno, une certaine période de King Crimson, Philip Glass… C’est aussi un type qui a été un ami de Deleuze, qui a beaucoup écrit sur la musique.
On t’a mis dans beaucoup de sacs depuis tes débuts, mais il est assez rare qu’on te rattache à l’univers de ces musiques plutôt chercheuses.
Je ne sais pas vraiment dans quel sac on me met. Ce que je constate, c’est que depuis le début et pour le peu de concerts que je fais, je me suis toujours véhiculé dans le milieu des musiques dites « nouvelles » : une appellation fourre-tout qui n’est pas pour me déplaire. Après, on peut toujours me cataloguer minimaliste, baloche, variété, ou même avant-garde, oui monsieur ! Pour moi, il y a une question plus intéressante et moins discutée : c’est celle de la musique instrumentale qui n’est ni du jazz ni du classique, ni du traditionnel ni de l’illustration sonore. Une sorte de genre impossible, un sac dans lequel il y a très peu de choses et où, d’un point de vue marchand, il y a eu très peu de succès Pop-corn, Apache, le Bimbo jet… Les maisons de disques te disent « Ah, c’est joli, c’est bien, mais on sait pas le bosser, ça. » Si je revendique l’appartenance aux musiques nouvelles, c’est parce que c’est le milieu où je me sens le plus à l’aise. Il y a des sectes et des hérétiques comme partout mais, globalement, les gens ont quand même de grandes oreilles depuis très longtemps. D’une manière générale, depuis dix ans, je trouve de toute façon qu’il y a moins de cloisonnements au niveau de l’écoute, de la critique, du commentaire… Il n’est pas plus facile qu’avant de faire de la musique. Mais c’est plus agréable.
Avant cela, quelle était ta première musique ?
Le rock. Un rock assez précis, qui va du rockabilly jusqu’aux années 70, avec une grande partie du rock anglais « classique ». Pretty Things, Troggs… Et puis le rock américain du MC5, des Flamin’ Groovies, jusqu’à Television. Quand je parle de ma relation au rock, c’est de ces gens-là qu’il s’agit après, je connais très peu de choses. Au début, le lien avec des musiques comme le tango n’était pas évident. Mais aujourd’hui, je sais que c’est la musique qui me plaît depuis toujours. Le tango, le paso, le mambo, la rumba, le vieux rock, le vieux jazz : j’aime les antiquités, je vis dans une sorte de gérontocratie musicale. J’aime les Cramps pour ça, pour ce côté irréel qui va totalement à l’encontre de cette volonté de progresser, d’aller de l’avant. Je pense de toute façon que, dans les années 60-70, il y a eu énormément de choses, tout s’est passé très vite. Et que depuis, il y a eu pas mal de stagnation : c’est plus lent, plus mou, ça se traîne. Mais ce n’est pas très important, ces histoires de vieilleries et de nouveautés. Avancer à tout prix, c’est une obsession propre à la musique occidentale contemporaine : ça a impliqué des théories, des notions d’avant-garde… C’est pas que ça ne m’intéresse pas, mais je ne pense pas tellement y participer.
Quels sont les noms qui ont fait évoluer l’idée que tu te faisais du rock ?
Des gens comme Faust, Can, Captain Beefheart ont bouleversé le paysage. Tu écoutes Creedence, Led Zeppelin, des choses assez infâmes comme le rock symphonique et, un beau jour, tu tombes sur ces types. C’est vrai qu’à ce moment-là il y avait comme une logique occidentale d’accélération et d’ouverture de la musique. A propos de Faust, les critiques pouvaient autant évoquer la musique contemporaine et les répétitifs américains que le rock’n’roll… D’un point de vue personnel, j’ai eu le grand bonheur d’avoir été fan de ces gens-là et de me retrouver vingt ans plus tard à enregistrer un disque avec le batteur de Can, Jaki Liebezeit, et à reprendre un morceau de Faust avec son chanteur sur mon nouvel album. Ça, c’est le summum de l’extase, j’ai du mal à réaliser. J’ai tendance à penser que ça ne veut plus dire grand-chose par rapport à ce qui se passe aujourd’hui. Mais je m’aperçois que ces musiciens-là sont perpétuellement rebalancés en référence. Je sais qu’un batteur comme Liebezeit est d’une actualité brûlante. Que Faust est cité comme modèle par les bruitistes japonais. Que Beefheart est un exemple pour tous ceux qui maltraitent le rock aujourd’hui. Pour utiliser des termes occidentaux, ce sont des classiques.
Comment expliques-tu qu’il y ait tant de reprises dans tes albums ?
Ça doit s’expliquer par mon passé de consommateur de musique paroxystique… C’est vrai qu’à une période, la reprise était assez peu pratiquée dans le monde du rock je mets à part les relectures des standards de blues. Aujourd’hui, ça s’est généralisé, il y a une inflation des « Tribute to… ». De mon côté, ça s’est un peu calmé avec les années. A une époque, ça représentait 80 % de ma production. Ça a gardé un petit côté obsessionnel : je travaille en ce moment sur un pot-pourri où j’enchaîne The Letter, Paranoid, Gloria, Highway to hell… Je ne sais pas, ça me calme. Et c’est vrai que la reprise est une pratique qui m’intéresse pas mal je connecte ça à d’autres passions pour le plagiat ou le « à la manière de », même si ça m’a quand même un peu passé. J’ai été suivi assez longtemps pour ça mais maintenant, ça va. Il n’y a pas eu de rechute.
Que représente pour toi la musique classique ?
Je n’ai strictement aucune culture de musique classique c’est un peu un truc qu’on déteste de père en fils, c’est dans les gènes. Mais je connais bien l’oeuvre de Satie : pour moi, c’est l’exemple même du musicien et de l’individu sublime de ce siècle. Ce qu’il a composé, dit, écrit. Ses Ecrits, c’est plus qu’important : tu as une façon unique de parler du statut du musicien, du monde de la musique, de l’apprentissage, du spectacle… Ça devrait être enseigné dans les écoles. C’est quand même un type qui est au-delà du radical. Ça n’en rend que plus obscènes le pillage et l’utilisation de sa musique par la publicité. C’est très pénible de se dire qu’il y a des gens comme Satie qui se sont cassé le cul à essayer d’ébranler les choses, et qu’on continue à perpétuer des états merdeux. C’est comme s’il n’avait rien fait ou pissé dans un violon. Dans cinquante ans, on parlera sans doute encore de lui. Mais qu’est-ce qu’on aura retenu ? Des mélodies faciles pour accompagner des bagnoles ? Il y avait quand même un brin de folie chez lui. Ça fait chier d’utiliser le terme de « marginal », mais il était de ces créateurs qui ne peuvent pas être en adéquation avec, disons, « l’art officiel ». Aujourd’hui encore, dans les histoires de la musique, Satie est très peu considéré. Il a, qu’on le veuille ou non, la place du « bizarre », voire du « bricoleur ». On fait une totale abstraction de sa modernité, de son invention, de son décalage complet. Il a le même statut qu’ont, dans la littérature française, un Raymond Roussel ou un Alfred Jarry qu’on considère, je suppose, comme un rigolo, un comique troupier limité à Ubu roi, alors qu’il y a aussi chez lui une modernité, une violence, une critique sociale inouïes. Pour terminer, ces gens-là, comme par hasard, étaient pourvus d’un humour démesuré. Ce qui amène forcément une forme d’humilité par rapport à ce qu’on fait. On comprendra que, à l’inverse, les mystiques comme Pierre Boulez ne m’intéressent pas.
T’es-tu intéressé à des chanteurs comme Sinatra ?
Je ne suis pas un grand connaisseur. J’ai plutôt fréquenté sa fille Nancy… En fait, je ne suis pas très friand de ce genre de musique américaine ni des comédies musicales, par exemple. J’aurais tendance à m’enticher de trucs plus pervers du genre Nat King Cole chantant en espagnol ou Dean Martin en italien… Je ne suis pas très client des grandes orchestrations, de ce mielleux dégoulinant. En l’occurrence, ici, la paillette ne sent pas mauvais, elle est trop hygiénique pour moi. Il manque un peu d’accidentel.
Qu’as-tu gardé de tes expériences de musiques de film ?
A force d’entendre et de lire que ma musique appelait l’image, à force de voir son utilisation comme illustration sonore, j’ai essayé d’en faire… Mais aujourd’hui, je ne me considère plus comme un musicien capable de composer pour le cinéma. J’ai eu quelques expériences malheureuses, je ne suis pas fait pour ça. Pour des choses très abstraites comme mes improvisations sur A propos de Nice de Vigo d’accord. Mais accompagner la porte qui se ferme, comme on dit, je ne peux pas. Si un réalisateur me dit « Tel morceau collerait parfaitement à telle scène », très bien, qu’il le prenne. Mais ça ne me regarde pas, à la limite. Honnêtement, je ne comprends pas pourquoi on me fait des propositions de musiques de film. Il doit y avoir quelque malentendu. Ennio Morricone, voilà un vrai compositeur pour le cinéma. J’aime beaucoup Nino Rota ou, aujourd’hui, ce que fait Goran Bregovic. Il y a un parallèle à faire avec Rota : ce sont des gens qui partent d’un point de vue assez localiste au départ, avec des musiques populaires ou de variété. Là-dessus, ils utilisent une lutherie adéquate la fanfare chez Bregovic et ajoutent leur propre discours. Ça donne au bout du compte une musique totalement personnelle, intemporelle… et qui va être pillée, comme celle de Rota. Le rêve, pour tout individu qui s’imagine créateur, c’est d’inventer un langage, comme eux.
Et toi, quand tu reprends des morceaux du répertoire catalan, tu ne penses pas y parvenir ?
C’est assez simple : j’ai pris ce répertoire de musique traditionnelle parce que c’est quelque chose qui, comme le rock, fait partie de ma culture consciente ou non. Je l’ai joué comme j’ai pu jouer Honky-tonk woman des Stones. Mais c’est quelque chose que j’aurais dû faire plus tôt. Parce que le problème, aujourd’hui, c’est qu’on te pose immédiatement le problème de la world-music, du néotraditionnel, du folklore revisité, des racines, du localisme, de l’Europe… C’est très pénible. Il faudrait quand même admettre qu’il y a des zones en Europe où la musique populaire est vivante alors que d’autres, comme la France, ne proposent plus à de rares exceptions près que du folklore. Chez moi, c’est un peu usagé, mais plus au sud… Prends l’Italie ou l’Etat espagnol, si on peut l’appeler comme ça : les musiques populaires y sont vivantes, vécues au quotidien. Tu as des pratiques de rue, festives. Ce n’est pas la Féria de Nîmes et son cortège de clichés sur une prétendue « culture du Sud ».
Quels rapports entretiens-tu avec des songwriters comme Nick Drake ?
D’excellents rapports. Je l’ai découvert par son album le plus orchestré, Brighter layter. Ce n’est pas tellement l’aspect déprimé du bonhomme et de sa musique que je voyais en premier, mais les cordes, le climat, la voix étaient hallucinants. C’est venu à la même époque que Tim Buckley. A cette époque, ces voix-là m’intéressaient beaucoup, elles étaient assez rares, mais il y a eu des disques isolés, au climat spécial, que je considère comme des influences majeures.
PJ Harvey est aujourd’hui une voix rare, même si elle n’est pas très isolée.
C’est quelqu’un que j’ai découvert assez tard, par des interviews, des articles élogieux. Elle est dans la continuité parfaite de ce que j’aime dans le rock. J’ai appris il y a quatre-cinq ans qu’elle passait certains de mes morceaux avant ses concerts, qu’elle me citait parfois dans les interviews. J’ai mis longtemps avant de lui envoyer un petit paquet de disques. J’ai reçu une réponse immédiate. On s’est rencontrés à Paris, on s’est découvert des intérêts communs Beefheart, le blues… et on a eu envie de tenter une petite collaboration. Ça a été très long : j’ai mis plus d’un an pour faire trois chansons. C’était très difficile de me dire « Je vais faire un morceau de rock’n’roll. » Il y avait un terrain d’entente à trouver. Ça a créé une espèce de pression très bizarre. Tu réalises que tu es en train de travailler avec quelqu’un qui est connu internationalement. Mais Polly est quelqu’un de tellement humain, qui a une attitude tellement directe… Ça permet de relativiser.
Au final, il y a trois chansons originales sur l’album : est-ce que ça t’ouvre d’autres perspectives ?
Ça en ouvrirait si j’étais vraiment amateur de chansons. Le problème, et c’est triste à dire, c’est que je ne me préoccupe pas des textes : je m’en tamponne. Quand c’est dans une langue étrangère, je me fous complètement de savoir de quoi ça parle. Quant à la chanson française… Je connais des succès, comme ça. Ça peut m’amuser de reprendre une chanson de Johnny, mais ça n’ira pas plus loin que ça. Il y a un truc qui ne me plaît pas là-dedans. Une attitude, une espèce de lourdeur, de vulgarité. Tous chanteurs confondus, que ce soit Bécaud ou Obispo, je les trouve vulgaires. C’est comme quelqu’un qui fait du bruit en mangeant. Tout est dit dans la chanson réaliste d’avant-guerre : ça dégouline, c’est dégueulasse. J’ai horreur de Brel, par exemple, tu peux pas savoir comme ça m’emmerde. Bien sûr, il y a des exceptions de luxe : Nino Ferrer, une certaine époque de Dutronc et de Ferré, Jean Constantin, les Frères Jacques… Et Manset, que l’on est bien obligé d’isoler : il a une élégance à tous les niveaux, qu’on ne retrouve nulle part ailleurs.
Dans ces conditions, comment as-tu travaillé avec Miossec pour la reprise de Johnny Hallyday, Ma gueule ?
Avec Miossec, on a parlé de certaines choses mais pas tellement de musique… Il a un détachement par rapport à tout ça qui me plaît, je ne le sens pas carriériste. Il y a un monde entre lui et les officiels du spectacle, comme entre un Manset et un Souchon. Je n’ai jamais vu Miossec sur scène, mais j’aime bien sa façon d’être en studio, brute, immédiate : pour moi, ce sont des détails importantissimes.
Te sens-tu concerné par une musique comme celle de Air ?
C’est même pas que je n’aime pas… Bon, c’est de la merde. A entendre ça, je m’étonne qu’on ne ressorte pas Human League. Ça m’intéresse pas, ça m’émeut pas, ça me fait pas rire. Je préfère encore Pop-corn, loin devant, ou même le Bimbo jet. A une époque, je voulais reprendre Pop-corn avec des boîtes de conserve. Mais c’est très difficile de réunir un éventail de boîtes suffisamment large pour obtenir au moins deux octaves complètes. Or, je n’aime que le genre sardines ça me limite à un seul format, un seul son , je ne suis pas très friand des assortiments de légumes. Sans parler des énormes boîtes pour cantines, les containers de raviolis ou de moutarde qu’on met dix ans à terminer. Donc je reprendrai peut-être Pop-corn, mais pas avant dix ans.
De qui es-tu réellement fan ?
De Robert Wyatt. Un fan jusqu’à la pathologie depuis la première heure. Un type qui a une énorme culture musicale, curieux de tout. C’est un des rares, pour moi, qui ait un ton aussi implacable. Le jeu de batterie, la voix, la façon de chanter, les arrangements, son jeu et ses sons de claviers : c’est un monde unique. Pour moi, un des plus beaux morceaux de ces trente dernières années, c’est Moon in June, sur le Third de Soft Machine : un concentré fantastique… A une époque, on a eu une petite correspondance via des cartes postales il écrit beaucoup sur ce support. C’est pas bien de parler des choses qui ne se font pas, mais il y a entre nous un projet qui dure depuis longtemps, l’idée de faire au moins une chanson ensemble.
Tu as accumulé les rencontres ces derniers temps. Refaire un disque en solitaire comme Haïkus de piano, ça te semble inenvisageable ?
Oui, d’autant plus que je me sens physiquement incapable de faire un piano solo, par exemple. Ça n’aurait aucun intérêt. Par contre, il faudrait que je me rééquipe d’un 4-pistes à la maison. Ça me manque, cette façon de contrôler les manipulations, de travailler comme au début, très rapide, artisanale, en re-recording. Ça fait huit ans que j’enregistre tout en studio : ça a enlevé un aspect assez brut de ma musique. Ça ne l’a pas nettoyée, mais un peu embellie quand même. Bon, l’important, c’est que j’aie pu concrétiser des rencontres qui, il y a longtemps, semblaient encore impossibles. D’autant que ça s’est fait sans intermédiaires, par hasard, par courrier ou par téléphone des façons normales de rencontrer les gens. La chance, ça a été aussi qu’il en soit sorti quelque chose, que ce soit tout de suite ou trois ans après. Cette dispersion dans le plaisir, aujourd’hui, me convient parfaitement.
Pascal Comelade L’Argot du bruit (Disques Du Soleil Et De L’Acier/Delabel).
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